La Fête d’Auteuil ou la Fausse Méprise
Comédie

Louis de Boissy

Édition critique établie par Jinhan Tan dans le cadre d'un mémoire de master sous la direction de Bénédicte Louvat, Faculté des Lettres de Sorbonne Université, 2023-2024

Le travestissement dans La Fête d’Auteuil,
entre mascarade et liberté individuelle §

Louis de Boissy est un dramaturge français aujourd’hui méconnu. Pourtant, il fait partie des auteurs qui ont marqué son temps en s’inscrivant dans un moment particulier de l’histoire théâtrale et en cristallisant les réflexions autour d’un art de la scène en pleine métamorphose. Il est, avec ses contemporains tels que Destouches, Gresset, Marivaux, un représentant et un témoin majeur d’une crise de la comédie post-moliéresque, entre les partisans, dont fait partie Boissy, d’un théâtre plaisant qui ne mêle pas le rire aux larmes, et un théâtre plus moral et vertueux. Le théâtre de Boissy, s’il prend théoriquement le parti des Anciens, est une œuvre particulièrement intéressante dans le traitement des caractères comiques. Boissy propose une nouvelle approche de ceux-ci, et ne se limite jamais à la simple reprise des stéréotypes qui entourent les types de personnage. Il apparaît comme un explorateur des caractères types du théâtre comique, et se plaît à les nuancer et les complexifier, parfois aux dépens de l’action. Sa pièce La Fête d’Auteuil, jouée pour la première fois au Théâtre Français en 1742, n’est pas l’une de ses plus célèbres. Elle cristallise pourtant l’image d’une société mondaine dans laquelle la ruse apparaît comme le seul moyen possible pour sonder le cœur des hommes et aller au-delà des apparences trompeuses dans une société où le langage ne permet plus aux individus de s’entendre. La pièce interroge la nécessité de la ruse dans une société mondaine dans laquelle chacun prend un rôle et s’évertue de correspondre au personnage qui lui a été attribué par sa condition sociale, tout en luttant pour sa propre individualité dans une époque en transition. La pièce de Boissy aborde ainsi le jeu que doit faire l’individu pour trouver sa place, entre le rôle que la société lui donner, protection du masque, et ses revendications personnelles. Tout d’abord, nous explorerons la vie de l’auteur et sa place sur la scène française dans la première moitié du dix-huitième siècle. Ensuite, nous étudierons plus en profondeur La Fête d’Auteuil, sa place dans l’œuvre de Boissy et sa dramaturgie. Enfin, nous verrons comment la pièce met en valeur le travestissement comme un moyen d’échapper aux conventions sociales dans une société qui apparaît comme artificielle.

L’auteur et son contexte : une époque en transition §

Un dramaturge reconnu au cœur des débats de son temps §

Biographie de l’auteur §

Louis de Boissy, né à Vic-sur-Cère en Auvergne le 26 novembre 1694, s’engage d’abord dans une carrière ecclésiastique, avant de venir à Paris en 1714, où il abandonne rapidement les études de droit pour se consacrer à l’écriture. Le théâtre n’apparaît pas initialement pour lui comme une évidence, puisqu’il commence plus tardivement sa carrière de dramaturge. Il débute en tant que satire d’auteurs et de pièces qui lui sont contemporaines. Cela lui vaudra une certaine reconnaissance, mais aussi de nombreux détracteurs, tels que Destouches dont nous parlerons plus tard. D’Alembert dresse de lui un portrait d’homme timide, fuyant les sociétés nombreuses1. Son talent de versificateur est déjà reconnu et lui permet de versifier de nombreuses pièces. Il aurait ainsi versifié Zénéide de Wathelet2. Il est dit avoir épousé sa blanchisseuse, dans ce qui aurait été davantage un mariage d’inclination que de convenance.

Ce n’est que plus tard, en 1721, avec sa première pièce L’Amant de sa femme ou la Rivale d’elle-même, qui ne connaît pas un franc succès au Théâtre Français avec huit représentations, qu’il se tourne vers l’écriture dramatique, essentiellement pour le théâtre comique qui lui permet de garder son rôle de satire en faisant le portrait des ridicules de son temps, mais sans connaître la foudre de ses victimes : « Ce travail, en lui interdisant la censure offensante et personnelle, lui permettait la censure générale et piquante de nos ridicules et de nos travers3 ». Il écrit 45 pièces de 1720 à 1752, dont seulement une tragédie, Admète et Alceste, ou la Mort d’Alceste en 1727. Il est donc un auteur particulièrement actif. En comparaison, le dramaturge, et rival de Boissy, Néricault Destouches n’en a écrit que vingt-deux et Marivaux, en a écrit une quarantaine. Sa pièce Le Français à Londres qu’il fait jouer à la Comédie-Française en 1727, lui assure son premier succès avec 19 représentations la même année.

Jusqu’en 1729, Boissy écrit presque exclusivement pour le Théâtre Français, mais après avoir essuyé un échec, et une accusation de plagiat de la part de Destouches, pour sa pièce L’Impertinent malgré lui, il se dirige vers le Théâtre-Italien pour qui il écrira pendant une dizaine d’années des pièces telles que Le Triomphe de l’intérêt en 1730 ou La Vie est un songe en 1732. Cette période lui permet d’adopter un ton beaucoup plus satirique dans ses pièces, ce qui est bien plus apprécié chez les Italiens, que d’Alembert appelle des « vaudevilles faits pour le moment et destinés à passer avec lui4 ».

Ce n’est qu’en 1740 qu’il va connaître son plus grand succès chez les Français avec sa pièce Les Dehors Trompeurs, ou l’Homme du jour, qui connaît un triomphe avec vingt-trois représentations la même année. Il est alors au sommet de sa carrière de dramaturge et reçoit la reconnaissance qu’il a poursuivie toute sa vie.

Il rentre à la Gazette en 1751, ce qui lui assure un revenu stable et confortable et lui permet de sortir de la misère dans lequel il est dit avoir vécu toute sa vie5. La Gazette est un périodique qui avait pour rôle d’informer ses lecteurs des nouvelles provenant de l’étranger. Il s’agit davantage d’informations politiques et diplomatiques, et ce travail l’écarte ainsi du monde artistique. Il n’y reste pas longtemps puisqu’en 1754, il obtient la faveur de la Marquise de Pompadour, grâce à l’influence de Marmontel6, pour reprendre la direction du Mercure. C’est alors pour lui la concrétisation de sa carrière, et il abandonne totalement son métier de dramaturge pour se consacrer au journalisme. À la même époque, il est admis à l’Académie française où il reprend le siège de Destouches7. Il n’y siégera que peu puisqu’il meurt de maladie le 19 avril 1758.

Boissy est un des auteurs dramatiques majeurs de son époque, même si sa carrière a été marquée par peu de grands succès. Ses pièces sont jouées sans presque aucune interruption à la Comédie Française de 1721 jusqu’en 1827, puis ce n’est plus que son plus grand succès, Les Dehors trompeurs, qui est joué jusqu’en 18418. Il est donc un auteur dramatique qui a marqué son temps et qui a su cristalliser dans son œuvre une époque en transition, tant au niveau artistique que politique.

Boissy et ses contemporains : Destouches et Marivaux §

Destouches est un auteur dramatique contemporain de Boissy. Il revendique un théâtre moral, dont la finalité n’est plus uniquement de faire rire le spectateur, mais de l’éduquer en condamnant le vice par la représentation du triomphe de la vertu, tout en conservant la dimension comique de la pièce. Le but n’est pas de faire une pièce à caractère moralisant. Boissy et Destouches partagent en somme la même vision du théâtre, qui est celle d’un théâtre léger et amusant dans lequel la vertu finit par triompher. Malgré le fait que Destouches reste largement plus joué que Boissy (918 représentations à la Comédie-Française de 1710 à 1790 pour Destouches contre 216 pour la même période9), celui-ci verra en Boissy un véritable rival qu’il accusera même de plagiat. Lors de la saison précédente à la Comédie-Française, les pièces de Destouches L’Amour usé et La Belle orgueilleuse sont des échecs, avec respectivement une et six représentations.

Louis de Boissy est un contemporain de Marivaux. Son théâtre en est singulièrement inspiré, comme nous le verrons pour notre pièce. Le théâtre de Marivaux s’intéresse particulièrement à la naissance du sentiment et aux obstacles que les individus se créent eux-mêmes face à la présence déstabilisante de l’amour. Boissy décrypte lui aussi les différentes étapes qui mènent les individus à une clairvoyance sur eux-mêmes et sur la situation dans laquelle ils se trouvent. Sa pièce L’Épreuve est représentée pour la première fois en novembre 1740 et est l’une de ses plus célèbres aujourd’hui. On retrouve dans la pièce ce thème du déguisement, dans le but de sonder le cœur de l’autre.

Le théâtre de Boissy est représentatif des transitions que vit le monde dramatique de son époque : entre l’héritage de Molière dont l’ombre plane encore sur les auteurs et la volonté d’un théâtre qui éveille la vertu chez son spectateur.

Une comédie entre rire et moralité §

Boissy apparaît sur la scène de l’écriture dramatique en plein dans un contexte de remise en question dramatique, où l’on se cherche de nouveaux modèles, entre les partisans d’un art classique et les partisans d’une vision moderne de l’art. Il se positionne de manière virulente en faveur des Anciens dans la querelle qui les oppose aux Modernes dans son texte L’Élève de Terpsicore 10. Il revendique dans ses textes critiques, notamment dans ceux qu’il publie dans le Mercure de France, un théâtre dans la lignée de celui de Molière, qui permet de « rire avec la bonne fois d’un bourgeois ingénu, ou la grosse franchise d’un bon paysan » plutôt « qu’avec la circonspection d’un homme du monde qui craint d’éclater, et qui règle tous ses mouvements sur les lois exactes de la froide décence11 ». Cependant, le théâtre de Boissy n’est pas un théâtre de geste, de situation. Il s’intéresse au traitement de caractères, de rôles caractéristiques, mais il aime à les déjouer et à complexifier ses personnages. Si son théâtre s’inscrit bien dans le registre de la comédie de caractère, puisqu’il privilégie le discours et l’analyse psychologie au détriment de l’action en mettant en lumière les vices et les vertus, c’est un théâtre qui ne vise cependant pas uniquement le rire comme le préconise Molière, mais qui vise à une forme de moralisation : « Comme Destouches, Boissy est le partisan d’un théâtre moral, éducatif sans être pesant, respectueux de l’héritage du Grand Siècle et de ses principes du bon goût12 ». Il revendique avant tout un théâtre plaisant, puisqu’il considère que c’est au travers du plaisir, que le public peut sortir de la pièce une forme d’enseignement.

Louis de Boissy est un grand admirateur de Voltaire, dont il est le contemporain, et s’inscrit dans la réflexion de son temps sur les Lumières et la perfectibilité de l’homme. La tragédie Mahomet sort le même mois, août 1742, que La Fête d’Auteuil à la Comédie-Française, mais est rapidement censurée. Boissy s’inspire du poème Le Bourbier de Voltaire dans son œuvre satirique L’Élève de Terpsicore. Si l’influence que Voltaire peut avoir sur Boissy n’apparaît pas évidente, celle-ci peut s’exprimer dans la façon dont Boissy aborde le théâtre et la comédie en particulier. Il ne s’agit pas pour Boissy de mettre en scène des caractères figés qui ne sont que des caricatures. Dans ses comédies de caractères, tel qu’Un Français à Londres ou Les Dehors trompeurs, Boissy met en scène des personnages comiques qui représentent un type, mais il aime à les complexifier sans jamais les humilier. Il s’agit pour les personnages de parvenir à s’extirper de toutes les conventions pour s’affirmer davantage. La finalité des pièces de Boissy ne conduit pas ses personnages à une remise en question d’eux-mêmes ni à une forme de punition. Si la vertu triomphe souvent, ce n’est pas nécessairement au détriment des autres caractères. Dans Le Français à Londres, son personnage Marquis, Français prétentieux, n’est pas choisi comme époux pour Éliante, jeune veuve anglaise, mais il n’évolue pas pour autant, et n’est jamais placé dans une position particulièrement humiliante.

Boissy apparaît ainsi sur la scène dramatique française dans un moment de remise en question des conventions théâtrales. La société française est également parcourue par de nouvelles idées philosophiques, sur l’homme et les codes sociaux, alors que la France, qui est dans une période de relative prospérité économique, est secouée par un retour de la guerre sur le sol européen.

Le contexte politique et artistique autour de la pièce §

La France dans les années 1740 §

Dans les années 1740, Louis XV est au pouvoir depuis 1715 et est parvenu à stabiliser la dette colossale, 2,1 milliards de livres, que lui a laissée son grand-père, Louis XIV. Le système de l’Écossais John Law a permis de renflouer les caisses de l’État et de redonner à celui-ci son pouvoir économique d’antan. L’activité économique est n pleine croissance. Depuis 1726, le Premier ministre de Louis XV, le cardinal de Fleury, gère les affaires du royaume avec prudence et modération. Il est soucieux de maintenir la paix et la prospérité de l’état. C’est une période d’oisiveté et d’aisance pour la noblesse française. Dans ce contexte prospère, le courant des Lumières, tant dans le domaine philosophie qu’économique, vient petit à petit modifier le paysage royal. L’Angleterre, avec qui la France est en conflit d’intérêts dans ses colonies américaines, a le soutien de la bourgeoisie commerciale et industrielle des grands ports dans sa volonté d’hégémonie.

La guerre de succession d’Autriche vient cependant ébranler une nouvelle fois l’économie du pays. En 1742, la Guerre de succession d’Autriche est engagée depuis décembre 1740 et elle oppose la Prusse, dirigée alors par l’empereur Frédéric II, et l’héritière de l’empereur Charles VI du Saint-Empire, Marie-Thérèse d’Autriche. Deux coalitions s’opposent dans ce conflit : la Prusse, la Bavière et la France, d’une part ; l’Autriche, la Grande-Bretagne, les Provinces Unies et la Russie, d’autre part. La France ne s’engage réellement dans le conflit qu’en 1 744. La France, dont les intérêts sont en conflit avec l’Angleterre depuis le xviie siècle sur mer et aux colonies, se range du côté de Marie-Thérèse. Malgré sa victoire en 1748, ces évènements précipiteront la France dans la Guerre des Sept Ans en 1756, qui laissera la France lourdement endettée.

La période de relative prospérité dans laquelle se situe notre pièce est également un moment de bouleversement artistique. Le théâtre est en pleine transition. La noblesse française, alors au sommet de sa puissance de représentation, est avide de légèreté.

Le théâtre post-moliéresque : un moment de conflit §

À l’époque de Boissy le théâtre est considéré comme la forme parfaite de la théâtralité sociale, comme la réflexion du monde et des échanges entre les hommes. C’est un espace symbolique où la société dirigeante se donne en spectacle à elle-même, tout en jouissant de son pouvoir en se contemplant dans sa représentation. Boissy arrive à un moment de conflit dans la comédie, entre les partisans des comédies de caractères, dans la continuité du Théâtre de Molière, qui vise à provoquer un rire franc comme ultime finalité, et les partisans d’un théâtre de mœurs, tel que le propose Destouches, qui servirait davantage à éveiller la vertu et à condamner le vice. « La gaieté n’est guère en faveur du siècle des Lumières, et le ton de la comédie est désormais à l’attendrissement ou à une mélancolie à peine souriante13 ». Des critiques s’élèvent à cette période contre Molière et lui reprochent un théâtre amoral et corrupteur, tant par ses thèmes que son langage. C’est la comédie tout entière qui est remise en question et attaquée, au nom d’une vision du rire comme un acte satanique visant à remettre en question les repères moraux de la société.

Boissy, témoin de la mondanité de son siècle §

Un théâtre plaisant et vertueux §

Boissy occupe une place paradoxale dans cette querelle puisqu’il est à la fois le rival de Destouches ou de Marivaux, tout en se revendiquant comme héritier de Molière et des Anciens. Il refuse un théâtre qui ne provoque plus le rire franc et continue de mettre en scène des caractères qu’il s’applique à ridiculiser. Il s’oppose au « tragique bourgeois » qui vise davantage à faire naître une pluralité d’émotions chez les spectateurs : « S’il n’a pas toujours fait rire sur la scène comique, il se félicitait au moins de n’y avoir jamais fait pleurer, tant il était convaincu que la comédie doit être la peinture gaie et non pas affligeante de la nature et de la vie humaine14 ». On observe là une des contradictions du théâtre de Boissy. Les pièces de Boissy étudient davantage les différents types de caractère : « Ainsi trouve-t-on dans ses pièces plus de détails que de grands effets, plus de tirades que de scènes et plus de portraits que de caractères15 ». Il s’agit davantage pour Boissy d’une volonté de représenter les différents types de caractères que d’en faire la critique.

Il n’en reste pas moins que, comme on le verra, il sait plutôt nommer et décrire des sentiments, que les mettre en action. Les scènes les plus mémorables de Boissy reposent sur des tirades ou des joutes oratoires, et s’avèrent des conversations piquantes mais sans véritable enjeu pour les personnages qu’elles engagent, et qui ne modifient pas substantiellement leur situation.16

L’action que met en place Boissy n’est pas une action qui évolue beaucoup au cours de la pièce. Un cadre est souvent mis en place dans les premières scènes, et celui-ci n’évolue que peu jusqu’à la résolution de la pièce. Dans La Fête d’Auteuil, l’action mise en place dans l’acte I, qui est celle de la double ruse, n’évolue pas au cours de la pièce. Il n’y a pas de remise en question de cette action. S’il cherche à plaire et à amuser son public, Boissy se montre surtout comme un fin observateur de son temps et des mœurs mondains. Il s’applique à dévoiler les ridicules de la noblesse contemporaine, en digne héritier de Molière.

S’il s’agit de délivrer un théâtre moral qui tend à éduquer le spectateur, Boissy revendique aussi un théâtre gai et plaisant. Il faut amuser son spectateur qui voit devant lui la vertu se déployer, parfois indépendamment de ses personnages qui agissent en fonction des circonstances. L’effet recherché n’est pas toujours, comme chez Destouches, une leçon pour le personnage principal. Il cherche à mettre en exergue la valeur de la mesure et de la raison au détriment du vice et de l’excès.

Il essaye d’éveiller le rire chez son spectateur, un rire franc qui ne serait pas un rire d’esprit ou de convention, mais un rire sincère et spontané. Il s’agit d’éveiller chez le spectateur une certaine spontanéité du rire qui permettrait, dans son accès direct à l’âme du spectateur, de le toucher davantage avec la critique des ridicules et des vices. Boissy récuse ainsi un rire qui proviendrait de l’esprit et qui manquerait ainsi son objectif, à la fois d’amuser le spectateur, mais aussi de dénoncer les ridicules. Le rire jaillissant offre un accès direct à l’intériorité de l’âme à l’inverse d’un rire qui ne resterait qu’en surface, qui ne toucherait que la raison, et empêcherait ainsi d’éveiller chez le spectateur la conscience de la vertu mise en œuvre dans la pièce.

Cette caractéristique d’un théâtre émouvant n’est pas sans rappeler le drame bourgeois que théorisera Diderot dans les Entretiens du Fils naturel en 1757. Il s’agit d’un théâtre qui ferait naître la vertu dans un effet de ricochet : la vue de la vertu mise en œuvre par les personnages de la pièce fait naître chez les spectateurs une envie de vertu :

[…] l’objectif n’est plus, comme chez les post-moliéresques, tels que Baron, Dancourt, Dufresny, Legrand ou de façon plus ambiguë le premier Regnard, de faire rire le spectateur par l’exhibition du vice triomphant, mais au contraire de le faire pleurer au spectacle « édifiant de la vertu mise à l’épreuve et parfois même sacrifiée dans une action aussi pathétique que sublime. Autrement dit, il ne suffit plus au théâtre de « faire rire les honnêtes gens », comme le préconisait Molière, mais de réformer les mœurs et bientôt, d’éduquer le peuple.17

La volonté de Boissy de faire un théâtre moral n’empêche pas de laisser libre cours à sa verve satirique. Il s’intéresse dans beaucoup de ses pièces aux manières et aux airs de la société et les tourne fréquemment en ridicule.

Il se plaît davantage à densifier ses caractères qu’à travailler les ressorts de l’action, qui apparaît ainsi comme un moyen pour révéler les caractères, davantage que comme l’aspect principal de ses pièces. La trame de l’intrigue passe ainsi souvent au second plan par rapport aux personnages et à leur identité. Les personnages finissent par éclipser l’action. L’attention aux personnages est plus importante que celle apportée à l’action.

Une comédie de caractère modernisée §

Boissy travaille davantage dans ses pièces, non pas l’intrigue, mais le caractère des différents personnages et la façon dont ceux-ci agissent par rapport aux évènements qui se présentent à eux. Les personnages de Boissy ne sont pas transformés par l’action, qui apparaît davantage comme un vecteur permettant à l’auteur de dresser le portrait et l’analyse des caractères. Il n’y a pas d’évolution réelle de ses personnages, ni par l’action, ni par le dialogue. La fin de ses pièces ne conduit pas à une leçon de morale sur un personnage dont l’essence serait remise en question. Les personnages ne sont pas confrontés à leurs erreurs. Il semble utiliser le théâtre comme un espace où explorer les différents caractères qu’il présente. Tout en reprenant des caractères de comédie « types », il les nuance sans jamais les tourner pleinement en ridicule. Dans Le Français à Londres 18, son personnage du Français prétentieux est le caractère comique de la pièce puisqu’il est présenté comme une caricature, mais il ne s’agit pas non plus d’en faire un portrait ridicule. Il respecte toujours les conventions de la comédie — fin heureuse, mariage, respect des unités — mais ce sont souvent ses caractères types qui sont les plus intéressants parce qu’il leur apporte des caractéristiques nouvelles et singulières. L’intrigue importe souvent peu, elle n’est qu’un support à l’exploration des différents caractères comiques. Le cadre théâtral apparaît comme secondaire, l’action qui se déroule ne semble être qu’un prétexte pour développer certains caractères qui font tout l’intérêt de ses pièces.

Boissy s’intéresse dans beaucoup de ses pièces aux manières et aux airs de la société, et il les tourne fréquemment en ridicule. Les apparences sont souvent trompeuses (Les Dehors trompeurs, Un Français à Londres, …). Il tourne en ridicule ce maniérisme :

Si son personnage principal se corrige, c’est par la force des évènements et non pas suite à ses réflexions. Plus que la transformation du personnage, c’est assez classiquement, l’illustration d’un travers qui l’intéresse, entreprise d’autant plus délicate que le défaut est exactement de ceux qui peuvent repousser le spectateur par l’excès.19

Les personnages de Boissy ne se corrigent pas et sont rarement remis en doute dans leur être à la fin de la pièce. Boissy savait exploiter les ridicules de son temps dans ses comédies. En ce sens, il se place en héritier de Molière puisqu’il se moque des salons mondains et des personnages qui s’y trouvent. Il fait le portrait dans ses pièces de la vie sous le règne de Louis XV :

Boissy se montre ici écrivain satirique et peintre de la société contemporaine. Il mêle des réflexions morales et des portraits au dialogue vif et spirituel. Les relations de la vie sociale, comme nous l’avons déjà remarqué, sont une des grandes préoccupations du xviiie siècle ; tandis que les joies du foyer domestique semblent peu goûtées alors. Boissy nous peint l’agitation stérile d’une société où les riens se substituent aux choses sérieuses et les liaisons passagères aux affections durables.20

Boissy ne vise pas à la correction du vice de ses caractères les plus stéréotypés. Son théâtre s’applique davantage à les analyser, à les nuancer et à en montrer l’opposition dans des caractères vertueux qui finissent par être récompensés à la fin de la pièce. Boissy s’attarde à peindre les différents visages que peut prendre le ridicule au travers du discours davantage que de l’action. La pièce La Fête d’Auteuil apparaît comme significative de cette volonté puisqu’elle ne met jamais sur les planches le type de caractère, l’aimable, dont elle se veut faire la critique. Ce sont les personnages de la comtesse et de Laure qui en dressent le portrait.

Boissy refuse l’idée de proposer des personnages caricaturaux qui n’ont aucune nuance, aucun libre arbitre sur leur vie. En ce sens, il s’inscrit dans la pensée des Lumières. Ce ne sont pas des personnages à condamner que présentent Boissy. Il ne montre pas aux spectateurs ce qu’il faut ou ne faut pas être. Le théâtre de Boissy est un théâtre moral, il s’agit davantage d’éveiller le libre arbitre des spectateurs au travers des personnages, à la vue du déploiement de la vertu et de la raison.

La Fête d’Auteuil : entre ruse et métathéâtralité §

La réception de la pièce §

La Fête d’Auteuil ou la Fausse Méprise est jouée pour la première fois le 23 août 1742 à la Comédie-Française. Elle est jouée le même jour que L’Avocat patelin, pièce de David-Agustin de Brueys, jouée pour la première fois en juin 1706. On fait jouer la pièce de Boissy avec une comédie qui est sûre de remporter le succès du public. La pièce de Boissy remporte un certain succès puisqu’elle est jouée 12 fois de suite, et une fois à Versailles en décembre de la même année. Elle n’est plus rejouée par la suite. Le Mercure de France parle peu de la pièce, et ne fait que relever sa présence21.

La pièce met en scène le personnage de la comtesse, jeune veuve que son oncle le Commandeur veut remarier avec le fils d’un de ses proches amis, le Marquis. Celui-ci est présenté d’emblée comme étant très beau, ce qui effraye la comtesse. Elle élabore alors un stratagème avec son frère Damon afin que celui-ci, revenant travesti du bal parisien de la veille, se fasse passer pour elle auprès du Marquis. Ainsi, la comtesse pourra observer le marquis sous le rôle d’une amie de la comtesse, Hortense, et juger de son caractère sans être trompée par ses charmes. Ils ignorent néanmoins que le marquis qui se présente à eux n’est autre que Laure, jeune fille abandonnée par le marquis qui lui a préféré le parti plus riche de la comtesse. Elle aussi a assisté au bal de la veille, et c’est là qu’elle a imaginé sa ruse. Elle se présente à eux en étant travestie en Marquis afin de tourner en ridicule le marquis et de séduire la comtesse, pour mieux l’abandonner ensuite. Elle est accompagnée de Finette, sa suivante elle aussi travestie en hussard.

La pièce met donc en place un double stratagème de tromperie et de travestissement qui va permettre à Boissy de mettre en œuvre sa critique du caractère du beau jeune homme, satirisé puisque c’est une femme qui le joue, mais aussi de mettre en avant l’importance des sens et du sentiment, puisque les personnages, qui sont trompés par la vue, sont véritablement charmés l’un par l’autre.

La pièce dans l’œuvre de Boissy §

La Fête d’Auteuil est jouée deux ans après le plus grand succès de Boissy, Les Dehors trompeurs, une des pièces les plus connues de Boissy. On retrouve le même thème de la tromperie de l’apparence, du masque dans le cadre du jeu amoureux. En 1741, deux nouvelles comédies de Boissy L’Embarras du choix et L’Homme indépendant ne rencontrent que très peu de succès à la Comédie-Française avec respectivement cinq et une représentation. Louis de Boissy est alors un auteur reconnu et apprécié, dont les pièces sont fréquemment reprises à la Comédie-Française. La Fête d’Auteuil semble être une forme de consécration des thèmes qu’affectionne Boissy, c’est-à-dire le portrait ambigu d’un caractère de théâtre, ici le marquis fat et aimable, ainsi que le thème du déguisement, et de la société masquée. Pamela, la pièce qui succède à La Fête d’Auteuil, reprend ce thème du travestissement. Il n’est cependant pas évident de situer l’œuvre de Boissy puisque c’est un auteur dont les textes ont été à la fois représentés chez les Italiens et chez les Français.

La dramaturgie de la pièce §

La pièce est composée d’une double action : à la fois la volonté de la comtesse de faire tomber le masque du marquis, et la volonté de Laure de se venger de celui-ci et de ridiculiser la comtesse. Ces deux intrigues se font en simultanée, sans que les personnages soient au courant. Tous essayent ainsi de tromper l’autre. La structure de la pièce est une structure classique composée de cinq parties.

Tout d’abord, la pièce s’ouvre sur la comtesse, jeune veuve promise par son oncle au marquis. Elle redoute ce mariage en raison de la façon dont il lui est présenté, c’est-à-dire comme un bellâtre. Le marquis est annoncé le soir même. Cela déclenche la ruse de la comtesse, qui fomente donc le plan du travestissement avec Damon, son frère. La rencontre a ensuite lieu entre le marquis et Damon, déguisé en comtesse. Finette, servante de Laure déguisée en hussard, rencontre Crispin, un vieil amant à elle. La situation se dramatise au moment où le commandeur revient et il annonce vouloir marier le soir même à la fois la comtesse, mais aussi Damon avec une baronne. Il dit aussi vouloir voir le marquis qu’il connaît. La situation se résout finalement lorsque Damon et Laure se démasquent. La comtesse annonce alors s’en tenir au veuvage.

La seconde intrigue de la pièce — celle de Laure et de sa ruse — suit elle aussi un schéma similaire, sauf que l’intrigue est racontée par le personnage au lieu d’être mise en scène. La présence de ce personnage permet au schéma classique de la comédie de se réaliser. Alors que le début de la pièce laisse entendre que le mariage qui aura lieu à la fin sera celui de la comtesse, l’auteur entraîne un retournement de situation avec le personnage de Laure.

L’exposition du caractère de Laure se fait à la scène 9 de l’acte I au travers d’une discussion avec Finette, sa confidente. Elle lui relate les évènements de la nuit passée qui l’ont conduit à prendre la place du marquis auprès de la comtesse. Laure discute avec Finette du bal de la veille, et évoque son abandon par le marquis au profit de la comtesse, après que celui-ci a fait des promesses de mariage. Son intrigue s’est mise en place lorsqu’elle l’a rencontré au bal et elle imagine un plan pour se faire passer pour lui auprès de la comtesse, tout en le mettant hors d’état de nuire en le faisant enfermer. Elle rencontre alors Damon, en pensant qu’il est la comtesse, et tente de le séduire. Le retour du commandeur précipite les évènements. Se trouvant dans une impasse, elle se prépare à fuir, mais avoue tout à Damon, dont elle s’est prise d’amitié. Ils annoncent leur mariage à tout le monde.

La deuxième intrigue, celle de Laure prend le pas sur celle de la comtesse à l’acte II, avant que les deux ne se rencontrent à l’acte III. La résolution de l’intrigue du mariage de la comtesse est un résultat de celle de Laure. La situation de la comtesse se résout d’ailleurs assez rapidement, puisqu’elle annonce simplement renoncer au veuvage. Cette double action, qui est à l’origine de l’aspect comique de la pièce, permet aussi de respecter les conventions de la comédie, c’est-à-dire la nécessité d’une fin heureuse et d’un mariage, tout en permettant à son personnage de comtesse de prendre un choix différent de celui qui serait attendu d’un caractère de jeune veuve.

Laure et la comtesse sont les personnages les plus présents sur scène et qui disposent du plus grand temps de parole22. Ce sont les personnages qui rythment l’action de la pièce. Il est intéressant de voir de tels personnages comme personnages principaux étant donné que ce sont souvent des rôles secondaires que celui de la veuve et de la jeune fille abandonnée. Elles font l’action en élaborant chacune une ruse. Par leur double ruse, ces personnages amènent le comique dans la pièce qui découle de la méprise de tous les personnages et du savoir que possède le spectateur par rapport à ceux-ci. Il y a un aspect métathéâtral à cette façon de mettre en action la pièce. Les personnages prennent le rôle de metteuses en scène et le spectateur peut ainsi voir comment l’action se crée. Ces personnages mettent en scène leur vie en s’en distançant par la ruse. Laure et la comtesse agissent comme des metteuses en scène : elles ne subissent pas les évènements et se distancient toutes deux de leur être. Boissy se plaît dans ses pièces à mettre en scène la fonction du dramaturge, position de toute puissance créatrice.

Boissy est un grand amateur de ce que l’on pourrait appeler « la syllepse dramatique », discours à double entente dont les propos peuvent se lire par rapport à la situation dramatique des personnages, mais aussi avec le regard en surplomb du spectateur, ou — encore mieux — du créateur des êtres de papier. Notre dramaturge se regarde en train d’écrire, et multiplie les clins d’œil à sa position de démiurge.23

Toute l’action de la pièce est rythmée par la double ruse. Le caractère comique de la pièce découle de là. Par leurs masques, elles se distancient de l’action directe et observent à distance la ruse qu’elles ont mise en place se déployer devant elles.

L’intrigue de la pièce est largement inspirée de la pièce de Marivaux La Fausse suivante représentée pour la première fois en juillet 1724. La pièce met en scène le personnage d’une riche demoiselle de Paris travestie en chevalier, qui est convoitée par Lélio. Lors d’un bal, alors qu’elle est sous le masque du chevalier, elle rencontre Lélio et la comtesse, auprès de qui il est engagé, mais dont il veut se débarrasser pour le parti plus riche qu’elle constitue Cette dernière est invitée, comme chevalier, auprès de lui et de la comtesse et celle-ci profite de l’occasion pour sonder le cœur de Lélio, qui apparaît comme un homme volage, et pour finalement sortir la comtesse, qui est une femme frivole, de la situation d’un mariage malheureux. On retrouve les mêmes thèmes du travestissement, de la séduction et de la ruse. Dans la pièce de Boissy, tous les personnages sont les dupes des autres. Il modifie l’intrigue en faisant de Laure la femme abandonnée, qui est ainsi proche de la comtesse dans la pièce de Marivaux, et il fait de la comtesse le riche parti pour lequel Laure a été abandonnée. L’intrigue commence elle aussi lors d’un bal lors duquel Laure croise le marquis occupé à évoquer son prochain mariage. Le personnage du marquis est cependant absent de la pièce.

Aucun des personnages féminins n’est passif dans la pièce de Boissy. Si Laure veut se moquer de sa rivale, elle ne se doute pas que celle-ci est aussi rusée qu’elle et qu’elle va à son tour se retrouver dupée. Laure ne vient pas pour prévenir la comtesse du caractère du marquis, mais elle vient pour s’en moquer, comme elle le clame au vers 414-417 à la scène 8 de l’acte I : « J’espère, que par mon art, par mes airs séducteurs, / D’abuser ses esprits crédules, / Et je lui dirai des douceurs, / Pour mieux trouver ses ridicules. ». Il y a vraiment une volonté de vengeance dans son action, ce qui rompt avec l’image de la jeune fille douce et pure qui est véhiculée à cette époque. Elle est finalement touchée par la personne de la « comtesse » et lui avoue être sa rivale lors de la scène 8 de l’acte III. Le thème du triangle amoureux est ici repris et complexifié par Boissy, pour en faire un véritable ressort comique puisqu’aucun personnage ne connaît l’entièreté des enjeux de la situation. L’absence du marquis dans la pièce, qui semble être, selon la description du commandeur et de Laure, identique au caractère de Lélio, montre la volonté de Boissy de développer davantage d’autres types de personnages et de les complexifier.

Les femmes de la pièce sont les instigatrices de la ruse. Laure, qui entre en scène à la fin de l’acte I possède davantage de temps de parole que la comtesse. Elle apparaît ainsi comme le personnage majeur de la pièce. La comtesse est davantage en retrait dans l’acte II et laisse place à l’histoire de Laure et de Damon. La comtesse paraît ainsi déployer le cadre pour que l’action comique de la double ruse puisse prendre place. Ainsi au début de l’acte I, la comtesse présente la situation initiale et élabore son plan avec Damon, afin que Laure puisse entrer en scène et complexifier l’action, et la rendre comique. La comtesse est le seul personnage avec Crispin qui possède des monologues.

L’action de la pièce est ainsi rythmée par la double ruse de Laure et de la comtesse, et par les quiproquos qui découlent des différents travestissements. Ceux-ci apparaissent comme un outil comique majeur, permettant la confusion des différents personnages. Cependant, le travestissement des différents personnages semble aussi remplir un autre rôle, puisqu’il permet de mettre en valeur les différents codes qui régulent les relations entre les individus. Il permet aussi de les dépasser, et de permettre aux individus d’expérimenter davantage de liberté, en sortant de leur rôle.

Le masque et le langage amoureux §

Une société mondaine en recherche de vérité §

Le travestissement à l’époque classique §

Du xvie au xviiie siècle prend place une forme de fascination pour la figure de l’hermaphrodite. L’hermaphrodite, individu qui possède à la fois les caractéristiques physiques du sexe féminin et du sexe masculin, questionne la définition que l’on a de l’homme et de la femme. Cette fascination représente aussi toute la réflexion autour de l’homme et de l’influence de la société sur ses caractéristiques innées ou acquises. Comment définir le « genre » d’un individu qui possède les attributs des deux sexes ? L’hermaphrodite se place ainsi en plein cœur de la question de l’état de nature24, avant la mise en place des sociétés humaines. Certains penseurs voient même dans l’hermaphrodisme l’état originel de l’homme pré-adamique, l’état de nature. Il expose par sa présence l’artificialité des caractéristiques que l’on prête à un « genre » ou à un autre. Si l’hermaphrodite fascine à cette époque-là, c’est bien parce qu’il révèle les constructions sociales qui entourent l’individu. Il apparaît comme une sorte d’allégorie : il est l’homme à l’état de nature, qui n’a pas encore été classé, modelé, perverti par la société. C’est un individu entier, en dehors des normes sociales. Il représente l’idée selon laquelle c’est la société qui pervertit l’individu en le modelant selon une certaine conception du « genre ».

Le travesti, au même titre que l’hermaphrodite révèle cette artificialité en endossant un déguisement, en se faisant passer pour un autre sexe, et avec succès. Si son corps possède un sexe unique, il représente dans son apparence l’artificialité des conventions liées au sexe. Le sexe ne se définit ainsi pas tant par des caractéristiques physiques, mais par des façons, des comportements. Se travestir se définit à l’époque comme le fait de « déguiser en faisant prendre l’habit d’un autre sexe ou d’une autre condition », mais aussi figurément de « déguiser son caractère25 ». Dans la scène 6 de l’acte I au vers 254, Crispin dit ainsi à Damon, déjà vêtu comme la Comtesse : « Madame, et vous, de grâce, ayez plus de douceur. ». C’est par ses actions que le personnage travesti parvient ou non à se masquer aux autres.

Il y a trois travestissements dans la pièce : celui de Laure, celui de Damon et celui de Finette. Les personnages, en endossant un certain vêtement attribué à un sexe différent du leur, prennent, consciemment ou non, les caractéristiques que l’on prête au sexe masculin ou au sexe féminin. Leur travestissement les entraîne parfois dans des scènes de quiproquo très comiques. Dans la scène 4 de l’acte II, dans laquelle Laure cherche à tout prix à sortir un aveu d’amour de la bouche de Damon, dans une insistance tout à fait masculine. La réserve et la pudeur dont fait preuve Damon sont également tout à fait significatives de son travestissement, ce qui renforce l’aspect comique. Le spectateur est le seul à avoir une vision complète du tableau qui se joue devant lui et savoure le quiproquo de la scène. L’action de se travestir permet d’exagérer les traits des caractères, tout en mettant en valeur l’artificialité des vêtements et de l’apparence. Le travestissement, qui consiste uniquement en un changement de vêtements montre l’importance que celui-ci prend dans la caractérisation d’un individu. Laure, qui ne sort jamais de son costume masculin, agit avec une grande liberté tout au long de la pièce, liberté que lui permet son apparence masculine. Le travestissement au théâtre permet alors de révéler le vêtement comme un costume, définit dans l’édition de 1740 du dictionnaire de l’Académie française comme une règle sociale, et pas du tout comme un accoutrement.

Le travestissement féminin de Laure, tout autant que le travestissement de Damon, révèle la plus grande liberté du sexe masculin. En devenant un homme aux yeux de la société, elle n’est plus assujettie aux mêmes contraintes de convenances. Son vêtement la libère.

Le rêve de transvestisme, qu’il soit ou non le produit d’imaginaires masculins, qu’il fasse rire ou qu’il fascine, qu’il vise une modification vestimentaire de détail ou une réforme complète, est une manière de reconnaître une supériorité : la liberté que donnent des habits allégés, solidaires du corps et aptes aux activités de plein air.26

Le théâtre est le lieu où l’on prend un rôle au travers d’un vêtement, d’un costume. L’apparence est toujours le résultat d’usages sociaux. La scène permet de mettre en valeur l’écart qu’il y a entre l’être et le paraître. Dans la scène 2 de l’acte II, scène de première rencontre entre Finette, déguisée en hussard, et Crispin, qui pense reconnaître Finette derrière son costume et veut la mettre à l’épreuve, Finette tente d’écarter les doutes de Crispin en jouant son rôle de hussard comme elle le montre aux vers 643-647. C’est une scène particulièrement savoureuse puisque le spectateur peut avoir un accès direct à la pensée du personnage de Finette qui se métamorphose en hussard :

Ne perdons point la tête, & défendons la place
En cette rude extrémité ;
Pour mieux combattre l’effronté,
Il faut payer d’un plus grande audace,
Et nous armer le front d’un mâle fierté.

Finette, se sachant reconnue, va adopter le comportement d’un hussard. Elle décrit alors les différents stratagèmes qu’elle met en œuvre pour tromper son adversaire. Elle rentre dans son personnage sur scène, en prenant les manières du rôle qu’elle doit jouer. Pour être crédible dans son déguisement auprès de Crispin, elle s’approprie les stéréotypes du hussard : la témérité, la provocation, la fierté… Se faisant, elle expose l’artificialité de son personnage et de la façon dont un individu est perçu dans la société. Les rapports humains apparaissent comme absolument codifiés, les individus rentrent dans le rôle qui est attendu d’eux. C’est une forme de contrat social qui est mis en valeur ici : chaque homme correspond à un type de personne et il se doit d’incarner les caractéristiques que l’on prête à ce type au nom du bon fonctionnement de la société.

Le travestissement peut être vu comme un jeu sur les convenances sociales. Ces convenances apparaissent comme étant artificielles parce qu’elles dépendent d’un genre, de la conception que la société se fait d’un certain individu. Finette, pour éloigner Crispin, ne s’appuie pas tant sur son aspect physique, qu’elle sait reconnaissable, mais sur la façon dont elle se meut dans l’espace. En aparté, elle décrypte les comportements qui sont attendus de son personnage, et de fait les ridiculise en montrant leur superficialité. Boissy utilise ici un moyen détourné pour faire la satire des hommes militaires et de leur fierté déplacée, comme aux vers 727-732 :

Je sais qu’il est poltron, feignons d’avoir du cœur,
Pour soutenir mon rôle, et pour lui faire peur.
A Crispin, mettant le sabre à la main.
Dans ma fuite toujours, malheur à qui m’arrête ;
Gardes toi d’approcher, ne retiens plus mes pas,
Ou, par la mort, avec ce coutelas ;
Je te ferai l’honneur de te trancher la tête.

Le travestissement au théâtre est un ressort comique immense qui trouve son origine dans l’ironie dramatique de la scène, puisque le spectateur en sait toujours plus que certains personnages, mais le travestissement permet aussi de moquer les ridicules de certains caractères en les exagérant et en les grossissant. Dans le théâtre comique, le travestissement masculin — vers le féminin — est généralement utilisé de manière burlesque, pour amplifier des traits féminins de personnages souvent marginaux (vieilles femmes, …). Ici, le travestissement se fait plus en défaveur de certains ridicules masculins, comme la témérité du hussard, représenté par le personnage de Finette dans la scène 2 de l’acte II. Le personnage de Laure, au travers de son travestissement, caricature le personnage du petit marquis, aimable et séducteur. Le travestissement de Damon, en comtesse, ne ridiculise pas le sexe féminin, même s’il prend les manières d’une coquette, ce qui le ridiculise davantage lui. Il faut noter que Damon ne sort jamais de son costume et reste tout au long de la pièce travesti en femme, ce qui n’était pas courant à l’époque.

Le travestissement permet aux personnages d’affirmer davantage leur individualité, et de sortir de leur rôle habituel, tout en respectant les convenances de la société et sans en perturber l’ordre : « Arracher les masques, c’est détruire la sociabilité ; sait-on ce qu’on risque, et si on parviendrait ainsi à une quelconque vérité27 ? ». Chaque personnage joue le rôle qui est attendu de lui et malgré la volonté des personnages de ne pas se plier aux exigences d’autrui, il y a toujours un respect des conventions. Le travestissement permet à Laure de sortir de la réserve et de la prudence qui est attendue d’une jeune fille à cette époque, comme elle le dit à la scène 9 de l’acte I aux vers 432-434 :

FINETTE.
[…]
Mais vous vous écartez un peu
De cette prudence parfaite
Dont vous avez toujours si bien suivi les lois.

LAURE.
Tout est permis un jour de bal, Finette,
Et pour venger d’ailleurs, l’injure qui m’est faire,
On doit me pardonner d’y manquer une fois.

La comtesse, malgré ses doutes, n’ose pas dire à son oncle qu’elle ne veut pas se marier, comme elle n’ose pas affronter le marquis en lui disant qu’elle ne veut pas de lui. Damon, dans la scène 1 de l’acte III, préfère fuir un mariage qu’il ne désire pas plutôt que de se placer contre son oncle. Le déguisement permet de jouer avec les conventions sans les briser, afin de ne pas rompre l’harmonie de la société. Il ne s’agit pas dans la pièce d’une révolte contre la société, puisque les personnages se plient aux règles du jeu. La ruse employée paraît ainsi nécessaire aux personnages pour atteindre ce qu’ils désirent.

C’est dire que l’individu se façonne plus ou moins consciemment en fonction de l’idée qu’il croit qu’on a de lui, cette idée n’étant alors qu’un écran à l’usage du public, médiatrice interposée entre le moi et le monde. Et puisque ce masque n’est au fond que le résultat d’un accord tacite entre celui qui le porte et ceux qui le regardent, celui-là est obligé de le maintenir intact : condition — sans quoi le spectacle risque de s’écrouler — de leur consentement, à eux, à ne pas le révoquer en doute.28

Ce n’est qu’au moment où les masques tombent, que la comtesse révèle qu’elle s’en tient au veuvage. Les personnages sont tous bien conscients du masque qu’ils portent et jouent avec celui-ci, sans jamais rompre ouvertement les attentes autour de leur rôle. Cela amplifie aussi le fait que la pièce se déroule dans une sphère privée — sphère privilégiée de la comédie — puisque ce n’est que là que les personnages peuvent ruser et se dévoiler auprès de leurs proches.

Le personnage de Laure ne peut être pleinement elle-même que sous les habits masculins. Le masque révèle le personnage, qui se laisse à être lui-même, se sentant protégé par son rôle. Il n’est plus soumis au regard constant d’autrui sur sa propre personne, et peut donc laisser celle-ci filtrer sous son déguisement. Il s’agit ainsi de prendre un rôle pour se défaire d’un autre.

Le travestissement permet aussi aux personnages de se connaître davantage eux-mêmes, en dehors des conventions liées à leur genre. Le travestissement est un thème souvent repris dans les comédies de l’époque, en témoigne notamment les pièces de Marivaux L’Épreuve, représentée pour la première fois en 1740, ou encore La Fausse suivante précédemment évoquée. Le déguisement dans les comédies de mœurs apparaît comme un moyen pour les personnages de cerner l’être qu’ils ont en face d’eux, sans se dévoiler eux-mêmes. Il ne s’agit plus tant de piéger ou de ridiculiser un caractère en faisant ressortir ses pires travers, comme cela advient souvent dans les pièces de Molière telles que Le Bourgeois Gentilhomme, mais de parvenir à sonder le cœur d’un individu, chose qui paraît comme impossible sans le déguisement.

La ruse et le travestissement permettent aux personnages d’agir plus librement, sans ressentir le poids des conventions sociales. Tous les personnages sont bien conscients de leur situation dans la société et des conventions qui en découlent. La comtesse, en tant que femme noble, ne peut s’exprimer en toute sincérité face à son oncle ou face au marquis. Les personnages sont enfermés dans le rôle qui leur a été attribué par la naissance et la condition sociale, et seul le déguisement permet de s’exprimer pleinement. Le déguisement apparaît ainsi comme un moyen pour les personnages de se défaire du poids des conventions qui pèsent sur eux, sans subir les conséquences de leurs actions directement. Le masque agit ainsi comme une véritable protection face au monde. Il faut se masquer pour pouvoir exister sans tomber dans les illusions. Ce que met en valeur la pièce de Boissy, c’est le masque permanent que tout le monde porte. Il n’y a que deux personnages dans la pièce qui ne sont pas masqués, Crispin et le commandeur. La pièce de Boissy n’est pas une pièce à caractère moral puisque le masque n’est jamais réellement dénoncé dans la pièce. Il apparaît ainsi comme une nécessité dans un monde où tout le monde est masqué en permanence. L’authenticité des rapports n’est pas vue comme un fait existant. Le masque finit par être percé, mais il n’y a pas réellement de leçon à tirer de cela. Il a permis à la comtesse de s’affirmer, à Laure et à Damon de se découvrir sans céder aux artifices.

Les conventions liées au sexe §

En prenant un rôle différent du leur, les personnages mettent en lumière les codes sociaux. Le genre masculin apparaît comme étant plus audacieux et insistant, tandis que le rôle féminin est de résister, de montrer une réserve face aux séductions masculines. Damon et Laure rentrent pleinement dans ces rôles dans la scène 4 de l’acte II. Laure tente alors d’obtenir des aveux de la part de Damon, alors que celui-ci essaye à tout prix de la ménager. Si Damon agit ainsi parce qu’il se sait homme et qu’il est mal à l’aise de se retrouver dans la position inverse à celle dont il a coutume, sa réaction a toutes les caractéristiques que l’on prête à la femme : la pudeur, la réserve.

Comment ! pour vous le goût n’est pas assez ;
Vous voulez qu’on vous aime encore !
Mais je vois que de l’air dont vous enchérissez,
Vous prétendrez bientôt qu’on vous adore ?
Voilà, Messieurs, comme vous êtes tous :
Qu’on vous accorde une demande,
C’est un droit, un titre chez vous,
Pour presser aussitôt, pour exiger de nous
Une faveur encore plus grande.

La femme, à l’inverse de l’homme est considérée au xviiie siècle comme étant gouvernée par ses passions et incapable de raisonner face à une situation, d’autant plus face à une situation à caractère amoureux. Cette vision de la femme se perçoit d’ailleurs à la scène 8 de l’acte II, lorsque le commandeur interagit avec la comtesse et que celle-ci tente de lui exprimer ses doutes sur le marquis. Il interprète ses balbutiements comme de la pudeur et de l’émotivité : « Il suffit, va ton trouble / M’en dit plus que tous les discours. ». La façon dont ce dernier met en avant la beauté du marquis avant toute autre caractéristique dans la première scène de l’acte I, montre aussi une certaine conception de la femme comme un être superficiel, incapable de voir au-delà des apparences et dont seuls les sens sont en éveil :

Tu fais en vain la résolue,
Ma Nièce, il est fait de façon
Qu’il te subjuguera dès la première vue.
A l’aspect d’un si beau garçon,
Tu voudras qu’au plus tôt l’affaire soit conclue.

Rousseau, dans le chapitre sept de L’Émile ou de l’éducation, parle de l’« extrême sensibilité29 » des femmes. Elles sont incapables de rationaliser ce qu’elles ressentent. Soumises à leurs sens, elles se laissent facilement charmer par les charmes masculins, n’étant pas capables de se détacher de leur sens pour appréhender le réel.

Les femmes n’en sont pas pour autant avantagées, car l’excès de leur sensibilité bloque ce développement : trop de sensations empêchent la maturation des idées, le passage du sensible au conceptuel. Elles s’arrêtent donc au premier stade, celui de l’imagination, et d’une imagination négative, peuplée de « fantômes de toute espèce », une imagination enfantine (« O femmes ! Vous êtes des enfants bien extraordinaires » : Diderot), incontrôlable et dangereuse si elle n’est pas réprimée. À cause de cet excès de sensibilité, concentration et réflexion approfondie leur sont impossibles. Incapable de conceptualisation poussée, leur raison est une « raison pratique » (Rousseau) qui doit se tourner vers le concret.30

Aux hommes on attribue ainsi la réflexion et la recherche de principes, tandis que l’apanage de la femme est l’observation des détails : « La femme a plus d’esprit mais moins de génie. Elle observe, l’homme raisonne31 ». Les xviie et xviiie siècles voient cependant émerger de plus en plus une pensée critique par rapport à cette infantilisation de la femme. Dans la réflexion qui occupe le siècle sur le statut de l’homme dans la société, les attributs prêtés au sexe féminin sont remis en question comme étant eux aussi des conséquences de la vie sociale. Si l’on est encore loin des théories du genre qui se développeront dans la deuxième moitié du xxe siècle, le xviie et le xviiie sont des siècles où l’on réfléchit beaucoup à la manière dont les individus sont transformés par la société. La femme, au même titre que l’homme, devient un être façonné par la société et par ses règles sociales.

Tant la comtesse que Laure proclament l’envie d’agir par la raison. La comtesse veut observer de loin son prétendant, pour ne pas se laisser tromper par ses émotions et percevoir le marquis tel qu’il est. Elle veut d’un mariage qui soit sous le signe de la raison et non plus de l’illusion amoureuse.

Je tremble, dans le fond de l’âme,
Que ce Marquis charmant, qui va se présenter,
Ne soit un fat, plus propre à coqueter
Qu’à faire dans le fonds le bonheur d’une femme.
C’est un point capital, dont je veux m’éclaircir :

Les personnages féminins de Boissy se présentent en accord avec cette théorie, même si les attentes propres à leur sexe semblent intégrées dans la vision que les personnages masculins portent sur elles, et qu’elles portent parfois sur elles-mêmes. La comtesse et Laure sont des personnages très conscients des enjeux de la séduction masculine, ayant toutes deux expérimenté de mauvaises relations. Le jeu amoureux est pour elles un véritable duel, dans lequel la ruse est une arme nécessaire face aux séductions masculines. Le déguisement semble leur permettre d’occuper un espace différent et de les rendre ainsi plus libres de leurs mouvements. Dans l’action de se déguiser, et encore plus de se travestir, il y a une volonté de rompre avec les exigences qui pèsent sur elles, et de s’affirmer comme des individus.

Le déguisement dans la pensée des Lumières §

L’usage du déguisement permet aux personnages de se révéler davantage. Ils se montrent à l’autre plus pleinement, une fois libéré du poids des conventions qui pèsent sur eux. Il les libère du regard de l’autre sur leur extériorité, ils se sentent ainsi protégés. La comtesse se place comme une « metteuse en scène » de sa propre vie. Elle choisit le rôle qu’elle veut avoir et se retire elle-même de l’action de la pièce. La société impose la contrainte du rôle et il faut ruser pour voir au-delà de celui-ci. La comtesse ne se travestit pas, mais masque son identité. Elle met un voile pour se dissimuler en observatrice de la scène. Il y a un dédoublement dans le déguisement.

Le déguisement apparaît comme nécessaire pour que les personnages puissent se révéler à eux-mêmes. Il est permanent dans la société, tous les personnages jouent un rôle. Revêtir un nouveau vêtement, c’est se donner plus d’espace de jeu, d’expérimentation. L’amour est un jeu dangereux dans lequel il faut parvenir à déceler la vérité. Chaque personnage est conscient que l’autre en face de lui joue aussi un rôle, même s’il ne sait pas toujours précisément lequel.

Le titre apparaît ainsi dans sa lumière : il n’y a pas de véritable méprise, ou du moins pas vraiment, puisqu’au cœur de la méprise il y a toujours une vérité qui s’exprime. La méprise est nécessaire pour pouvoir voir l’autre et pour pouvoir se faire voir de l’autre.

Il y a évidemment aussi une vision métathéâtrale qui se déploie dans l’usage du masque. Le personnage qui se masque est en vérité un acteur qui joue le rôle d’un homme qui prend un rôle. Boissy met ainsi en exergue le rôle de miroir de la société que prend le théâtre et souligne l’importance de ce qu’un masque révèle. Le théâtre, bien que représentation et fiction, n’en est pas moins un miroir. Ce n’est pas parce que ce que l’on voit est imaginé, masqué que ce n’est pas un reflet véritable du monde. Le double masque des personnages permet de souligner le rôle du théâtre. Il s’agit ainsi de titrer des leçons de ce que l’on voit, même si tout est voilé.

Boissy développe une réflexion sur la place du rôle qu’on occupe, de la situation dans laquelle on vit. Laure se plaît dans le rôle du Marquis, à séduire ardemment la comtesse. Forme de contingence qui s’exprime ici. À l’inverse de la pièce de Marivaux, la pièce de Boissy ne veut pas ridiculiser un certain type de personnage. Elle appelle à une forme d’indulgence qui s’inscrit dans la pensée des Lumières. Tout le monde joue en permanence un rôle duquel il est difficile de sortir. Les personnages de la pièce se retrouvent dans la peau d’un autre, et endossent ainsi ce rôle. Le théâtre met en lumière cet aspect de la société et montre chez Boissy la nécessité d’une forme d’indulgence. Si Boissy critique certains ridicules de la société, il n’en fait pas le procès. Il s’agit pour lui d’exprimer que tous, autant les caractères les plus ridicules que les âmes nobles, sont pris dans le jeu de la société et des apparences. La ruse et le masque sont des moyens de survie, qui sont utilisés par tout le monde.

Pièce éminemment métathéâtrale, puisque Boissy montre comment les caractères sur la scène sont toujours le résultat d’attendus et de stéréotypes, destinés à plaire au spectateur. Il appelle ainsi à une forme d’indulgence envers ces caractères, de marquis et de coquette qui sont souvent plus que ce qu’ils sont. Tout est un rôle, ce que l’on voit au théâtre ce sont des personnages qui jouent des rôles de manière consciente ou non. Tout le monde rentre dans les codes qui sont attendus de lui par la société, mais un caractère n’est pas un autre et il est facile d’être berné par les apparences. La pièce apparaît comme une réponse à la pièce de Marivaux. Chaque personnage est perçu comme un stéréotype comique par les autres, mais aucun personnage n’est-ce que l’autre pense qu’il est. Laure est vue comme un marquis fat et aimable, Damon comme une coquette, la comtesse comme une personne hautaine, finette comme un hussard va-en-guerre. Il n’y a que Crispin qui est ce qu’il est, mais il est aussi emporté dans le jeu des illusions.

Les caractères de la pièce : une critique de la mondanité §

Des personnages masculins en arrière-plan §

Les personnages masculins de la pièce, Damon, le Commandeur, Crispin sont des personnages secondaires. Le marquis, absent physiquement de la pièce, représente un type d’hommes aimables et intéressés, pour qui le mariage n’est qu’une affaire d’intérêts, et qui tire sa gloire de ses conquêtes. Il représente le type de l’aimable, du libertin. S’il n’est pas présent dans la pièce, c’est Laure qui le représente auprès de Damon et de la comtesse. La représentation qu’elle en fait est celle d’un flatteur, qui cherche la conquête davantage que l’amour et se prépare à fuir dès que vient la première difficulté. Il est aisé d’imaginer que le marquis est un personnage similaire à celui de Lélio dans La Fausse suivante. Le commandeur représente le personnage de l’autorité paternelle. Il est complètement sourd aux volontés de la comtesse et de Damon, et planifie pour eux des mariages qu’ils ne désirent pas. C’est lui cependant qui est l’élément déclencheur de l’action lorsqu’il annonce le mariage du marquis avec la comtesse lors de la première scène de l’acte I, et il précipite les évènements à la scène 8 de l’acte II, en revenant à Auteuil et en annonçant le mariage de Damon avec la baronne, une amie du commandeur. Le statut de Crispin un peu différent : il connaît Finette, semble la reconnaître, mais se laisse pourtant berner par son jeu. Il soupçonne cependant qu’il y a ruse. Damon, quant à lui, est une marionnette dans le plan de la comtesse, et sans le savoir dans le plan de Laure. Il ne perçoit pas du tout la ruse qui se passe et rentre pleinement dans son jeu.

La comtesse accuse Damon d’agir comme une coquette parce qu’il se laisse séduire par la flatterie que Laure lui fait dans la scène 6 de l’acte II.

Mon frère, ce jargon ne plaît qu’à des coquettes,
Telle que vous seriez de l’humeur dont vous êtes,
Si vous étiez vraiment du sexe dont je suis ; 

La grande coquette au théâtre est l’équivalent féminin du marquis, c’est-à-dire un personnage qui cherche à séduire sans aimer réellement. Elle se laisse séduire par les stratagèmes que met en place son prétendant, sans chercher à voir plus loin que les beaux discours. L’amour est pour ce personnage un simple jeu, dans lequel aucun sentiment n’est réellement impliqué. Ce sont en soi les personnages qui représentent le mieux cette société d’apparence et de séduction. Damon se laisse pleinement tromper par les mots de Laure et peine à comprendre pourquoi la comtesse ne veut pas se résoudre à l’épouser. Boissy se moque des caractères de coquettes, mais critique aussi ceux qui s’en moquent trop facilement puisque Damon se comporte comme une coquette lorsqu’il est travesti en femme.

Le jeu de miroirs qui se joue entre Laure et Damon, entre marquis et coquette, est significatif des emplois au théâtre. La coquette est l’emploi féminin équivalent à celui du marquis. Boissy ridiculise ces deux rôles en en faisant des travestis. Il insinue par-là que le personnage du marquis, qui est un fat et un aimable, est l’équivalent d’une femme déguisée en homme, tandis que le personnage de la coquette, est un homme déguisé en femme, c’est-à-dire une constante caricature de lui-même. Ce sont des personnages qui ne sont jamais vrais, et qui jouent en permanence un rôle.

La critique de la beauté masculine §

Au début du xviiie siècle, on voit l’émergence d’une critique des « jolis hommes ». Ceux-ci sont des hommes qui cultivent leur beauté et leur aspect juvénile en ne cherchant pas à muscler leur corps. Ils mettent ainsi en valeur des critères qui sont davantage associés au sexe féminin : la finesse des traits, l’absence de muscles… La comtesse craint la beauté du Marquis, que son oncle lui vend essentiellement pour son apparence. Elle se méfie de ce genre d’homme qui met son apparence en avant et prétend que c’est une qualité qui appartient aux femmes. Tous ses doutes viennent de là : « […] espèce amphibie / Qui vole notre sexe et masque le sien. ». Damon, lors de la scène 11 de l’acte I, se montre très réservé lorsque Laure lui fait des compliments sur sa beauté. Il réagit en tant qu’homme, et ne veut pas du tout être associé aux « jolis hommes ».

Pour les femmes, la beauté est naturelle, pour les hommes c’est un masque. Ce qui compte davantage chez un homme est son caractère. Un homme qui met en avant sa beauté est un homme qui veut masquer son caractère et tromper l’autre. En utilisant la ruse du travestissement, c’est un moyen pour la comtesse de percer à jour le caractère de son prétendant sans risquer de tomber dans ses pièges. De cette nécessité pour la comtesse de passer par la ruse pour évaluer le caractère du Marquis, découle une conception de la femme comme un être soumis à ses émotions, qui ne parvient pas à les masquer aussi aisément que l’homme.

La beauté masculine est elle-même vue comme un travestissement, comme si les hommes se déguisaient en femme. La beauté comme un masque, et comme quelque chose de naturel à la femme, souligne une idée assez archétypale de la femme : soit comme un être naïf, mais donc pur, soit un être corrompu et séducteur. On retrouve cette conception dans la pièce de Molière de 1662 L’École des femmes, où le personnage d’Agnès est tenu à l’écart de la société pour rester un être pur, naïf… et soumis. Cette représentation de la femme est souvent présente dans la comédie, et particulièrement dans le personnage de la veuve. Ce n’est cependant pas le cas de la comtesse dans la pièce, qui bien qu’elle ruse n’apparaît pas comme un personnage machiavélique ou séducteur, mais comme un être raisonné, conscient des séductions du monde.

La beauté masculine est un thème important au xviiie siècle puisque la société voit l’émergence d’hommes qui reprennent les habitudes et marques féminines. En dressant le portrait des « aimables » que redoute la comtesse, Boissy fait le critique d’une société superficielle qui se cache entièrement derrière des masques. Si la beauté féminine est dite naturelle, celle des hommes est jugée artificielle.

L’assignation de la beauté à la femme est un lieu commun de l’époque moderne qu’on trouve aussi bien dans les dictionnaires les plus ordinaires que dans les traités consacrés à la beauté. S’interrogeant sur « ce plaisir si bizarre » qui le pousse à se travestir en femme, l’abbé de Choisy explique que la beauté est l’apanage des femmes : « Le propre de Dieu est d’être aimé, adoré ; l’homme autant que sa faiblesse le permet, ambitionne la même chose ; Or comme c’est la beauté qui fait naître l’amour, et qu’elle est ordinairement le partage des femmes, quand il arrive que des hommes aient ou croient avoir quelques traits de beauté qui peut les faire aimer, ils tâchent de les augmenter par les ajustements de femmes qui sont fort avantageux.32

L’homme dans la conception classique est celui qui protège les siens et se bat à la guerre. Il doit impressionner plus que séduire :

Les hommes ont le corps robuste fait de puissance, le menton et la grande partie des joues garnis de poils, la peau rude est épaisse parce que les mœurs et conditions de l’homme sont accompagnées de gravité, de sévérité, audace et maturité.33

L’émergence de la beauté masculine provient aussi d’une certaine image de la noblesse de cour. Louis XIV en obligeant la noblesse à se montrer à la cour de Versailles la force à se placer dans une position de séduction par rapport à lui, ce qui lui permet de raffermir son pouvoir sur celle-ci. Le rôle de la noblesse de cour n’est plus de défendre un territoire et de partir en guerre, mais de séduire le roi, d’être en permanence un courtisan redoutable et spirituel. Le lieu de la pièce, Auteuil, montre aussi une certaine distance par rapport à la cour de Paris, même si l’oncle de la comtesse veut faire « concurrence » à Paris. Il y a une vision de la cour de Paris assez corrompue, se distanciant d’une image glorifiée de la noblesse. La nouvelle arme de la noblesse, c’est le langage et l’apparence.

À la cour, faire couler le sang est exclu, mais la violence s’exprime par des mots, qui peuvent être autant de flèches et de traits d’esprit pouvant ruiner l’adversaire. La vie aulique implique de bannir de son comportement toute trace de spontanéité ; elle impose une compétition intellectuelle et oratoire permanente. Le langage est une arme redoutable et le ridicule peut tuer comme le montre la caricature que fait Molière de son bourgeois gentilhomme, qui ne connaît justement pas les usages du monde.34

Les attributs guerriers n’ont plus une influence aussi importante sur la position par rapport au roi et ne sont plus les signes de pouvoir qu’il faut mettre en avant, même si la vertu et l’honneur restent des attributs largement célébrés. Les nobles se retrouvent dans une position beaucoup plus passive et doivent mettre en avant d’autres attributs pour se faire bien voir et obtenir du pouvoir. Il s’agit d’un instrument de contrôle de la part du roi, puisque la noblesse se retrouve plus occupée à vouloir le séduire plutôt qu’à tenter de le renverser. Le but est de plaire.

La séduction devient ainsi une arme, une manière d’acquérir plus de pouvoir. Il faut savoir se masquer, charmer pour conserver sa position et acquérir davantage de pouvoir au sein de la cour.

La ruse féminine : entre nécessité et vengeance §

Laure et la comtesse sont les deux personnages principaux. Elles mettent toutes les deux en place une ruse, même si c’est pour des raisons bien différentes. Elles ont pourtant toutes deux conscience d’une forme de malhonnêteté masculine qu’elles veulent déjouer. Elles ne veulent plus être victimes des apparences trompeuses et s’approprient la situation. Elles sont les moteurs de l’action, même si elles vont être elles aussi dupées l’une par l’autre. On sent tout de même une certaine clarté des sentiments puisque toutes deux perçoivent indirectement le jeu de l’autre dès la première rencontre.

La ruse que met en place le personnage de Laure n’est pas identique à celle de la comtesse. La démarche de Laure de venir se venger du marquis, et ridiculiser sa rivale par la même occasion s’inscrit dans la volonté de ne pas être enfermée dans son statut de femme trompée et abandonnée : elle refuse de correspondre à l’idée de la femme qui se morfond d’amour pour son prétendant et désire se moquer de lui. Il s’agit pour elle de ne pas laisser son action impunie, mais avant tout de s’amuser et de profiter de la situation pour ridiculiser un amant volage.

Le personnage de Laure est très proche du personnage du chevalier dans La Fausse suivante de Marivaux que nous avons évoqué plus tôt. Si elle est celle qui a été abandonnée par le marquis au profit du parti plus avantageux de la comtesse, elle veut se moquer du marquis et de sa rivale, sans le faire au nom de l’amour.

La vengeance n’est pas une caractéristique attribuée au genre féminin, d’autant qu’ici Laure présente son action comme étant non pas guidée par la passion ou la jalousie, mais par la raison. La vengeance est généralement un acte attribué au genre masculin parce qu’elle traite de la question de l’honneur et de l’action. Pour suivre ce raisonnement, elle doit donc nécessairement se travestir en homme : ironie des conventions de genres, tout cela n’est qu’une question de rôle qu’on prend — et qu’on donne. Si elle se vengeait en tant que femme, dans ses habits de femme, son action ne serait prise que pour de la jalousie féminine et de la tristesse, et serait réduite à de la passion amoureuse. Laure ne prétend jamais être amoureuse du marquis. La ruse du travestissement lui permet de mettre en avant d’autres motifs que ceux de l’amour. Il y a véritablement chez Laure la volonté de ridiculiser le Marquis. Elle insiste d’ailleurs à ne pas le faire parce qu’elle était amoureuse du marquis.

J’en veux avoir raison d’une façon plus sage.
Comme l’amour pour lui me touche faiblement,
Il n’entre point dans mon ressentiment,
Ni désespoir, ni fureur, ni tristesse.
Je n’en veux point aux jours de mon Amant,
Je ne viens point percer le cœur de la Comtesse.
Non, le mouvement qui me presse
N’est qu’un désir malin de me venger gaiement.

La ruse est nécessaire pour le personnage féminin puisqu’elle lui permet de sortir des conventions liées à son genre et d’agir librement. On peut ici voir la conception antique de la société et de l’action, qui considérait le domaine de l’action comme étant propre aux hommes, puisque ceux-ci n’étaient pas soumis à des contraintes naturelles — pour les femmes, la passion et l’instabilité, la naïveté… Pour pouvoir agir, une femme doit user de ruse, sinon son action sera dévalorisée et rapproché d’une soumission à la passion. La ruse du personnage de Lucidor dans L’Épreuve de Marivaux, qui essaye de sonder le cœur d’Angélique afin de savoir si celle-ci est une amoureuse intéressée ou non, n’est jamais interprétée comme un acte soumis à la passion amoureuse. Il s’agit pour les personnages féminins de rompre avec la passivité qu’on attend d’elles.

Le personnage de la veuve : spectatrice libre de la société §

Le personnage de la veuve est un caractère intéressant pour la comédie de mœurs puisqu’elle se situe hors des enjeux matrimoniaux traditionnels et qu’elle a acquis dans la société une position particulière. La veuve est considérée à l’époque comme une figure dangereuse, figure libérée des tentations de la chair et donc personnage qui n’est plus assujettie à ses passions, et donc aux hommes : « Les veuves qui ne se remarient pas ont su dompter leurs passions et assujettir leurs corps à la loi de l’esprit35. ». Auparavant, le personnage de la veuve était plus généralement un personnage de second rôle. Mais la comédie du xviiie siècle tend à s’intéresser à des personnages plus singuliers, qui sortent des modèles traditionnels et qui sont des individualités plus marquées. C’est un courant nouveau qui consiste à mettre au cœur de l’intrigue des personnages occupant une situation marginale. Les veuves deviennent en ce sens à partir du xviiie siècle des personnages clés parce qu’elles dérangent l’ordre établi et sont hors normes.

Peu à peu les personnages de veuves ont acquis une cohérence interne, avec des traits et des attributs propres, tels que le discernement et la rationalité de la femme qui agit, l’indépendance d’esprit et de mouvement, la maîtrise du comportement.36

La veuve s’approprie le domaine de l’action, traditionnellement réservé aux hommes puisque ceux-ci sont plus aptes à la réflexion, n’étant pas assujettis aux passions. L’idée que l’action serait réservée aux hommes découle d’une conception de l’Antiquité selon laquelle seuls les citoyens, et donc les hommes (nobles) étaient à même de diriger l’état parce qu’ils étaient les seuls à ne pas être assujetti à leurs besoins, les femmes étant dominées par leur sensibilité et les plus pauvres esclaves de leurs besoins primaires.

Si le théâtre du xviiie siècle met en scène des personnages au statut particulier, c’est en vue d’interroger les valeurs qui régissent le siècle sans pour autant proposer un système radicalement nouveau, puisque les personnages de veuves finissent la plupart du temps par rentrer dans les rangs préétablis de la société et à se marier. Dans la pièce, cependant, la comtesse choisit finalement de rester veuve et parvient à s’affirmer face à son oncle. Elle se rapproche par-là du chevalier de La Fausse suivante, qui renonce à son tour au mariage à la fin de la pièce et proclame son indépendance. La déclaration de la comtesse s’en tient à une réplique qui n’est plus commentée par la suite, puisqu’elle est éclipsée par le mariage de Damon et Laure : « Je n’ai pas cette vanité ; / Je renonce à l’hymen*, et m’en tiens au veuvage. ». Il s’agit pour la comtesse de parvenir à exprimer son avis, mais aussi de faire confiance à son intuition à propos du marquis.

Boissy respecte bien les codes de la comédie qui exigent un dénouement heureux et un mariage, tout en laissant son personnage de veuve libre. Il respecte les conventions pour éviter la critique, mais ouvre une brèche à son personnage de veuve qui ne rentre pas dans les rangs. Ainsi, tout en exploitant des caractères types de la comédie, il les présente différemment :

L’intérêt des pièces de Boissy vient cependant du fait que, tout en exploitant ces images convenues, le dramaturge essaie d’en prendre le contre-pied, ou à tout le moins de les nuancer. […] L’œuvre de Boissy n’a ainsi de cesse d’explorer et de miner les stéréotypes, d’illustrer puis de contredire ce que la doxa véhicule à propos de telle ou telle catégorie d’individus, à propos de tel ou tel groupe social.37

La ruse est pour la comtesse le seul moyen d’arriver à connaître son prétendant. En tant que veuve, elle connaît les stratagèmes de séduction et le danger qu’ils représentent. Au début de la pièce, son oncle évoque un mariage malheureux. On peut donc supposer que la comtesse s’est sans doute fait tromper une première fois par des promesses séductrices et charmantes, pour ensuite se retrouver dans une situation de « fâcheux esclavage ». Elle connaît les rouages de la parole et se méfie des apparences, d’autant plus d’un homme dont la réputation n’est entièrement bâtie que sur celles-ci. Elle doit donc à son tour revêtir un masque pour tromper son adversaire — parce qu’il s’agit bien de cela, la séduction est une arène, d’autant plus pour la femme. L’objectif n’est pas pour elle de mettre son prétendant à l’épreuve, mais davantage de sonder l’âme de celui-ci, et de confirmer ou démentir ses craintes, puisque son avis à propos du marquis n’évolue pas au cours de la pièce, même après la révélation de Laure. La ruse n’est pas, comme dans L’Épreuve de Marivaux, un moyen de confirmer son choix de mariage, mais un moyen d’être entendue et écoutée. Parce qu’elle est une femme, ce qu’elle pense n’est pas pris en compte, elle doit donc prouver la vérité de son intuition pour être légitime. La ruse lui est nécessaire, c’est un impératif plus qu’un badinage, ce dont l’accuse son frère Damon quand elle lui présente sa stratégie lors de la scène 5 de l’acte I. Il lui faut contrer les attaques de charmes de son prétendant, c’est pour elle une nécessité et non pas un amusement de l’esprit ou un jeu badin.

La ruse apparaît comme nécessaire pour la comtesse, puisqu’elle ne parvient pas à être entendue par son oncle le commandeur lorsque celui-ci lui parle de son prétendant. L’impossibilité pour la comtesse d’exprimer ses doutes et ses envies apparaît clairement dans la répartition de la parole dans les scènes avec le commandeur et la comtesse38. La comtesse est le second personnage, après Laure, dans la répartition des vers. Cependant, dans les scènes qu’elle partage avec le commandeur, sa parole est sans cesse interrompue et elle ne parvient pas à s’exprimer. Elle n’est pas entendue, son avis n’est pas considéré. Elle tente à plusieurs reprises d’exprimer ses doutes, mais le commandeur interprète sa parole avant de l’entendre : « Vous vous trompez, mon oncle, et la chose mérite… / C’est me dire tout bas que je la précipite. / Vous ne daignez pas m’écouter. ». La comtesse se trouve enfermée dans la conception de la femme que se fait son oncle, c’est-à-dire une vision de la femme naïve et superficielle, uniquement intéressée par la beauté.

La première scène montre ainsi le thème de la pièce qui est celui de la tromperie des mots et de l’apparence. La communication entre les êtres apparaît alors comme impossible parce qu’entravée par les préjugés qui entourent les différents genres et les conventions autour du mariage. Ce n’est pas la parole qui permettra à la comtesse de saisir le caractère du marquis, mais bien l’intuition et la ruse. La ruse apparaît ainsi pour la comtesse le seul moyen pour saisir le caractère de l’être qu’elle a en face. La voie directe, qui est celle de la confrontation et de la conversation, est pervertie par les préjugés et les conventions. Le commandeur interprète les doutes et les balbutiements de la comtesse comme étant de la pudeur féminine. Boissy révèle ainsi comme le langage est rempli de sous-entendu. Le langage est présenté dans tout son implicite sociétal. Boissy satirise l’art de la conversation, qui apparaît comme trompeuse et incapable de remplir son objectif premier : permettre la communication entre deux individus.

Sous contrôle masculin, ici l’influence de son oncle, la comtesse n’a pas le choix que de ruser, étant donné l’importance des enjeux. Elle ne peut pas agir trop frontalement envers le Marquis, pour ne pas rompre avec les conventions. Sa position de veuve la rend à la fois plus libre, mais elle reste dépendante du regard que la société pose sur elle et sait que son statut est en sursis. La liberté de la veuve est une liberté intérieure.

La ruse employée par les personnages féminins révèle tout le poids des apparences et des conventions sociales sur les rapports hommes/femmes. Dans une rencontre galante, tous les personnages sont masqués, tout le monde joue un rôle. Le langage est trompeur et ne permet pas aux êtres de se connaître.

Le langage amoureux : entre manipulation et dévoilement §

Le duel amoureux §

Les ruses et les travestissements mis en place par les personnages mettent en valeur la difficulté de la séduction amoureuse, jeu subtil dans lequel il s’agit de percer à jour les intentions de l’autre sans trahir ses émotions. La comtesse à ce titre est particulièrement consciente que la rencontre avec son prétendant est un véritable duel, dans lequel la prétendue beauté du marquis est une arme redoutable. La volonté de la comtesse de se voiler pour ne pas être illusionnée par les charmes du marquis s’inscrit aussi dans une autre conception de l’amour qui commence à voir le jour au xviiie siècle. L’amour passionnel n’est pas valorisé, mais c’est un amour sage qui réside sur le respect et la raison entre les deux partenaires.

Dans les procès en rupture de promesses de mariage portés devant l’officialité de Troyes durant la seconde moitié du xviie siècle, on invoquait presque toujours le manque d’inclination ou le refroidissement de « l’amitié », pour rompre des engagements devenus importuns, et cet argument était toujours entendu par le tribunal.39

En théorie, le mariage n’apparaît plus comme un simple calcul d’intérêt ni comme le fruit d’une passion amoureuse. Si les personnages exigent d’autres conditions que la beauté et l’apparence dans leur futur époux ou épouse, ils sont tous soumis à la difficulté des rapports amoureux. Ceux-ci apparaissent comme un véritable duel dans lequel les deux acteurs doivent jouer le jeu subtil de la séduction amoureuse. La comtesse est bien consciente des stratagèmes de l’amour qui sont utilisés, et particulièrement par des hommes tels que le marquis, c’est-à-dire la séduction et la flatterie. La ruse apparaît pour elle comme une nécessité, comme une arme légitime pour se défendre face à son prétendant :

Mon sexe me prescrit toute une autre conduite,
Je ne dois pas aller si vite ;
Il me convient d’agir plus sagement. 

La comtesse, en tant que veuve sait ce que le mariage signifiera pour elle et éprouve donc la nécessité de cerner son prétendant avant de s’engager davantage. En tant que femme, elle sera sous l’autorité de son mari. Boissy pose ainsi la question au travers de sa pièce de comment l’amour véritable est-il possible dans une société qui se déguise en permanence.

Le langage comme arme sociale §

Boissy inscrit sa pièce, et son théâtre en général, dans le débat de son temps sur la place que prennent la société et ses usages dans la formation de l’homme. La pensée des Lumières fait la distinction entre un homme originel, à l’état de nature, et l’influence que la société a eue sur lui. Certains philosophes font la critique d’une société qui pervertit l’homme et le corrompt. Le langage, outil de communication à la fois vecteur et créateur de sens, est au cœur du monde social et de ses codes. Durant l’Ancien Régime, tout particulièrement au moment du règne de Louis XV où la noblesse est réunie à Versailles, le langage est un véritable moyen de pouvoir. Il s’agit de dire une chose en semblant en dire une autre, et de maintenir en toutes circonstances une forme d’équivoque.

« Détourner le sens » est une façon de dire : prétendre que ce n’est pas cela qu’on suggérait. Convention sûre qui permet d’effacer un état de fait. Lorsqu’il y a refus, tous deux s’accorderont pour ne pas tenir compte du propos avancé : cela ne s’est jamais passé. Comme on n’a rien appelé strictement par son nom, et comme le langage dont on se sert effectivement dans la quête de la satiété est un langage symbolique adapté à cet emploi, on peut tenter des liaisons, nouer presque l’accord, sans s’être en rien exposé. Le balancement fondamental de ce langage promet un système intrinsèque d’autodéfense. Il garantit la retraite et le désaveu ; la responsabilité peut toujours être esquivée.40

Le langage doit toujours permettre l’équivoque : voilà la règle fondamentale qui sous-tend toute communication dans la société mondaine de l’Ancien Régime. On peut et doit toujours cacher ses sentiments. Boissy aborde dans sa pièce la difficulté des rapports entre les individus dans une société où le langage est toujours double et est un outil de pouvoir plus qu’un moyen de communication :

Le mot, dans ce contexte, est vidé de son contenu, Ou plutôt de son contenu littéral, car il en prend souvent un autre : divorce entre signifiant et signifié, ou le signifié normal n’a plus de valeur communicative et même peut-être plus d’existence réelle. Pas un mot ne garde ce rapport intact pour garantir le lecteur d’un texte que dans telle ou telle situation il s’agit en fait d’un « véritable » amour plutôt que d’une liaison de passage.41

La pièce illustre bien cette fonctionnalité du langage, puisque l’enjeu de la pièce se trouve bien dans la séduction et la ruse qui vise à humilier l’autre en lui extirpant, presque de force, sa vérité.

Mais si les hommes nés pour vivre en société trouvèrent à la fin l’art de se communiquer leurs pensées avec précision, avec finesse, avec énergie, ils ne surent pas moins les cacher ou les déguiser par de fausses expressions, ils abusèrent du langage.42

Le langage est une arme, comme en témoigne la volonté marquée de Laure d’obtenir des aveux de la comtesse, afin de l’humilier davantage au moment de sa fuite. Dans son insistance pour obtenir un aveu d’amour, elle montre l’écart qu’il y a entre le moi privé et le moi public. Une fois qu’une parole est prononcée, surtout une parole d’amour, il devient difficile de s’en décharger. La sincérité et le dévoilement de soi apparaissent ainsi comme une faiblesse dans un jeu amoureux où l’essentiel est de ne pas se dévoiler à son adversaire.

Une pensée ne prend de valeur qu’une fois qu’elle est prononcée, et que l’équivoque n’est plus possible. C’est là tout le jeu subtil de la séduction amoureuse : il faut parvenir à être dans une position de force, sans jamais se dévoiler soi-même. Le mariage est ainsi présenté comme un véritable duel, bien loin d’une conception élevée de l’amour. Le mariage est un jeu d’intérêt, d’autant plus chez une noblesse arrêtée et immobilisée, où les alliances sont essentielles pour parvenir au pouvoir. L’intérêt du marquis pour la comtesse réside d’ailleurs dans son argent, il n’a que faire de sa personne. Cette nécessité de l’équivoque apparaît plus importante chez les femmes, en raison de leur manque de liberté. Dire c’est se dévoiler, précisément ce qu’il ne faut pas faire en société.

Sous le masque, la percée du naturel §

Les personnages de la pièce tentent à tout prix de ne jamais se révéler à l’autre, et le langage doit toujours garder cette ouverture vers un double sens. Ils se méprennent tous sur l’identité de l’autre, et pourtant ils éprouvent et expriment des sentiments, des intuitions véritables. Laure, lorsqu’elle décrit à Finette celle qu’elle prend pour la comtesse en fait un éloge, qui est tout à fait significatif pour le spectateur, qui pressent déjà la suite des évènements :

LAURE
On voit qu’en tout ses sentiments sont vrais ;
Sa franchise a crû tels ceux que je lui montrais ;
Mais la plus incrédule en aurait fait de même,
Tant dans la vérité, je les représentais :
Dans l’instant que je la trompais,
J’étais moi-même en secret pénétrée,
Et dans la passion, je suis si bien entrée,
Que je croyais sentir tout ce que je feignais,
Mon âme jusque-là s’était même égarée,
Que son air me touchait quand je l’attendrissais.

C’est là la fausse méprise. Dans le discours des personnages, on peut percevoir ce qu’ils éprouvent et le spectateur, qui connaît la supercherie, trouve plaisir à voir les personnages se berner les uns les autres, mais, sans le savoir, exprimer une vérité dans leur discours. Dans chaque caractère, dans chaque intuition, il y a toujours quelque chose de vrai, mais cela ne fait pas l’entièreté du tableau. Il y a un décalage profond entre la manière dont un personnage se meut dans l’espace et la façon dont il se pense. Les personnages ne semblent plus s’entendre eux-mêmes. La comtesse, la première fois qu’elle aperçoit Laure, la trouve « gelée » sans savoir réellement pourquoi. Laure, à son tour, trouve la comtesse inintéressante et préfère Damon, qu’elle est censée haïr. Damon trouve Laure très plaisante et ne comprend pas pourquoi la comtesse ne veut pas l’épouser. Les personnages ont des intuitions, des expressions qui sont bonnes. Le dehors est trompeur, mais l’intuition ne ment pas. C’est une « fausse méprise », parce qu’il y a bien une méprise, mais l’intuition et les sentiments ne sont pas trompés. Les yeux sont trompés, mais pas le cœur. Aucun personnage ne se méprend réellement sur l’autre. L’amour permet aux individus de voir au-delà des apparences et d’approcher la vérité des êtres, et le masque permet de se libérer des contraintes de la société, comme le dit le divertissement à la fin du manuscrit de 1742 : « Sous le masque, on est moins timide »43. Lors de la scène 3 de l’acte II, Finette ne comprend pas pourquoi Laure défend davantage la comtesse, qui est sa rivale, qu’Hortense. Laure se montre sensible à celui qui est en réalité Damon :

Au point, qu’elle a déjà le don de me déplaire,
Autant que ma rivale, et peut-être un peu plus.
La chose dans mon cœur n’est pas encore bien claire.
Je ne sais qui des deux l’emporte là-dessus.

Boissy développe la même idée dans sa tragédie de 1727 Admète et Alceste, dans laquelle le personnage d’Admète est devenu un roi vertueux et sage après avoir été choisi par Alceste, même s’il n’y était pas destiné initialement. L’amour révèle les cœurs et met en lumière la vertu des individus :

Les personnages déchiffrent à tâtons un message dont ils ont instinctivement compris l’essence. Cette découverte de l’âme est la seule vraie, quoiqu’elle ne soit pas encore confirmée par le langage ; c’est Marivaux qui affirme que « l’âme qui parle ne prend jamais un mot l’un pour l’autre ». […] La vérité fait respirer ; ces personnages n’étaient à aucun moment très confortables sous leurs masques, qu’ils avaient regardés comme une nécessité, jamais comme un plaisir. On jouait un personnage qui n’aimait pas : or c’était faux, on aimait ; en saisissant et en nommant cet amour on est réuni avec soi.44

Dans l’usage du déguisement, il y a aussi une certaine vision de l’amour qui se déploie. L’amour véritable ne semble pas possible si l’on respecte simplement les règles et les conventions établies. Il faut passer par d’autres chemins pour trouver l’amour. C’est comme si l’amour véritable entre deux individus était dénoncé comme impossible dans la société, et que le seul moyen d’y accéder est par la ruse du masque. Tout comme les personnages se masquent, l’amour lui aussi se voile « L’amour, comme ses désirs, déguise son langage45 ». Par l’usage du travestissement, Boissy fait la critique d’une société écrasée par le poids des conventions, dont le langage a perdu sa fonction première qui est de permettre la communication entre les hommes. Les mots ont perdu leur sens et les personnages ne les entendent même plus. Les personnages semblent tellement habitués à interpréter les paroles qu’ils entendent qu’ils n’écoutent plus ce que l’autre dit. Les rapports humains sont tellement codifiés qu’il n’apparaît même plus nécessaire aux personnages de s’écouter. La comtesse est comme piégée dans l’image qu’elle projette volontairement ou involontairement dans la société, image qui provient de son statut social de jeune veuve, soumise à l’autorité masculine de son oncle, mais aussi image sociale de la femme, qui doit en toutes circonstances se comporter avec mesure et préserver son honneur.

L’individu est astreint, en fonction des conventions dont on a déjà parlé, au maintien d’un personnage composé et uni ; il doit dissimuler en lui tout ce qui va à l’encontre de cet homme parfaitement sociable. Il y a aussi à l’intérieur de ce jeu général des subdivisions, des rôles relatifs au sexe ou aux ambitions de chacun.46

La conscience qu’ont les personnages de jouer un rôle et de la nécessité de le maintenir cette projection d’eux-mêmes dans la société, est un thème que reprend Boissy dans sa pièce de 1743 Pamela en France ou la vertu mieux éprouvée. Le personnage de Pamela y parle de ce rôle de femme honorable qu’elle doit maintenir et décrit même la manière d’agir d’un tel personnage :

Oui pour rester tous deux dans notre caractère,
[…] Le sien est d’être fier, trompeur, malhonnête homme,
Il n’en doit pas sortir en m’épousant.
Le mien est d’être sage, honnête et censée
Je ne dois pas le démentir47, […].

Damon, une fois la rusée révélée dans la scène 8 de l’acte III, exprime la tromperie des yeux, mais pas celle du cœur :

Nos yeux étaient déçus par l’erreur des habits,
Mais nos cœurs étaient mieux instruits,
Par le secret indistinct qui les savait conduire,
Sans nous tromper, nous nous sommes mépris.

Aucun personnage de la pièce ne se doute réellement de la situation. Même Crispin, qui reconnaît Finette, ne parvient pas à démêler l’entièreté de la situation. Il n’y a que le spectateur qui voit l’entièreté du tableau et aperçoit avec plaisir comment les personnages ont tous les bonnes intuitions sur ceux qu’ils ont face d’eux, mais ne parviennent pas à apercevoir la vérité derrière les apparences. Les apparences sont trop codées, trop artificielles pour que l’on puisse repérer la vérité derrière tous les déguisements. Le déguisement des différents personnages n’est pas ce qui les masque, contrairement à ce qui serait attendu. Le costume, le masque est déjà présent. Derrière ce déguisement, le naturel se montre pourtant : Laure ne peut pas ignorer sa préférence pour la « comtesse » pour qui elle se prend d’amitié malgré la situation. Le vêtement est toujours un déguisement, puisque tous les personnages sont constamment en train de se représenter au monde. Dans la pensée des Lumières, le vêtement apparaît comme un voile et il empêche la vérité et la simplicité de la communication entre les êtres, puisqu’il est porteur de signes et de conventions sociales.

Les signes naturels, selon l’Encyclopédie, sont les « cris que la nature à établis pour les sentiments de joie, de crainte, de douleur ». […] Quant aux signes d’institution, Rousseau explique qu’il masque les sentiments et les émotions spontanés que la nature fait jaillir chez l’individu, et qu’ils servent aussi à souligner des différences artificielles et sociales entre les hommes. Lui-même en appelle à la transparence des apparences, seul gage de l’amitié entre les hommes est condition nécessaire à leur égalité. Cette transparence, véritable obsession de Rousseau, est une nécessité ressentie par l’ensemble des philosophes des lumières, qui dénonce le caractère artificiel de leur société dont le vêtement en est une illustration.48

La pièce aborde en somme le thème du naturel, qui malgré le fait qu’il soit entièrement voilé derrière les déguisements, mais surtout derrière les conventions et les règles sociales, est toujours perçu d’une manière ou d’une autre par les personnages.

Non seulement, dans l’ordonnance de la pièce, chaque personnage surprend tous les autres, mais surtout se surprend généralement lui-même et, lorsqu’il se surprend lui-même sur le fait, ou qu’il est surpris à tricher ou à laisser filtrer ce que confusément, il souhaitait cacher, ce même personnage a bien du mal à se comprendre.49

Comme Marivaux dans sa pièce La Seconde Surprise de l’amour, représentée en décembre 1727, Boissy montre l’éclosion du sentiment amoureux entre les deux personnages, qui ne se connaissent pas au début, qui ne se destinent pas l’un à l’autre et se méprennent.

Aucun personnage de la pièce ne se doute réellement de la situation. Même Crispin, qui reconnaît Finette, ne parvient pas à démêler l’entièreté de la situation. Il n’y a que le spectateur qui voit l’entièreté du tableau et aperçoit avec plaisir comment les personnages ont tous les bonnes intuitions sur ceux qu’ils ont face d’eux, mais ne parviennent pas à apercevoir la vérité derrière les apparences. Les apparences sont trop codées, trop artificielles pour que l’on puisse repérer la vérité derrière tous les déguisements.

Il s’agit de deux personnes qui s’aiment pendant toute la pièce mais qui n’en savent rien eux-mêmes et qui n’ouvrent les yeux qu’à la dernière scène. Ils ignorent l’état de leur cœur et sont le jouet du sentiment qu’ils ne soupçonnent rien en eux.50

La pièce aborde en somme le thème du naturel, qui malgré le fait qu’il soit entièrement voilé derrière les déguisements, mais surtout derrière les conventions et les règles sociales, est toujours perçu d’une manière ou d’une autre par les personnages. C’est cela que dénonce aussi Boissy dans sa pièce : l’artificialité des rapports qui fait que chacun doit constamment se voiler pour atteindre ce qu’il veut. Boissy ne fait pas tant la critique des personnages qui se masquent, mais de l’artificialité des rapports entre les hommes qui sont corrompus par la société. Il s’agit d’une vision de la noblesse « féminisée », c’est-à-dire devenue passive, séductrice, corrompue.

Ainsi, Boissy présente cette société, qui veut comme un théâtre dans lequel chacun occupe le rôle qui lui a été assigné par la naissance et la condition sociale, mais dans une société en transition qui met de plus en plus en avant l’idée d’une liberté humaine et d’une perfectibilité de l’individu, capable d’évoluer au nom de la vertu et de la raison humaine. Les personnages de Boissy apparaissent ainsi dans cet entre-deux. Ils ne s’affirment pas encore pleinement en dehors des conventions sociales, mais revendique, par la ruse, le travestissement, une individualité propre qui sort des attentes et des règles établies par la société. Les personnages de Boissy, même les plus stéréotypés d’entre eux, sont plus libres qu’ils n’y paraissent. Le théâtre de Boissy incarne bien son époque en transition, nourrie de nouvelles réflexions et de philosophies émancipatrices de l’homme, sans que les choses soient fondamentalement bouleversées.

Note sur l’établissement du texte §

Éditions §

1° ŒUVRES / DE MONSIEUR / DE BOISSY, / CONTENANT / Son Théâtre François & Italien. / NOUVELLE ÉDITION, / Revuë, corrigée, & augmentée plusieurs / Pièces nouvelles. / TOME SEPTIÈME. / Fleuron / A AMSTERDAM ET A BERLIN, / Chez JEAN NEAULME, Libraire, / M. DCC. LVIII.

2° [Ms]

3° LA FESTE D’AUTEUIL, / ou / LA FAUSSE MÉPRISE, / COMEDIE / En Vers, & en trois Actes. / De Monsieur DE BOISSY. / Représentée pour la premiere fois, par les Comédiens François, au mois d’Août / 1743. / Le prix est de trente sols. / Fleuron ? / A PARIS, / Chez JACQUES CLOUSIER, rue Saint Jacques, / à l’Ecu de France. / M. DCC. XLV. / Avec Approbation & Privilege du Roi.

4° Œuvres / de théâtre / de / MR. de Boissy. / THEATRE FRANÇOIS. / A PARIS, / Chez PRAULT Père, Quay de Gêvres, au Paradis, / M. DCC. LI / avec Privilege du roi. / TOME VIII.

5° ŒUVRES / DE THEATRE / DE / MR. DE BOISSY, / DE L’ACADÉMIE FRANÇOISE. / NOUVELLE ÉDITION, / Augmentée de trois Pieces. / A PARIS, / Chez N. B. DUCHESNE, Libraire, rue S. Jacques, / au-dessous de la Fontaine saint Benoît, / au Temple du Goût. / M. DCC. LVIII / Avec Approbation et Privilège du Roi.

 

Nous utilisons l’édition de 1758 par l’éditeur Jean Neaulme comme édition de référence. C’est la dernière édition parue du vivant de l’auteur. L’édition de 1745 ne diffère pas du tout de l’édition de 1758, nous faisons le choix de la dernière parue. L’édition N. B. Duchesne n’est pas une édition à proprement parler. Duchesne regroupe des impressions séparées des pièces, chacune avec sa pagination et sa page de titre. L’édition regroupe les pièces de la même manière qu’elles sont présentées dans l’édition de Prault de 1751. L’édition de 1758 de Neaulme est une édition corrigée et adaptée de la pièce, avec une classification moins marquée entre les pièces montées au Théâtre français et les pièces jouées par les Italiens. La Fête d’Auteuil figure dans le tome VII de l’édition des œuvres complètes, ce qui laisse entendre que Boissy ait pu avoir une participation à l’édition de la pièce, même si l’année de publication est la même que celle de sa mort. L’édition de 1758 possède un fleuron sur sa page de garde, ainsi qu’à la première page de La Fête d’Auteuil et chaque fin d’acte dans la pièce.

Établissement du texte §

Les éditions publiées au xviiie siècle possèdent un certain nombre de particularités linguistiques qui ont été adaptées aux règles d’écritures et de lectures de cette époque. Nous modernisons et nous uniformisons l’orthographe de ces termes, à moins que ceux-ci ne se trouvent à la rime, auquel cas nous les conservons tel qu’ils sont dans l’édition de 1758. Cette modernisation s’est faite dans le respect du texte originel, en vue de facilité l’accès au texte. Nous reprenons ci-dessous les ajustements qui ont été faits.

Ainsi, « tems » a été corrigé en « temps ». Cette modification s’est aussi faite sur l’adverbe « long-tems » corrigé en « longtemps » : v. 3 : « tems » : temps | v. 26 : « long-tems » : longtemps | v. 534 « tems » : temps | v. 855 : « tems » : temps.

Le pluriel des noms en -ant ou -ent, qui se présente dans le texte en -ans/-ens, a été corrigé. Au lieu de « amant/amans », on retrouvera « amant/amants » : v. 77 « agrémens » : agréments | v. 288 « parens » : parents | v. 407 « innocens » : innocents | v. 449 « amans » : amants | v. 517 « parens » : parents | v. 552 « amans » : amants | v. 881 « sentimens » : sentiments | v. 979 « charmans » : charmants.

La conjugaison des verbes à l’imparfait et au conditionnel s’écrit encore « oi » dans le texte de 1758, alors même que la prononciation a déjà évolué. Nous adaptons les terminaisons en -oi en -ai, à moins que le verbe ne se trouve à la rime, auquel cas nous conservons alors l’écriture originelle. Cette orthographe se retrouve aussi pour les noms de peuple ainsi que dans certains autres mots, que nous avons aussi remplacé : v. 827 « paroît » : paraît | v. 40 « foiblement » : faiblement | v. 92 » attiroit » : attirait | v. 103 « allois » : allais | v. 141 « connoît » : connaît | v. 159 « foible » : faible | v. 248 « connoissance » : connaissance.

De même, la terminaison de certains verbes à la deuxième personne du pluriel se terminant en « és » a été corrigée pour son équivalence moderne « ez » : v. 493 « épargnés-moi » : épargnez-moi | v. 509 « pardonnés » : pardonnez | v. 539 « blâmés » : blâmez | v. 1015 « convenés » : convenez | v. 1112 « daignés » : daignez.

Le verbe « sçavoir » et ses formes conjuguées ont été remplacés par la forme « savoir » : v. 831 « sçaurois » : saurais | v. 842 : « sçai » : sais | v. 109 « sçachez » : sachez. | v. 119 « sçaurez » : saurez | v. 185 « sçavoir » : savoir | v. 191 « sçait » : sait | v. 200 « sçavez » : savez.

Les verbes savoir et voir à la première personne du singulier sont parfois orthographiés sans -s, nous corrigeons ces occurrences : v. 764 « voi » : vois | v. 1126 « sçai » : sais.

Nous avons délié l’esperluette « & » en « et » : v. 58 « & » : et | v. 76 « & » : et | v. 96 « & » : et | v. 108 « & » : et | v. 111 « & » : et.

Nous avons aussi corrigé les accents circonflexes sur l’adverbe « plutôt », écrit dans le texte « plûtôt » : v. 399 « plûtôt » : plutôt | v. 573 « plûtôt » : plutôt | v. 932 « plûtôt » : plutôt.

Certains mots possèdent un accent, parfois pour des raisons de prononciation classique, que nous corrigeons selon l’orthographe moderne : v. 133 « païra » : paiera | v. 400 « flâteuse » : flatteuse | v. 597 « vûe » : vue | v. 620 « flâtez » : flattez | v. 686 « vûs » : vus | v. 690 « pû » : pu | v. 917 « flâmes » : flammes.

Les adverbes écrits comme des mots composés dans le texte ont été corrigés dans leur forme moderne : « plus-tôt » ; « par-tout » ; « long-tems » : v. 482 « par-tout » : partout | v. 506 « si-tôt » : sitôt | v. 507 « long-tems » : longtemps | v. 654 « aussi-tôt » : aussitôt | v. 675 « bien-tôt » : bientôt.

Parfois, deux mots sont reliés ensemble par un tiret. Nous avons également supprimé ceux-ci afin de correspondre davantage avec l’écriture moderne : v. 146 « très-sage » : très sage | v. 365 « même-temps » : même temps | v. 369 « vrai-semblable » : vraisemblable | v. 962 « très-nouvelle » : très nouvelle | v. 831 « sur-tout » : sur tout.

Boissy n’utilise pas les majuscules uniquement en début de phrase ou pour les noms propres de personnes ou de lieux. En vue de faciliter la lisibilité, nous avons réhabilité l’usage moderne en laissant les majuscules uniquement pour les noms propres. Les majuscules ont aussi été conservées pour les termes au vocatif, ainsi que pour le titre des personnages « Comtesse » « Marquis » « Commandeur », qui font office de nom pour les personnages.

Nous modernisons aussi les « -y » en « -i » : v. 10 « joye » : joie | v. 212 « gayment » : gaiement | v. 218 « gayté » : gaieté | v. 308 « gayment » : gaiement | v. 402 « joïeuse » : joyeuse | v. 521 « joye » : joie| v. 976 « aye » : aie.

Nous modernisons aussi l’orthographe du mot « fête », qui est orthographié dans le titre comme « feste ».

Les s longs ont aussi été modernisés pour faciliter la lecture, étant donné que cela peut parfois faire obstacle à la compréhension.

Nous avons uniformisé l’orthographe du mot « hussard », qui est différemment orthographie tout au long du texte : v. 222 « housard » : hussard | v. 260 « housard » : hussard | v. 300 « housard » : hussard.

Les consonnes de certains noms sont doublées dans le texte, nous adaptons l’orthographe aux usages modernes : v. 155 « allarme » : alarme | v. 428 « indiscrette » : indiscrète | v. 998 « fidelle » : fidèle | v. 992 « secrettes » : secrètes.

Nous doublons aussi les consonnes de certains mots : v. 684 : « aprenez » : apprenez | v. 138 « aprendre » : apprendre | v. 243 « apeller » : appeler | v. 246 « s’apellera » : s’appellera | v. 342 « frapé » : frappé | v. 352 « s’aprête » : s’apprête | v. 467 « aparemment » : apparemment | v. 98 « apelle » : appelle | v. 36 : « s’enflâmer » : s’enflammer | v. 396 « apui » : appui | v. 820 : « frape » : frappe | v. 838 « oposé » : opposé | v. 873 « aprouve » : approuve | v. 875 « raporte » : rapporte.

Les verbes du deuxième groupe en -re ne sont souvent pas orthographiés avec un -d en terminaison, nous corrigeons cette orthographe : v. 260 « attens » : attends | v. 244 « prens » : prends | v. 126 « attens » : attends | v. 96 « entens » : entends | v. 411 « prétens » : prétends | v. 713 « prens » : prends.

Nous adaptons aussi certains noms qui prennent la terminaison -x au pluriel à l’orthographe moderne : v. 431 « loix » : lois | v. 707 « loix » : lois.

Nous corrigeons aussi l’orthographe de certains mots qui s’écrivent différemment aujourd’hui : v. 318 « œconomie » : économie.

Nous remplaçons au vers 352 « vieux » par « vieil ».

Le texte possède aussi des coquilles dont nous corrigeons l’orthographe : v. 65 « porrrait » : portrait | V. 324 « mistère » : mystère | v. 1251 « mour » : moi | v. 1265 « mort » : morte.

La ponctuation a été reproduite à l’identique, à moins de faire directement obstacle à la lecture. Elle a un rôle d’emphase sur certaines tournures de phrases, et pouvait servir comme indication pour les acteurs. C’est le cas pour les nombreux points de suspension, allant parfois jusqu’à six. Nous avons supprimé la virgule qui est présente dans l’édition de 1758 au vers 1192 « Voyons, mon frère, […]. » car l’interjection « mon frère » n’est pas un vocatif, mais un complément direct du verbe. Nous faisons de même au vers 454 « Ma rivale, est long-tems » : ma rivale est longtemps.

LA FÊTE D’AUTEIL, OU LA FAUSSE MÉPRISE.

COMÉDIE. §

ACTEURS §

  • LE COMMANDEUR.51
  • LA COMTESSE, Nièce du Commandeur.
  • DAMON, Frère de la Comtesse, déguisé en Femme.
  • LAURE, déguisée en Marquis.
  • FINETTE, déguisée en Hussard*.
  • CRISPIN, Valet de Chambre de Damon.
  • LA FLEUR, Laquais
La Scène est à Auteuil, chez le Commandeur.
{p. 197}

LA FÊTE D’AUTEUIL §

COMÉDIE

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

LE COMMANDEUR, LA COMTESSE.

LE COMMANDEUR.

OUI, dans la fête que j’ordonne,
Je veux faire briller, par l’air qui l’assaisonne
Le bon goût de mon temps que je vois éclipsé ;
Et que le bal d’hier, dont tout Paris raisonne,
5 Soit par l’éclat du mien hautement effacé.
Ma nièce c’est pour toi qu’aujourd’hui je le donne.

LA COMTESSE. {p. 198}

Pour moi !

LE COMMANDEUR.

Ton mariage à demain est fixé.

LA COMTESSE.

Quoi ! sitôt ?

LE COMMANDEUR.

Je ne puis par trop de diligence,
Ni par trop de magnificence
10 Témoigner de la joie où je suis,
De voir former une alliance,
Qui doit unir ma nièce au fils
Du meilleur, du plus cher de tous mes vieux amis ;
Il joint l’éclat du sang aux biens si nécessaires ;
15 Il n’a pas vingt ans accomplis :
En adresse, à personne il ne le cède guères ;
De la figure il remporte le prix ;
C’est le plus beau de tous les mousquetaires*.
De ton premier hymen* les nœuds mal assortis,
20 Ne t’ont fait éprouver qu’un fâcheux esclavage :
Il faut qu’un second mariage,
Te liant au destin d’un mari mieux tourné,
De ce malheur te dédommage,
Et te fasse à son tour, sentir tout l’avantage
25 D’un lien proportionné,
Tel que depuis longtemps mon soin te le ménage.
Le Marquis, c’est l’époux que je t’ai destiné,
Est tout exprès revenu de Bretagne.
On a peint ta beauté si parfaite à ses yeux,
30 Que dans l’ardeur qui l’accompagne,
Il a pressé son retour en ces lieux.
Son père me l’écrit ainsi. L’amour, d’avance…..

LA COMTESSE.

Mon oncle, c’est plutôt un désir curieux
Qui cause son impatience ;
35 Ce n’est plus l’usage aujourd’hui52
De s’enflammer sur le rapport d’autrui, {p. 199}
Pour une maîtresse inconnuë,
Pour moi, qui suis plus ingénuë53 ;
J’avouerai que le bien que l’on m’a dit de lui,
40 Ne m’a, jusqu’à présent, que faiblement émuë.
Je n’en crois que mes yeux, ou plutôt ma raison,
Mon âme, en attendant, demeure suspenduë.

LE COMMANDEUR.

Il va se rendre ici, tu changeras de ton ;
Tu fais en vain la résoluë,
45 Ma nièce, il est fait de façon
Qu’il te subjuguera dès la première vuë.
A l’aspect d’un si beau garçon,
Tu voudras qu’au plutôt l’affaire soit concluë :
Adieu ; je veux qu’Auteuil l’emporte sur Paris,
50 Par la fête et les jeux que je vais faire éclore.
Je veux, pour rehausser leur prix,
Que la baronne que j’adore,
Depuis trente ans que j’ai l’honneur particulier
De me dire son chevalier54
55 De sa présence les honore.
Je vole, de ce pas, la chercher à Passi,
Et je veux, avec elle, ouvrir le bal ici.
(Il sort)

SCENE II. §

LA COMTESSE

seule.
Un hymen* si subit m’inquiète et me trouble ;
Je sais que, du marquis, le mérite est vanté ;
60 Mais ce mérite est tel que ma crainte redouble.
On exagère sa beauté ;
Par cet endroit, on le cite, on le nomme ;
Qu’on dise simplement d’un homme,
Qu’il est bien fait, qu’il a l’air fin, spirituel, {p. 200}
65 Ce portrait-là prévient ; mais que par préférence,
On l’appelle le beau, le beau par excellence ;
C’est l’éloge le plus cruel55,
A mon gré, qu’on en puisse faire :
Pour ces aimables-là, j’ai naturellement
70 Une haine particulière,
Et qui dit beau, dit sot* communément ;
La plupart n’ont qu’un sentiment ;
Celui de s’admirer, celui de se complaire,
De s’aimer seuls fidèlement ;
75 Et le ciel, libéral avec juste mesure,
Ne les décore, et ne les enrichit
Des agréments de la figure,
Qu’en rabattant sur les dons de l’esprit.
Je tremble, dans le fond de l’âme,
80 Que ce marquis charmant, qui va se présenter,
Ne soit un fat*, plus propre à coqueter*,
Qu’à faire dans le fonds le bonheur d’une femme :
C’est un point capital, dont je veux m’éclaircir.
Voyons mon frère, il pourra me servir
85 Dans l’embarras où j’ai lieu d’être,
Et je vais le faire avertir
Par Crispin que je vois paraître.

SCENE III. §

LA COMTESSE, CRISPIN.

LA COMTESSE.

Mon frère est-il rentré ?56 je veux l’entretenir.

CRISPIN.

Non, je l’attends, Madame, avec impatience ;
90 J’ai devancé ses pas par son ordre pressant ;
Je suis surpris qu’il tarde tant : {p. 201}
Le bal qui l’attirait avec toute la France,
A dû céder la place au soleil éclatant.
Comme il est déguisé sous les traits d’une brune,
95 Peut-être a-t-il trouvé quelque bonne fortune ?
Mais on monte à grand bruit, et j’entends parler haut.

SCENE IV.57 §

LA COMTESSE, DAMON déguisé en femme, CRISPIN.

DAMON

dans la Coulisse.
Crispin ! hola, coquin ! hola, maraud !

CRISPIN.

Oh ! pour le coup, c’est lui, le voilà qui m’appelle
Par mon nom propre, et par mes attributs ;
100 Maraud, coquin, ces mots désignent mes vertus.
Je cours… Mais il prévient mon zèle.

DAMON

rencontrant Crispin.
Que ne viens-tu, faquin58, quand tu m’entends crier ?

CRISPIN.

J’allais, Monsieur…

DAMON.

Viens, suis-moi, que je quitte
Tout cet attirail au plus vite ;
105 Je suis brisé, rompu par ce maudit panier59.

LA COMTESSE.

Mon frère, arrêtez-vous, que je vous examine :
Comment ! sous nos habits vous êtes tout au mieux
J’admire vos bons airs, et votre bonne mine.

DAMON.

Vous badinez*, ma sœur ; mais sachez que mes yeux
110 Ont fait au bal, des conquêtes sans nombre.

LA COMTESSE.

Mon frère, je le crois, sous le masque et dans l’ombre. {p. 202}

DAMON.

Non, à visage découvert,
Pour ne rien dérober à l’honneur de mes charmes,
J’ai forcé trente cœurs à me rendre les armes.

LA COMTESSE.

115 Trente cœurs !

DAMON.

Oui, trente cœurs de concert60,
Et si vous me fâchez, j’irai jusques à mille :
Tout cède à mes attraits ; j’ai le destin d’Achille61.
Adieu. Je suis accablé de sommeil ;
Vous saurez en détail, ce soir à mon réveil,
120 Les libertés que j’ai défaites.

LA COMTESSE.

Non, de grâce, aujourd’hui restez comme vous êtes.
Vous serez déguisé pour le bal de tantôt ;
Vous êtes si bien en cornettes62 :

DAMON.

Vous vous moquez de moi.

LA COMTESSE.

Non, mon frère, il le faut ;
125 Très sérieusement sous cet habit propice
J’attends63, et vous pouvez me rendre un grand service.

DAMON.

Mais ne le puis-je pas sans ce déguisement ?

LA COMTESSE.

Il est essentiel au projet que je forme ;
C’est un plaisir enfin que j’exige de vous.
130 Crispin, un moment laissez-nous.
Crispin sort.
{p. 203}

SCENE V. §

DAMON, LA COMTESSE.

DAMON.

Songez donc que je suis d’une fatigue énorme.

LA COMTESSE.

Le triomphe éclatant64 qui vous en reviendra,
Vous paiera de la peine, et vous délassera65 :
Je dis plus, c’est une victoire
135 Digne de vos appas, et qui manque à leur gloire :
Mon discours vous en convaincra.

DAMON.

Quel est donc ce projet que je ne puis comprendre ?

LA COMTESSE.

En deux mots je vais vous l’apprendre :
Le Marquis en ce lieu doit se rendre aujourd’hui.

DAMON.

140 Oui, je sais qu’on l’attend pour votre mariage.

LA COMTESSE.

Il ne me connaît pas ; il s’agit devant lui,
De jouer bien mon personnage66 ;
Et de passer pour moi sous cette robe-là.

DAMON.

L’étrange dessein que voilà !
145 Jamais rien de si fou n’entra dans une tête.

LA COMTESSE.

Il doit par-là vous plaire. Il est très sage au fonds.

DAMON.

Qui vous porte à cela ? parlez :

LA COMTESSE.

J’ai mes raisons.
C’est un caprice, une folie.
On dit que le Marquis est un aimable, un beau.
150 Je veux moi qui ne suis tout au plus que jolie, {p. 204}
Je veux voir, admirer sa personne accomplie,
En simple spectatrice, et dans l’incognito,
Comme on admire un excellent tableau.

DAMON.

Ah ! vous voilà vous autres femmes :
155 Le nom de beau vous révolte d’abord,
Jette l’alarme dans vos âmes.

LA COMTESSE.

Mais, Monsieur, dans le fonds avons-nous si grand tort ?
Sied-il aux hommes…

DAMON.

Non, j’en demeure d’accord ;
C’est usurper vos droits, mesdames,
160 Et c’est vous attaquer par votre faible.

LA COMTESSE.

Ou notre fort :
Ne pensez pas railler sur ce chapitre ;
Rien n’est plus révoltant que l’air et le maintien
Plus mince que l’esprit67, plus sot* que l’entretien,
De ces beaux par état ; de ces charmants en titre ;
165 Et c’est à les définir bien,
C’est un être équivoque68, une espèce amphibie69,
Qui vole notre sexe, et qui masque le sien.
De tous deux à la fois, ah ! qu’il mérite bien,
La juste aversion, la vive raillerie !
170 Je vous dirai qu’en mon particulier70
Je les honore, moi, d’un mépris singulier,
Et d’une forte antipathie,
Que j’aurais plaisir à les humilier !

DAMON.

Bon ! ma sœur, jalousie, entre vous de métier71,
175 Il ne fait pas qu’ici je vous le dissimule,
La beauté…

LA COMTESSE.

La beauté ! vous devez la cacher ;
Il n’appartient qu’à nous de l’afficher {p. 205}
Chez nous c’est un état72, chez vous un ridicule.

DAMON.

Vous nous jetez dans l’embarras ;
180 Quand un homme est né beau, voulez-vous, pour vous plaire,
Qu’il défigure ses appas :
Qu’il aille…

LA COMTESSE.

Non, je veux, mon frère,
Qu’il les ignore, ou n’en fasse aucun cas.

DAMON.

Le Marquis, j’en suis sûr, est de ce caractère.

LA COMTESSE.

185 Voilà ce que je veux savoir,
Par le moyen dont je vous prie :
Pour prélude du bal qu’on prépare ce soir,
Je vais me déguiser, sans être travestie73.

DAMON.

Mais, moi, je le serai d’une façon…

LA COMTESSE.

Jolie74.

DAMON.

190 Quel rôle75 ferez-vous ?

LA COMTESSE.

Mais celui d’une amie.
En badinant*, peut-être, que sait-on ?
Il pourrait arriver…

DAMON.

Ah ! ma sœur, vision !
Extravagance pure et changez de pensée ;
Vous voilà bien embarrassée,
195 Pour choisir un époux, faut-il tant de façon ?
Voyez d’abord celui qu’on vous propose
Et si son air vous indispose,
Sans un plus long détour, et sans autre examen,
Imitez mon exemple et rompez votre hymen* :
200 Vous savez qu’on voulait me donner une femme, {p. 206}
Jeune à la vérité, mais laide à faire peur ;
A son premier aspect je reculai d’horreur,
Et je lui dis, bon soir, madame,
Je ne serai jamais que votre serviteur.

LA COMTESSE.

205 Mon sexe me prescrit toute une autre conduite,
Je ne dois pas aller si vite ;
Il me convient d’agir plus sagement.

DAMON.

En exigeant de moi cette métamorphose,
Votre esprit se conduit bien plus étourdiment ;
210 C’est peu que vous risquiez, moi-même je m’expose.

LA COMTESSE.

Mon frère, au sérieux vous prenez trop la chose ;
Traitez-la plus gaiement : ce n’est qu’un tour de bal76.

DAMON.

C’est un tour dont j’augure mal,
Le jour…

LA COMTESSE.

Le justifie.

DAMON.

Et le lieu…

LA COMTESSE.

L’autorise.

DAMON.

215 Mais mon oncle…

LA COMTESSE.

Est absent, et tout nous favorise.

DAMON.

Je vois qu’il faut se rendre, en dépit qu’on en ait.
Le sort conduise à bien notre folle entreprise.

LA COMTESSE.

Oui, ma gaieté vous le promet.
{p. 207}

SCENE VI. §

DAMON, LA COMTESSE, CRISPIN.

CRISPIN.

Excusez si je vous dérange.
Mais le Marquis arrive…

DAMON.

Il arrive !

CRISPIN.

220 Oui, Monsieur.

LA COMTESSE.

Comment déjà !

CRISPIN.

Madame, il est beau comme un ange,
Et son petit hussard* est joli comme un cœur.

LA COMTESSE

à Damon.
Avant de nous montrer, courons à ma toilette.
Mon frère, en cet instant, tout bien considéré,
225 Vous n’êtes pas encore assez belle à mon gré.
Hâtons-nous, il faut que je mette
Le dernier lustre à votre éclat
Le moment est critique, et le pas délicat.

DAMON.

Oui, des plus délicats ; vraiment, je le confesse,
230 Si près du péril qui me presse,
Tout brave que je suis, ma Sœur, le cœur me bat.

LA COMTESSE.

Rassurez-vous, venez vous mettre sous les armes77 ;
Contre le beau Marquis, vous devez disputer,
D’agréments et de charmes78 ;
235 Et si vous voulez l’emporter,
Ou des grâces, du moins partager l’avantage,
Vous n’en sauriez trop emprunter, {p. 208}
Ni des secours de l’art faire un trop prompt usage.

DAMON

à la Comtesse.
Allons donc rehausser l’éclat de mon visage,
240 Et tâcher décemment de vous représenter :
Toi, Crispin, je te fais une défense expresse
De m’appeler ton maître, ou bien monsieur,
Je prends l’état et le nom de ma sœur.

CRISPIN

à Damon.
Cela suffit, Madame la Comtesse.
245 Et Madame s’appellera ?

LA COMTESSE.

Mademoiselle, ou bien Hortense.
Et je tiendrai le rang de simple connaissance.
Garde toi de rien dire, et retiens bien cela.

CRISPIN.

Mademoiselle, et vous, Monsieur, comptez sur mon silence.

DAMON.

Monsieur !

CRISPIN.

250 Madame, ah ! votre serviteur
Ne fera plus de ces méprises.

DAMON.

Ayez plus de mémoire, ou butord79 vos sottises…

CRISPIN.

Madame, et vous de grâce, ayez plus de douceur.
Damon sort avec la Comtesse.
{p. 209}

SCENE VII. §

CRISPIN

seul.
Quel est donc leur dessein ? je n’y puis rien comprendre.
255 Mais le Marquis paraît leste80, vif, empressé81.

SCENE VIII. §

LAURE déguisée en Marquis, FINETTE déguisée en hussard*, CRISPIN.

CRISPIN

à Laure.
Monsieur, dans ce salon, Madame va se rendre,
Et vous venez d’être annoncé.
Ayez, dans ce fauteuil, la bonté de l’attendre.

LAURE.

C’est assez, je l’attends.

CRISPIN

à part.
De ce jeune hussard*,
260 Les yeux mutins82, et la mine friponne83,
Me rappellent des traits, que j’ai vus autre part,
Et sa ressemblance m’étonne.
Il sort.
{p. 210}

SCENE IX. §

LAURE, FINETTE.

FINETTE.

Je suis seule avec vous. Je puis parler sans fard84.
En vérité, Mademoiselle,
265 Je ne vous conçois pas, dans vos hardis projets.
Je frémis de la suite, et j’en crains les effets.

LAURE.

Finette tremble ?

FINETTE.

Oui, pour vous.

LAURE.

Et pour elle.
Moi, j’augure bien du succès,
Et ce plumet85 me donne une audace nouvelle.

FINETTE.

270 Moi, sous ce fier bonnet, j’ai presque le frisson.
J’aurais plus de courage avec un de dentelle.
Dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi prendre le nom
De votre Marquis infidèle ?
Pourquoi, sous ces habits, venir dans la maison
275 De l’oncle de votre rivale ?
A la veille du jour et de l’heure fatale,
Qui doit former leur union ?

LAURE.

Pour leur jouer, Finette, un tour de ma façon.
Dans ce déguisement, qui cause tes alarmes,
280 J’écoute, de mon cœur, beaucoup moins le dépit
Et l’ardeur de venger la gloire de mes charmes,
Que l’enjouement* de mon esprit86.

FINETTE.

L’enjouement* ! pouvez-vous employer ce langage,
Quand le Marquis vous fait le plus sensible outrage ;
285 Il vous aime, il vous rend un hommage assidu {p. 211}
Il vous demande en mariage
A vos parents dont il est bien reçu ;
Et pour gagner son père, entreprend son voyage ;
Puis l’ingrat, tout à coup, sans vous dire pourquoi,
290 Vous quitte pour une autre, et moins belle, je gage.

LAURE.

La Comtesse d’Erval a plus de bien que moi,
Et si, pour l’épouser, il me manque de foi,
Si quatre mois d’absence en ont fait un volage,
Je ne dois pas m’en plaindre, il a suivi l’usage,
295 Qui, d’un tel changement, a fait presque une loi,
Et veut que la plus riche obtienne l’avantage.

FINETTE.

Moi, j’irais dans son cœur enfoncer un poignard,
Ou, le sabre à la main, l’attendant au passage,
Je le tue…

LAURE.

Pour le coup, tu parles en hussard*
300 J’en veux avoir raison d’une façon plus sage.
Comme l’amour pour lui me touche faiblement,
Il n’entre point dans mon ressentiment,
Ni désespoir, ni fureur, ni tristesse.
Je n’en veux point aux jours de mon amant,
305 Je ne viens point percer le cœur de la Comtesse.
Non, le mouvement qui me presse
N’est qu’un désir malin de me venger gaiement ;
Et c’est au bal d’hier, que j’en dois la pensée.
Cette vengeance est plus sensée :
310 Je trouve, en l’exerçant, l’art de me réjouir ;
Je l’ai, cette nuit commencée,
Et ce matin ici, je viens pour la finir.

FINETTE.

Mais songez-vous bien, je vous prie,
Que le Marquis que l’on attend,
315 Et dont vous êtes la copie,
Peut arriver à chaque instant,
Et déranger l’économie87 {p. 212}
De ce projet qui vous rit88 tant.

LAURE.

Non, dans ce jour je l’en défie,
320 Ses pas sont retenus, grâce aux soins que j’ai pris.

FINETTE.

Retenus ! pourquoi donc, aurait-il une affaire89 ?

LAURE.

Oui, généreusement, je la prête au Marquis.90

FINETTE.

Daignez-vous expliquer. Quel est donc ce mystère ?

LAURE.

C’est un vrai tour de Page91, et de bon cœur j’en ris,
325 Sortant du bal…

FINETTE.

Eh bien ?

LAURE.

Par mes avis,
J’ai fait mettre aux arrêts notre beau mousquetaire*,
Qui plus que toi, doit en être surpris.

FINETTE.

Par quel hasard, parlez, charmante Laure ?

LAURE.

Par un trait singulier, que j’ai mis à profit.
330 Tu sais que pour aller au bal de cette nuit,
Où tout Paris était, et dont il parle encore,
Je me suis déguisée en homme sans dessein.
Mon travestissement, comme le tien, enfin,
N’est que l’ouvrage du caprice.
335 Par un coup heureux du destin,
Il m’a rendu plus de service,
Causé plus de plaisir que s’il avait été
Le fruit d’un complot médité.
Dans la foule du bal, après t’avoir perdue,
340 Le Marquis démasqué dans un coin écarté,
Est le premier objet, qui m’a frappé la vuë.
Comme il entretenait avec vivacité,
Un autre mousquetaire* assis à son côté, {p. 213}
Je me suis approchée, et sans être connuë
345 Sous cet habit qui me cachait,
J’ai prêté doucement une oreille attentive,
Et j’ai distinctement entendu qu’il disait :
« Oui, mon cher, en poste j’arrive
« Pour épouser demain la Comtesse d’Erval ;
350 « Choisi par son vieil oncle, au sortir de ce bal,
« Dans sa maison d’Auteuil, où notre hymen* s’apprête,
« Pour la première fois, j’irai voir ma conquête ;
« Je sais qu’on m’y prépare un somptueux régal,
« Et puis, sans vanité, te prier d’une fête,
355 « Dont je serai le héros principal.
A peine, du Marquis, ai-je ouï ces paroles,
Que j’ai conçu dans le moment,
Une vengeance des plus folles.

FINETTE.

Je vous écoute avidement.

LAURE.

360 Je préviens, j’avertis tout bas adroitement,
Un de leurs officiers, qui vient à ma rencontre,
Que le Marquis vient d’avoir sur le champ,
Avec son camarade un démêlé sanglant ;
En même temps du doigt à ses yeux je les montre,
365 Ajoutant que tous deux, d’un coup d’œil menaçant,
Se sont donnés le mot, pour se battre en sortant.
Le hasard, qui m’est favorable,
Veut, pour rendre la chose encore plus vraisemblable,
Qu’ils se lèvent alors, en se serrant la main ;
370 Mon homme, qui les voit, à ce geste équivoque,
Ne doute plus de leur dessein ;
Il marche sur leurs pas ; l’amant dont je me moque,
A la porte se voit arrêté le premier. 92
L’officier, sans vouloir l’entendre,
375 Dans leur hôtel le force de se rendre,
Et jusqu’à nouvel ordre, on l’y tient prisonnier.
Le plaisir que j’en ai, ne saurait se comprendre, {p. 214}
Et juge, à ses dépens, si je sais m’égaïer.

FINETTE.

Vraiment à se venger, votre amour n’est pas gauche93,
380 Et le trait est malin autant que singulier.

LAURE.

De ceux qui le suivront, ce n’est-là qu’une ébauche.
Le bal d’Auteuil succède à celui de Paris.
J’y viens sur nouveaux frais94, sous les mêmes habits ;
J’y viens rire aux dépens de l’ingrat qui m’offense ;
385 J’y viens goûter le plaisir sans égal,
De le doubler de son absence,
Et de remplir son rôle auprès de la d’Erval ;
Je veux les plaisanter tous deux à toute outrance.
Le désoler d’abord, est mon but capital,
390 Et pour le mieux jouer, prenant sa ressemblance,
Sous son nom en ces lieux, je deviens son rival.
La raillerie est la reconnaissance,
Et le juste tribut qu’on doit à l’inconstance.
On ne peut autrement la confondre aujourd’hui
395 Quelle a le goût* du siècle pour appui.
D’une vengeance sérieuse,
L’éclat rejaillirait sur moi plus que sur lui.
Que dis-je ? Il en serait plutôt enorgueilli ;
Elle lui serait trop flatteuse.
400 Le rendre ridicule, est le meilleur parti.
Je compte y parvenir par ma trame joyeuse,
Et l’inconstant, cent fois, en sera mieux puni.

FINETTE.

La Comtesse, de vos malices,
N’est donc dans votre plan, que le second objet ?

LAURE.

405 Sans la connaître, ah ! que mon cœur la hait !
Ses yeux sont innocents, mais ses biens sont complices
De l’affront dont j’ai lieu de rougir en secret :
Je lui réserve plus d’un trait,
Et par les plus mauvais offices,
410 Je prétends lui payer le tort qu’elle me fait. {p. 215}
Je brûle de la voir, pour juger en effet,
Si mon ennemie est si belle ;
Elle le sera bien, si je la trouve telle.
J’espère, que par mon art, par mes airs séducteurs,
415 D’abuser ses esprits crédules,
Et je lui dirai des douceurs,
Pour mieux trouver ses ridicules.
Ce jeu sera pour moi des plus flatteurs.
Quelle serait ma joie en ce jour favorable,
420 Si pour elle feignant un amour imposteur,
Je pouvais au fond de son cœur,
En faire naître un véritable,
Et disparaître après sans la tirer d’erreur !
Quel coup ! il comblerait sa peine et mon bonheur.

FINETTE.

425 Votre esprit va trop loin dans tout ce qu’il projette,
Et je crains qu’il ne soit la dupe de son feu.
Belle Laure, excusez ma franchise indiscrette ;
Mais vous vous écartez un peu
De cette prudence parfaite
430 Dont vous avez toujours si bien suivi les lois.

LAURE.

Tout est permis un jour de bal, Finette,
Et pour venger d’ailleurs, l’injure qui m’est faire,
On doit me pardonner d’y manquer une fois.

FINETTE.

Presqu’infailliblement vous serez reconnuë.

LAURE.

435 Non, dans ces lieux, on ne m’a jamais vuë.

FINETTE.

Le Marquis…

LAURE.

N’est connu que du seul Commandeur.

FINETTE.

Eh ! n’est-ce pas assez pour vous remplir de peur.

LAURE.

Que la crainte chez toi fasse place au courage. {p. 216}
Je sais qu’il vient de quitter ce Village,
440 Pour aller voir la baronne à Passi.
Dans ce moment tout me seconde ici.

FINETTE.

J’ai dans cette maison, le destin plus contraire.

LAURE.

Pourquoi donc ?

FINETTE.

Ce valet qui vient de vous parler.

LAURE.

Achève…

FINETTE.

Il me connaît, et pour vous révéler
445 Entièrement un tel mystère,
J’eus autrefois le malheur de lui plaire.

LAURE.

Pour le coup tu n’as pas tout le tort de trembler.

FINETTE.

Peste95 soit des amants ! c’est une sotte engeance96
Qui s’offre toujours à nos yeux,
450 Partout où nous voulons éviter leur présence,
Et qu’on ne peut trouver, quand on court après eux.

LAURE.

Il faut, à le bien fuir, mettre tout art soigneux.
Ma rivale est longtemps. Dans mon désir bizarre
De lui faire ma cour, je suis impatient97.

FINETTE.

455 Pour vous mieux recevoir, sans doute elle se pare.
{p. 217}

SCENE X. §

LAURE, LA COMTESSE, FINETTE.

LA COMTESSE

à part au fond du Théâtre.
Pour contempler seule un instant,
Ici cet Adonis98 charmant,
Exprès j’ai devancé mon frère.
L’éclat de sa beauté frappe, je suis sincère ;
460 Mais elle m’éblouit cependant sans me plaire.
Je n’en puis dire les raisons.

LAURE

à Finette.
Sa toilette est bien longue !

LA COMTESSE

à part.
Un peu mieux, là, voyons,
Qu’en face je le considère.
C’est trop beau pour un homme ; il me voit. Avançons.
465 Je croyais en ces lieux rencontrer la Comtesse.
Et monsieur est apparemment
Monsieur le Marquis qu’elle attend.

LAURE.

Oui, madame, c’est moi.

LA COMTESSE

à part.
Son air, je le confesse ;
(Haut.)
Est poli, mais bien froid. Il la faut avertir.

LAURE.

Madame, elle l’est.

LA COMTESSE.

470 Dès qu’elle sait cette nouvelle,
Sur le champ elle va venir.

LAURE.

Je brûle de la voir, et de l’entretenir. {p. 218}

LA COMTESSE

à part.
Il dit qu’il brûle, ah ! d’un ton qui me gèle,
à Laure.
Je puis, Monsieur, vous assurer pour elle,
475 Qu’elle sera sensible à votre empressement.
Le voisinage qui nous lie,
Garantit ce discours.

LAURE.

Je vous en remercie,
Vous me flattez moi-même infiniment,
Par cette obligeante assurance
480 Qui d’avance m’annonce un accueil gracieux.

LA COMTESSE.

C’est celui qu’on vous doit partout comme en ces lieux.

LAURE.

Je réponds, à ces mots, par une révérence ;
Les compliments m’embarrassent beaucoup.

LA COMTESSE

à part.
Je ne vous en fais pas. Il m’accorde à ce coup
485 Un salut de seigneur dont il faut que je rie ;
Sur sa protection, j’ai tout lieu de compter.99
à Laure.
Chacun doit la féliciter
Sur le choix…

LAURE.

Madame est trop polie.

LA COMTESSE

à part.
Il est, en me parlant, modeste par orgueil ;
490 Il ne m’honore pas seulement d’un coup d’œil.
à Laure.
Je suis franche, monsieur, et votre abord annonce…

LAURE.

Épargnez-moi………100

LA COMTESSE.

Monsieur a de l’aversion {p. 219}
Pour les louanges.

LAURE.

Oui.

LA COMTESSE.

Vous les méritez.

LAURE.

Non.

LA COMTESSE

à part.
Ah ! cet aimable est dans chaque réponse
495 D’une grande précision ;
Il faut qu’il n’aime pas ma conversation.

LAURE

à part.
L’ennuyeux entretien ! Je suis lasse d’attendre.

LA COMTESSE.

Le commandeur n’est pas ici.

LAURE.

J’en suis instruit.

LA COMTESSE.

Il reviendra ce soir.

LAURE.

On me l’a dit.

LA COMTESSE.

500 On ne saurait vous rien apprendre
à part.
Vous savez tout, Monsieur, voilà mon jeune sot*,
Qui ne peut soutenir le moindre tête à tête ;
A chaque phrase il vous arrête,
Et cela pour ne dire mot :
505 Je ne crois pas sitôt qu’il fasse ma conquête.
à Laure.
La Comtesse est longtemps101. On ouvre, quelqu’un vient.
Ah ! c’est elle qui vous prévient.
{p. 220}

SCENE XI. §

LAURE, LA COMTESSE, DAMON.

LAURE

à Damon.
Mdame, pardonnez à mon impatience :
Je ne puis trop presser l’instant de mon bonheur ;
510 Je trouve dans le nœud flatteur,
Qui de nos deux maisons va former l’alliance,
Tout ce qui peut toucher et fixer mon désir,
La raison, le devoir, la gloire et le plaisir.

LA COMTESSE

à part.
Mais il devient galant* ; ma surprise est extrême.

DAMON.

515 Ce nœud, Monsieur, m’honore trop moi-même ;
Depuis longtemps nos parents sont amis :
Leur désir mutuel est de nous voir unis ;
Je me fais une loi d’y conformer mon âme.

LAURE.

Moi, je m’en fais, en vous voyant, madame,
520 Je m’en fais une joie, une félicité ;
Votre douceur, votre beauté…….102

DAMON.

Pour ma douceur, je vous la passe ;
Pour ma beauté, monsieur, oh ! j’en fais peu de cas :
A cet égard, je vous demande grâce.

LA COMTESSE.

525 Madame ne s’en pique pas,
Et n’a pas sur ce point notre faible ordinaire.

LAURE.

Elle est faite pour s’en piquer.

DAMON.

Je me rabats, Monsieur, sur le bon caractère. {p. 221}

LA COMTESSE.

La louer là-dessus, c’est presque la choquer.

LAURE.

530 Je cours risque en ce cas souvent de lui déplaire.

LA COMTESSE.

Mais vous pourriez fort bien, sans donner dans le faux,
Comtesse, vous pourriez vous piquer d’être belle,
Quand les hommes du temps se piquent d’être beaux.

LAURE.

Ces hommes-là sont méprisables,
535 Et leur orgueil est des plus sots*.

LA COMTESSE.

Il est très vrai qu’ils sont bien haïssables.

LAURE.

Je suis tout le premier à blâmer leurs défauts.

LA COMTESSE.

Vous les blâmez !

LAURE.

Très-fort.

DAMON.

Je les trouve excusables ;
Car enfin après tout…….

LAURE.

Ah ! Madame, pardon ;
540 Mademoiselle en ce point a raison.

DAMON

à la Comtesse.
Il pense comme vous, et vos goûts* sont semblables :

LA COMTESSE.

Non, non, je ne crois pas nos sentiments103 pareils.

LAURE.

Cette espèce de gens est des plus condamnables.
Ils se corrigeraient, s’ils croyaient mes conseils ;
Mais leur nombre est petit.

LA COMTESSE.

545 Des plus considérables. {p. 222}
Le monde est plein de ces aimables,
Et de ces Narcisses104 nouveaux,
Qui plus parés que nous, s’admirent d’un front calme :
Sur les modes du jour, prononcent en héros,
550 En tout de la beauté nous disputent la palme,
Et sont moins nos amants qu’ils ne sont nos rivaux.

LAURE.

Je suis avec raison trop partisan des femmes,
Pour n’être par choqué d’un abus si criant :
Pour nous comme pour vous, il est humiliant.
555 Le culte que l’on rend aux dames,
Est un hommage juste autant que naturel.
De la beauté déesses souveraines,
Seules vous méritez notre encens éternel ;
Nous devons vous offrir nos plaisirs et nos peines,
560 Et quand l’audace d’un mortel
Ose dans le grand jour, où chacun vous contemple,
Élever autel contre autel,
Et devenir le dieu du temple ;
Saisissez-vous du criminel,
565 Et sans pitié faites-en un exemple.

DAMON.

Vous prenez vivement nos intérêts à cœur.

LAURE.

Comme les miens, et mon ardeur
N’y met aucune différence.

DAMON.

Eh bien ! qu’en dites-vous, Hortense ?

LA COMTESSE.

Monsieur plaisante.

LAURE.

570 Non, ce n’est pas mon humeur*.

DAMON.

Je le crois plus sincère.

LA COMTESSE.

En secret du coupable {p. 223}
Moi, je pense plutôt qu’il est le protecteur.

LAURE.

C’est m’offenser. J’en suis, je le jure d’honneur,
L’ennemi le plus implacable.
575 Plus le ciel a sur nous répandu sa faveur,
Plus, de ces dons heureux, nous vous devons l’hommage,
Et nous montrer soumis devant notre vainqueur.
Nous devons profiter d’un si doux avantage,
Non, pour nous applaudir de nous-mêmes charmés,
580 Mais pour vous plaire davantage ;
Et nous rendre à vos yeux plus dignes d’être aimés.

DAMON

bas à la Comtesse.
Mais ce jeune homme est adorable
Autant par son esprit, et par ses sentiments
Que pour l’éclat de sa figure aimable,
585 Et vous devez vous rendre en ces moments.

LA COMTESSE

bas à Damon.
Taisez-vous ; ce n’est là qu’un hypocrite,
Qui sait se contrefaire et n’a qu’un faux mérite.

DAMON

à Laure.
Des dames tout le corps entier
Publiquement, Monsieur, doit vous remercier
590 De prendre si bien sa défense.

LAURE.

Je suis zélé pour lui ; qui l’outrage m’offense,
Et je ne fais aucun quartier.

DAMON.

Monsieur voudrait-il faire un tour de promenade ?
Il verra notre parc.

LAURE.

Votre avis est le mien.

DAMON.

Le point de vue est beau.

LAURE.

595 Je me trouverai bien, {p. 224}
Partout où vous serez.
Elle donne la main à Damon.

LA COMTESSE

à part.
Ah ! politesse fade !
Moi, près de lui, je me trouve fort mal ;
J’ai pensé juste, et par ma mascarade
J’ai déjà démasqué mon homme avant le bal.

FIN [de l’Acte I].

{p. 225}

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

CRISPIN

seul.
600 De ce petit hussard* le minois me tracasse :
Sa figure, quoi que je fasse,
Me revient toujours dans l’esprit.
Il pourrait bien ne l’être qu’à crédit ;
Je ne sais qu’en penser. Sa ressemblance est telle,
605 Avec une Finette, à qui pendant trois mois
J’en ai compté vivement autrefois,
Qu’on la croirait sa sœur jumelle :
Il serait fort plaisant qu’en effet ce fut elle ;
Mais pourquoi pas ? tout est possible à la rigueur :
610 Une soubrette au fonds n’est pas inaltérable
Dans les principes de l’honneur.
Non, Finette n’a pas l’assurance et le cœur
Qu’il faut pour un rôle semblable :
Une fille d’ailleurs que j’ai trouvée aimable,
615 Et pour qui j’ai brûlé d’une parfaite ardeur,
De s’oublier ainsi, n’est pas capable :
Mon cher Crispin, de grâce, je vous prie,
Ne vous flattez pas là-dessus :
On a vu trébucher de plus grandes vertus.
620 Ces contradictions brouillent ma fantaisie105 ;
Pour m’éclaircir dans mes doutes confus,
Il ne faut pas agir avec étourderie.
Cherchons et revoyons le fripon de plus près ;
Pour le mieux découvrir, interrogeons-le exprès :
625 Pesons le pour, examinons le contre, {p. 226}
Et nous déciderons après.
Bon, je n’irai pas loin, le voilà qui se montre.

SCENE II. §

CRISPIN, FINETTE.

FINETTE

à part.
Ah Ciel ! voilà Crispin ! la fâcheuse rencontre !
Comment sortir de ce pas-ci ?
630 Le hussard* pour le coup est pris pour un parti106 ;
D’une juste frayeur je sens mon âme émue.

CRISPIN

[à part]107
D’un œil juste, et d’un esprit mûr,
Considérons-le bien dans tous ses points de vûe,
Pour en porter un jugement plus sûr.

FINETTE

à part.
635 De l’air dont il m’observe, et parcourt ma personne,
Je vois que le coquin vivement me soupçonne ;
Voilà ce qu’aujourd’hui je voulais éviter.

CRISPIN

à part.
Ce sont les yeux, le nez, la bouche de Finette,
Et sa ressemblance est parfaite ;
640 C’est elle, je n’en puis douter.

FINETTE

à part.
Ne perdons point la tête, et défendons la place
En cette rude extrémité ;
Pour mieux combattre l’effronté,
Il faut payer d’un plus grande audace,
645 Et nous armer le front d’un mâle fierté.

CRISPIN

à part.
Avec quelle assurance il me regarde en face !
Quelle mine guerrière, et qu’il est bien campé !
L’air dont il tient son sabre, est si fier qu’il me glace :
Ce n’est plus elle, et je me suis trompé. {p. 227}

FINETTE

à part.
650 Il vient de faire une grimace,
Qui déconcerte mon sang froid :
Son maintien seul fait rire aussitôt qu’on le voit.

CRISPIN

à part.
Son visage devient moitié gai, moitié tendre,
Et je ne sais plus où j’en suis :
655 De ma soubrette, ah ! voilà le souris* ;
C’est elle maintenant, je ne puis m’y méprendre,
Il paraît plus petit et mieux fait à tout prendre,
Son corps paraît exprès moulé pour ses habits,
Et son aisance en tout a lieu de me surprendre.
660 Non, non, ce n’est plus elle, et je change d’avis.

FINETTE

à part.
Le voilà dérouté grâce à mes attitudes.

CRISPIN

à part.
Pour finir mes incertitudes,
Allons, de lui parler, hasardons le parti :
Accostons-le d’abord avec cet air poli,
665 Ce maintien libre, et ces façons légères
Que nous avons nous autres militaires,
Pour avoir plutôt fait connaissance avec lui.
à Finette.
Jeune et brave hussard*, sans nul compliment fade,
Votre air prévient si fort, vous êtes si joli,
670 Que l’on se fait un plaisir infini
De donner dans votre embuscade ;
Et d’un si charmant ennemi
L’on fait bientôt son plus cher camarade.

FINETTE

à part.
Soutenons cette attaque-ci
675 Par un fier et profond silence.

CRISPIN.

Vous ne répondez mot. Serait-ce par mépris ?
Avec moi devez-vous en agir de la sorte ?
Vous avez tort… Cet air, et le fer que je porte,
Disent assez ce que je suis : {p. 228}
680 J’ai, glorieusement, fait plus d’une campagne :
Si vous êtes, monsieur, un brave d’Allemagne108,
Apprenez que je suis un vaillant du païs ;
Je pense même avoir l’honneur de vous connaître,
Et nous nous sommes vus ailleurs.

FINETTE.

Cela peut être.
685 Dans un parti que j’ai surpris,
Dans ma dernière course, au fond de la Bohême,
Avec les gougeats109 que j’ai pris,
J’ai fort bien pu te dépouiller toi-même.

CRISPIN.

Si vous êtes vaillant, vous n’êtes pas poli :
690 Mais vous, monsieur, qui me parlez ainsi,
De votre nom, voudriez-vous m’instruire ?

FINETTE.

Je suis, puisqu’il faut te le dire,
Je suis ce brave et fier Zaski,
Que son goût* pour la France ici vient de conduire.
695 J’ai suivi le Marquis en qualité d’ami ;
Officier de hussard*, plus craint que le tonnerre,
Je brave les saisons ; quand je campe la nuit,
Le ciel seul est ma tente, et la terre est mon lit ;
Mon sabre et mon coursier* font tout mon train de guerre110 :
700 Je joins à la valeur, la fuite et les détours ;
La retraite pour moi devient une victoire,
J’illustre le pillage, et j’en tire ma gloire ;
J’imite, en ravageant, un torrent dans son cours ;
Je ne me laisse jamais joindre,
705 Pour être sûr de vaincre et d’imposer des lois,
J’évite le grand nombre, et j’attaque le moindre ;
J’enlève des partis, je pille des convois,
Et je répands souvent l’alarme ;
Sans poudre ni canon je livre des assauts,
710 Et n’ayant que ce fer pour arme,
Je force une muraille, et je prends des châteaux ; {p. 229}
J’emporte tout sur mon passage ;
Je fais couler le sang de toutes parts,
Rien n’arrête mon bras ; je brûle, je saccage,
715 Je ravis, je détruis, je massacre, et je pars.
Il prend la fuite.

CRISPIN.

Arrêtez-vous ; sied-il, après tant de carnage,
De battre la retraite, intrépide héros.

FINETTE.

La valeur d’un hussard* est de fuir à propos.

CRISPIN.

Et celle des Crispins111, dont j’ai suivi la trace,
720 Est toujours de fermer les chemins aux hussards* :
Je ne leur fais aucune grâce,
Et je tombe sur les fuyards ;
Avec ce fier courage, et cette noble audace,
Si naturelle à tous ceux de ma race.

FINETTE

à part.
725 Je sais qu’il est poltron, feignons d’avoir du cœur,
Pour soutenir mon rôle, et pour lui faire peur.
A Crispin, mettant le sabre à la main.
Dans ma fuite toujours, malheur à qui m’arrête ;
Gardes toi d’approcher, ne retiens plus mes pas,
Ou, par la mort, avec ce coutelas ;
730 Je te ferai l’honneur de te trancher la tête.

CRISPIN.

Ma tête me sied bien, et nous la défendrons ;
Mais, croyez-moi plutôt, ensemble composons.
Par un seul mot, daignez me satisfaire
Sur une question que je m’en vais vous faire.

FINETTE.

735 Je n’écoute jamais qu’après m’être battu.

CRISPIN.

Et moi, je ne me bats, qu’après être entendu.
Seigneur Zaski, votre fierté m’étonne,
Et si vous êtes brave, autant que l’est votre air,
Non, vous n’êtes plus la personne {p. 230}
740 Pour qui d’abord je vous prenais.
Vous en avez pourtant la voix comme les traits.
Auriez-vous une sœur ?

FINETTE.

Non, je suis fils unique.

CRISPIN.

J’aurais en ce cas-là regret de vous tuer ;
Et ce discours me laisse sans réplique.
745 Je ne sais plus comment vous bien évaluer.
Le Marquis appelle dans la coulisse.
Zaski !

CRISPIN.

L’on vous appelle, et nous nous retirons.
Nous observons en tout l’exacte bienséance.
Adieu. Hussard* charmant, mais douteux dans le fond ;
Je n’ai fait avec vous qu’ébaucher connaissance,
750 Je me flatte dans peu que nous nous reverrons ;
Vous parlerez alors, ou nous ferraillerons.
Il sort.

SCENE III. §

LAURE, FINETTE.

LAURE.

Je te cherche partout, et ma joie est parfaite.
Je viens l’épancher dans ton sein ;
Tu ne dois plus être inquiète.
755 Tout a favorisé mes vœux et mon dessein :
Eh bien une autre fois m’en croiras-tu, Finette ?
Tu vois qu’ils ont un succès plein.
Dis, parle, comme moi n’es-tu pas satisfaite ?
De la réception qu’ici l’on nous a faite ?
760 Ma rivale est surtout dans une bonne foi,
Qui me ravit autant qu’elle m’étonne : {p. 231}
Elle m’épousera sans peine, je le vois ;
Elle a déjà du goût* pour ma personne ;
Mais dans le fonds la chose est trop bouffonne.
765 Partage mes transports, et ris-en comme moi.

FINETTE.

Je ne saurais. Crispin, puisqu’il faut vous l’apprendre…

LAURE.

Finette, rends justice à mes talents.
Conviens, avoue en même-temps
Que des yeux bien plus fins auraient pu s’y méprendre.
770 N’ai-je pas bien joué le rôle de Marquis ?
Attrapé tous ces airs difficiles à prendre,
Penchés avec aisance, et décemment hardis112 ?

FINETTE.

Moi, j’ai fait le hussard*au mieux, dont bien m’a pris ;
Sans quoi Crispin qui me soupçonne…

LAURE.

775 Laisses-là ton Crispin.

FINETTE.

Le péril me talonne.

LAURE.

Pour trois heures de temps que nous serons ici,
Ne va pas dans l’esprit, te mettre ce souci,
Parlons uniquement de ce qui m’intéresse.
Tu viens de voir cette Comtesse
780 Dont la beauté fait du bruit à Paris,
Mérite-t’elle cette gloire ?
Et complaisance à part, là, qu’en penses-tu, dis ?
Est-elle digne, à ton avis,
D’obtenir sur moi la victoire ?
785 Sans vouloir trop m’en faire accroire,
Ni trop rabaisser ses appas,
Entre nous, ne la vaux-je pas ?
Lui fais-je aucun tort ?

FINETTE.

Quelle idée ! {p. 232}
Par la comparaison vous êtes dégradée.
790 Sentez mieux tout le prix que vous valez,
Charmante Laure, en vous vous rassemblez,
Ce qui ne se réunit guères,
Les grâces, l’agrément et l’exacte beauté,
Vous joignez la douceur à la vivacité,
795 Et sans l’étudier, vous savez l’art de plaire.

LAURE.

Tu me flattes au fonds, mais tu me fais plaisir.

FINETTE.

On a beau vous flatter, on ne saurait mentir.
A l’égard de votre rivale,
En ridicule il n’est rien qui l’égale ;
800 Elle se met d’un goût*, oh ! qui n’est pas commun.
Comme elle se présente ! et quel salut grotesque !
Son air est emprunté, sa taille est gigantesque,
Son visage en un mot comme on n’en voit aucun.

LAURE.

Il n’est pas tout-à-fait si dépourvu de grâce.
805 Elle a de belles dents : son teint est un peu brun.

FINETTE.

Oui, par ma foi d’aussi bruns qu’il s’en fasse.
Au rang des laides, moi, hardiment je la place ;
Elle est laide en tout point, de loin comme de près.
Oui, laide exactement. Sa vue est un supplice.

LAURE.

810 Tu charges pour le coup ; voilà de tes excès.
Dans les bornes qu’il faut, tu ne te tiens jamais.
Pour moi, mon caractère est de rendre justice,
Même aux personnes que je hais.
Quel que soit l’intérêt qui contre elle m’inspire,
815 Je ne puis m’empêcher de dire,
Qu’elle a dans ses façons, et même dans ses traits
Certaine douceur naturelle ;
Qui frappe en bien, et qui prévient pour elle. {p. 233}
Son esprit y répond.

FINETTE.

Oui, franchement j’augure
820 Qu’il va de pair, et qu’il suit la figure,
Il soutient assez mal la conversation.

LAURE.

Il brille peu d’abord, ce n’est pas un génie ;
Mais à l’user je le crois bon.

FINETTE.

Que ne me parlez-vous plutôt de son amie ?
825 C’est elle qui paraît avoir beaucoup d’esprit,
Et qui par sa beauté, doublement l’enlaidit.

LAURE.

Oh ! n’en fais pas l’éloge, je t’en prie.
Sa beauté n’est pas de mon goût*.
Je ne saurais souffrir son tour d’esprit sur tout.

FINETTE.

830 Vous m’étonnez ; qu’a-t-il donc qui vous blesse ?

LAURE.

Il est enclin à juger mal d’autrui ;
Et sous un air poli, cache un fond de rudesse.
Sur l’entretien seul d’aujourd’hui,
Je gagerais qu’elle est d’un caractère
835 Dur et fâcheux, à vivre mal aisé.
Elle se montre en tout d’un avis opposé
Au point, qu’elle a déjà le don de me déplaire,
Autant que ma rivale, et peut-être un peu plus.
La chose dans mon cœur n’est pas encore bien claire.
840 Je ne sais qui des deux l’emporte là-dessus.

FINETTE.

Pouvez-vous bien les mettre en la même balance ?
Vous jugez la première, avec trop de rigueur,
Et traitez la Comtesse avec trop d’indulgence ;
C’est elle qui doit seule exciter votre aigreur.

LAURE.

845 Elle l’excite aussi : depuis que je l’ai vue, {p. 234}
De moitié tout au moins ma haine s’est accrue.
Heureusement pour moi j’ai prévenu son cœur ;
Et j’en ai pour garant son trouble, sa rougeur,
Son embarras en ma présence,
850 A m’écouter sa complaisance ;
En me regardant sa douceur :
Son zèle même à prendre ma défense.
Le temps presse. Je veux achever mon bonheur ;
Il faut, pour la punir, et combler ma vengeance.
855 Il faut, m’assurer de ses vœux.
L’aveu que j’en attends est trop cher à ma haine,
Avant que de quitter ces lieux,
Finette, il faut que je l’obtienne.
Un hasard favorable à propos me l’amène.
860 Laisse-nous seules toutes deux ;
Je m’en vais profiter de ce moment heureux.
Finette sort.

SCENE IV. §

LAURE, DAMON.

LAURE.

Madame, je me félicite
De pouvoir un instant être seul avec vous ;
Et si près du bonheur de me voir votre époux,
865 Je puis vous témoigner combien votre mérite
Me fait sentir le prix d’un bien si doux.
Puis-je me flatter qu’une chaîne,
Où je mets ma félicité,
Pour vous ne soit pas une peine,
870 Et ne trouve en vos vœux nulle difficulté ?

DAMON.

Un lien que mon oncle approuve et fait lui-même, {p. 235}
N’en doit pas trouver dans mon cœur.
Pour moi, qui m’en rapporte à sa prudence extrême,
Le devoir n’est jamais une peine, monsieur.

LAURE.

875 Madame, voilà le langage
Que tient toujours une personne sage,
Qui règle ses désirs sur ceux de ses parents.
Mais pardon, si j’ose vous dire
Que j’exige un peu plus que de tels sentiments.

DAMON.

880 Il me semble, monsieur, qu’ils doivent vous suffire,
Et qu’un hymen* formé par la raison,
Et qu’entre nous tout rend sortable113,
Ne demande de moi que la soumission.
Un autre sentiment serait peu convenable,
885 Et ma réserve est de saison.

LAURE.

Ne pas déplaire à votre vue,
Est le bonheur modeste où mon cœur se réduit.
Sans blesser votre retenue,
C’est un bien dont par vous je puis me voir instruit.

DAMON.

890 Pour une première entrevue
Vous demandez, monsieur……

LAURE.

Ce qu’on doit m’accorder.
Je borne toute mon instance
A savoir simplement (puis-je moins demander ?)
Si votre cœur pour moi n’a pas de répugnance.

DAMON.

Non, je n’en sens aucune.

LAURE.

895 Aveu trop précieux !
Ma personne a trouvé grâce devant vos yeux.
Quel doux présage pour mon âme !
Quelque flatteur pourtant que soit ce bien, madame, {p. 236}
Je ne suis pas encore satisfait pleinement.
Il manque à mon bonheur…

DAMON.

900 Ah ! le tour est charmant.

LAURE.

Mon estime pour vous m’autorise et me pousse,
A souhaiter un nouveau bien.
Ce que mon cœur désire au fond n’est presque rien,
C’est une pente faible, imperceptible et douce,
905 C’est un goût* commencé.

DAMON.

Du goût* !
Le terme…

LAURE.

Ne doit pas vous révolter du tout,
Et ce goût* si senti, si parfait dans les femmes,
Que peint si bien la douceur de leurs yeux,
Qui le demande, et qui l’inspire encore mieux ;
910 N’est pas fait pour causer de la frayeur aux dames.
C’est cette convenance, et ce rapport d’humeurs*,
L’union des esprits et le lien des cœurs,
L’enchantement des sens, la volupté114 des âmes,
Le charme des amants, le bonheur des époux ;
915 Il ranime leurs vœux, renouvelle leurs flammes.
Épure leurs plaisirs, et les augmente tous.
Ma bouche pour toute assurance
Ne demande qu’un peu……

DAMON.

Qu’un peu !

LAURE.

Qu’est-ce entre nous ?
Qu’un peu de ce penchant si doux dès sa naissance,
De ce goût* si flatteur…

DAMON.

920 Si flatteur et si doux !
Vous n’êtes pas content qu’on soit sans répugnance,
Vous demandez encore qu’on ait du goût* pour vous !

LAURE.

L’effort n’est pas de conséquence ; {p. 237}
Ce goût* est peu de chose en soi ;
925 L’intervalle est petit. Que votre complaisance
S’étende un peu plus loin pour moi.
Vous n’avez, pour combler la joie où je me vois,
Qu’un pas à faire ; allons, Comtesse aimable,
Vous êtes en si beau chemin,
930 Et pour franchir plutôt ce pas si désirable,
Souffrez qu’en ce moment je vous donne la main.

DAMON.

Votre bras est trop secourable.

LAURE.

Vos sens ont tort d’être alarmés.
Ne vous refusez pas à ma juste prière ;
935 Ajoutez seulement, dites que vous m’aimez.
Un mot de plus ne coutes guère.

DAMON.

Comment ! pour vous le goût* n’est pas assez ;
Vous voulez qu’on vous aime encore !
Mais je vois que de l’air dont vous enchérissez,
940 Vous prétendrez bientôt qu’on vous adore ?
Voilà, messieurs, comme vous êtes tous :
Qu’on vous accorde une demande,
C’est un droit, un titre chez vous,
Pour presser aussitôt, pour exiger de nous
945 Une faveur encore plus grande.

LAURE.

Madame, je n’exige pas,
Je sollicite et je vous prie.

DAMON.

Je ne vis jamais dans un tel embarras.

LAURE.

Je vous conjure, et vous supplie ;
950 J’attends ce mot comme un bien souverain.
Il lui baise la main.

DAMON.

Mais en me suppliant, vous me baisez la main, {p. 238}
Ma surprise s’accroît.

LAURE.

C’est un baiser d’estime.
Pardonnez ce transport au motif qui m’anime.

DAMON.

Marquis, en vérité ; vous êtes trop pressant :
955 J’ai pensé dire séduisant115.

LAURE.

Et vous Comtesse, et vous, vous êtes trop cruelle.
Pour fléchir votre âme rebelle
Je me jette à vos pieds, j’implore vos bontés.

DAMON.

Que faites-vous ; ah ! Monsieur, arrêtez :
960 La chose est pour moi très nouvelle.

LAURE.

Elle ne doit pas l’être, étant aimable et belle.

DAMON.

C’est, je puis vous le protester,
Et tout en moi le justifie,
La première fois de ma vie,
965 Qu’un homme m’a rendu ces hommages flatteurs.

LAURE.

Je vous le jure aussi, madame,
Vous êtes la première femme,
A qui j’ai demandé de pareilles faveurs.

DAMON.

Je n’en crois rien au fond de l’âme,
970 Et vous êtes fait de façon….

LAURE.

Précisément c’est par cette raison :
Je retombe à vos pieds.

DAMON.

Levez-vous donc de grâce.

LAURE.

Non, je ne quitte plus vos genoux que j’embrasse,
Que je n’aie obtenu l’aveu de mon bonheur {p. 239}
975 Tournez vers moi vos yeux pleins de douceur,
Et que j’entende ici de votre bouche même
Ces mots charmants ; oui, Marquis, je vous aime.

DAMON.

Non, je vous prie à ce sujet,
Ne me pressez pas davantage.

LAURE.

Qui peut vous obliger ? ….

DAMON.

980 Une raison très sage.
Je sens que vous allez m’arracher mon secret,
Et la rougeur déjà me couvre le visage.

LAURE.

Vous m’enchantez par ce langage,
Comblez mon espoir tout-à-fait.
Achevez.

DAMON.

985 Je vais donc… Mais on vient, c’est Hortense.

LAURE

à part.
Pour le coup de bon cœur je maudis sa présence.

SCENE V. §

LAURE, DAMON, LA COMTESSE.

LA COMTESSE

à Laure.
Non, restez, Monsieur le Marquis ;
Dans les termes où vous en êtes,
L’attitude n’a rien qui ne soit très permis ;
990 Mais peut-être vos cœurs ont des choses secrètes
Dont ils veulent s’entretenir,
Je me retire. {p. 240}

DAMON.

Non, vous me ferez plaisir
De demeurer, Mademoiselle,
Monsieur est avec moi respectueux, poli,
Mais trop passionné.

LA COMTESSE.

995 Pour respectueux, oui.
Sa posture en était une preuve fidèle.
S’il demandait, c’était en suppliant.

LAURE.

Près de l’objet aimé, doit-on être autrement ?

LA COMTESSE.

L’objet aimé ! déjà ! voilà ce qu’on appelle
1000 Un feu prompt au-delà de tout exception.
Je souhaite, Monsieur, que votre passion
N’ait pas le sort des ardeurs violentes,
Que l’on ne voit jamais durables ni constantes.

LAURE.

Elle en sera l’exception,
1005 J’espère un jour d’en convaincre Madame.
Elle sort.

SCENE VI. §

DAMON, LA COMTESSE.

DAMON.

Eh bien, de tout ceci, que pensez-vous dans l’âme ?
N’êtes-vous pas satisfaite à présent ?
Le Marquis en votre présence
N’a pas de ses transports caché la violence ;
1010 Vous êtes en état d’un juger sainement.

LA COMTESSE.

Il est sorti bien brusquement.

DAMON.

Oh ! vous êtes piquée. Au moins en confidence, {p. 241}
Convenez avec moi qu’il s’y prend joliment,
Vivement, qui plus est : l’attaque était si forte,
1015 Je vous l’avoue en bonne foi,
Que soit mérite en lui, soit faiblesse chez moi,
Ou soit l’effet que l’habit que je porte,
Je me défendais mal, et malgré ma vertu,
Oui le Diable m’emporte,
1020 Mon secret m’échappait ; quand vous avez paru.

LA COMTESSE.

Ce Marquis, selon vous, est donc bien redoutable ?

DAMON.

L’effet de ma beauté n’est pas moins formidable :
Sa défaite à mes yeux, n’a coûté qu’un moment ;
Par ma foi mon triomphe, est trop beau, trop brillant ;
1025 J’étais bien convaincu que j’étais très aimable,
Mais je ne croyais pas l’être à ce point frappant ;
Il est juste, ma sœur, que je vous remercie.

LA COMTESSE.

Finissez la plaisanterie.

DAMON.

Il faut avouer entre nous,
1030 Que la condition d’une femme jolie
Est un amusement, est un métier bien doux.
Je m’en accommode à merveille,
D’un cavalier bien fait, l’hommage nous réveille,
Et son langage séducteur
1035 En même temps flatte l’oreille,
Charme l’esprit, intéresse le cœur.

LA COMTESSE.

Mon frère, ce jargon ne plaît qu’à des coquettes*,
Telle que vous seriez de l’humeur* dont vous êtes,
Si vous étiez vraiment du sexe dont je suis ;
1040 Mais une femme raisonnable
Est au-dessus d’une attaque semblable,
Et n’y répond que par un froid mépris. {p. 242}

DAMON.

Je vous plains en ce cas, votre état est terrible.
Je viens de l’éprouver moi-même en cet instant :
1045 Mes dames, quel rôle pénible
De résister, pour peu qu’on ait le cœur sensible,
Aux fleurettes d’un homme aimable, vif, pressant !
Le combat d’un seul jour me paraît étonnant,
Et la victoire à la longue impossible.
1050 Tout badinage* à part, le Marquis est charmant
Par les qualités de son âme,
Plus que par sa beauté, que par son agrément.
Il est rempli d’honneur, d’esprit, de sentiment.
Il a tout ce qui peut rendre heureuse une femme.

LA COMTESSE.

1055 L’apparence vous trompe, et je m’y connais mieux :
Il s’est contrefait à vos yeux,
Mais grâce à mon heureuse étoile
Ou plutôt par l’effet de mon déguisement,
Il s’est offert à moi d’abord sans aucun voile
1060 Tel qu’il est naturellement ;
Et je n’ai vu dans lui, mon rapport est fidèle,
Qu’un petit fat* tout plein, tout occupé de soi.

DAMON.

Non, il est né modeste, et sa pudeur est telle
Qu’en me baisant la main il a rougi pour moi.

LA COMTESSE.

1065 Il a rougi d’orgueil, d’abaisser tous ses charmes,
Jusqu’à rendre des soins qu’il croit seul mériter.
Pour moi, je m’applaudis de mes sages alarmes,
J’ai bien fait de les écouter.
Si pour ce que je suis il m’avait reconnue,
1070 Il aurait devant moi déguisé ses défauts,
Comme il a fait à votre vue,
Et m’aurait imposé par un mérite faux.

DAMON.

Mérite faux !

LA COMTESSE.

Très faux vous dis-je ; {p. 243}
1075 Son caractère, l’est aussi,
Son cœur, ses sentiments ; oui, tout est faux chez lui,
Puisqu’à le déclarer, votre discours m’oblige.

DAMON.

Quelle preuve avez-vous de tant de faussetés ?

LA COMTESSE.

Quand à vos pieds je l’ai surpris tout transporté,
1080 Qu’il y faisait l’aveu d’une si belle flamme,
Était-ce là des vérités ?
Vous flattez-vous qu’il soit épris de vos beautés ?
Rendez-vous justice, Madame ;
Et jugez par ce trait qui révolte si fort,
1085 Jugez enfin si c’est à tort,
Que de fausse116 je le blâme.

SCENE VII. §

DAMON, LA COMTESSE, CRISPIN.

CRISPIN.

Mes Dames, en ce lieux votre oncle est de retour.

LA COMTESSE.

Il n’a pas fait longtemps sa cour.
(à part.)
Il vient pour augmenter l’embarras de mon âme.

CRISPIN.

1090 Il veut ici vous dire un mot à toutes deux.

DAMON.

Je fuis et ne veux pas me montrer à ses yeux
Dans cet équipage de femme.
Il sort avec Crispin.
{p. 244}

SCENE VIII. §

LE COMMANDEUR, LA COMTESSE.

LE COMMANDEUR.

Je suis partie fort gai, je reviens plus joyeux ;
D’abord commence par m’apprendre
1095 Si le Marquis est arrivé.

LA COMTESSE.

Mon oncle, il l’est.

LE COMMANDEUR.

Tant mieux, comment l’as-tu trouvé ?
Charmant, sans doute.

LA COMTESSE.

Mais….

LE COMMANDEUR.

Fort bien je dois t’entendre.
Il t’a paru plus beau que les amours117.

LA COMTESSE.

Mon oncle…

LE COMMANDEUR.

Il suffit, va ton trouble
1100 M’en dit plus que tous les discours.
Mon contentement en redouble ;
Ce nœud va prolonger le fil de mes vieux jours,
Jusqu’à demain je ne saurais remettre
Un lien si parfait que je brûle de voir ;
1105 Je veux absolument qu’il se fasse ce soir.

LA COMTESSE.

Ne pressez rien, Monsieur, et daignez me permettre…

LE COMMANDEUR.

Discours ! Je sais comment je dois l’interpréter.

LA COMTESSE.

Vous vous trompez, mon Oncle, et la chose mérite… {p. 245}

LE COMMANDEUR.

C’est me dire tout bas que je la précipite.

LA COMTESSE.

1110 Vous ne daignez pas m’écouter.

LE COMMANDEUR.

Tu voudrais, je le vois, qu’elle fut déjà faite ;
Mais elle le sera dans peu ;
Le notaire est mandé, tu seras satisfaite,
Et pour rendre aujourd’hui la fête plus complète,
1115 Je prétends avec toi rendre heureux mon neveu.

LA COMTESSE.

De son bonheur je suis flattée ;
Vous allez donc, Monsieur, le marier aussi ?

LE COMMANDEUR.

Oui, depuis que je t’ai quittée,
Je viens de lui trouver un excellent partie ;
1120 Il est bien au-dessus de celui
Qu’il a refusé l’autre année ;
Je me flatte dans cette journée
Qu’il le prendra d’un ton plus radouci.
Je sais que son penchant n’est pas pour la jeunesse,
1125 A cet égard j’approuve sa sagesse,
Et dans son goût* je l’ai servi :
Celle dont il s’agit est une beauté mûre,
Mais fraîche, et d’un éclat qui n’est point effacé :
Ah ! c’est un port118, un air, une figure,
1130 Telle qu’on en voyait dans le siècle passé ;
Elle joint, à l’esprit, une grande naissance ;
Et si j’ose le dire encore,
Une plus distinguée et plus haute opulence ;
Pour mon neveu, c’est un trésor.

LA COMTESSE.

1135 Peut-on savoir qu’elle est cette rare personne ?

LE COMMANDEUR.

C’est puisqu’il faut te dire enfin son nom119, {p. 246}

LA COMTESSE.

La baronne !

LE COMMANDEUR.

Oui, pourquoi cette exclamation ?

LA COMTESSE.

Mais elle est d’admiration

LE COMMANDEUR.

On doit vraiment quand je la nomme,
1140 Se sentir pénétrer de vénération ;
Je ne vois point de gentilhomme
Qui ne doive envier le bonheur de Damon.

LA COMTESSE.

Mais je ne doute point qu’un si grand mariage
N’ait dans ce jour son approbation.

LE COMMANDEUR.

1145 Il n’aurait pas cet avantage,
Si j’avais pu pour moi former cette union ;
Mais n’étant pas permis à ma tendresse,
De la prendre pour femme, au défaut de ce nom,
Je veux avoir du moins la consolation
1150 Et la douceur de l’avoir pour ma nièce.

LA COMTESSE.

Un dédommagement, Monsieur, de cette espèce
Est touchant pour mon frère.

LE COMMANDEUR.

Il sera trop heureux ;
En elle, il trouve tout, beauté, vertu, richesse,
Elle a ce soir un air si radieux,
1155 Qu’il ne pourra la voir sans en être amoureux.

LA COMTESSE.

Viendra-t-elle bientôt ? mon Oncle, vous suit-elle ?

LE COMMANDEUR.

Dans son char120 qu’on attelle
Elle va fendre l’air, pour voler en ces lieux.
Je ne la vis jamais plus belle ;
1160 Elle a des fleurs dans ses cheveux, {p. 247}
On la prendra pour Flore121.

LA COMTESSE

à part.
Ou plutôt pour Cibelle122.

LE COMMANDEUR.

De cette agréable nouvelle,
Je m’en vais informer ton frère promptement ;
Il sera transporté de joie ;

LA COMTESSE.

Assurément.

LE COMMANDEUR.

1165 Dans la mienne il faut que j’embrasse
Le beau Marquis premièrement :
Puis, de vos deux hymens*, que je presse l’instant.

LA COMTESSE.

Un mot, auparavant, de grâce.

LE COMMANDEUR.

Adieu, nous n’avons pas le temps de discourir,
1170 Un jour de noce, il faut agir ;
Et ma présence est par tout nécessaire :
J’ai pour le bal, le souper, le notaire,
Vingt ordres à donner ; mille soins à remplir :
A parler au Marquis, à prévenir ton frère…

LA COMTESSE.

1175 Moi, j’ai, mon Oncle, à vous entretenir.

LE COMMANDEUR.

A recevoir comme elle le mérite
La baronne qui va venir,
Avec tout son train et sa suite ;
Je n’ai pas un moment à perdre, et je te quitte,
1180 Nous causerons demain plus à loisir.
(Il sort.)
{p. 248}

SCENE IV. §

LA COMTESSE

seule.
Demain ! et dès ce soir ma noce sera faite !
Il ne serait plus temps ; voilà qui m’inquiète
En vérité mon oncle est un homme étonnant,
Et rien n’égale au fond l’embarras où me jette
1185 Son ridicule empressement :
Il n’est plus question de jouer ni de rire :
La chose est sérieuse, elle est conduite au point
Qu’il me faut épouser, sans oser m’en dédire123,
Un homme, absolument, qui ne me convient point.
1190 Non, non, mon cœur n’y peut souscrire.
Voyons mon frère, et trouvons le moyen
De rompre de concert son hymen* et le mien.

Fin du Second Acte.

{p. 249}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

LA COMTESSE, DAMON.

LA COMTESSE.

Non, mon Frère, pour lui j’ai trop de répugnance,
Vous parlez inutilement.

DAMON.

1195 Ah ! sans mon sot* déguisement
Le Marquis, à vous plaire aurait mis sa science ;
Et vous l’auriez trouvé charmant.

LA COMTESSE.

Imaginons, tâchons tous deux, mon frère,
De trouver un expédient
1200 Qui m’aide à me tirer d’affaire
Avec le Marquis doucement.

DAMON.

Mais selon mon peu de lumière,
Pour en sortir avec honneur,
Il en est un très simple ; épousez-le, ma Sœur,
1205 Vous n’avez rien de mieux à faire.

LA COMTESSE.

Quoique de vos conseils, je fasse très grand cas,
Voilà celui que je ne suivrai pas,
C’est à quoi, sans retour, je suis bien résolue.

DAMON.

Un refus si bizarre est pour moi tout nouveau ;
1210 Encore un coup, ma sœur, ouvrez la vue,
Voyez le Marquis dans son beau, {p. 250}
Ou plutôt dans son vrai. Sans flatter le tableau,
Trouverez-vous jamais un époux qui l’approche ?

LA COMTESSE.

Pour lui trêve d’éloge, et pour moi de reproche :
1215 On voit que le Marquis vous a dit des douceurs,
Vous l’en payez toujours par quelques traits flatteurs ;
Et vous avez l’âme reconnaissante.

DAMON.

Votre seul intérêt m’oblige à le louer,
Quand vous seriez fondée à me désavouer,
1220 Qu’il n’aurait pas les vertus que je vante,
Vous êtes malgré vous forcée à l’épouser
Dans ce jour solennel, dans cette heure pressante,
Où tout pour votre hymen* vient de se disposer :
Vous ne pouvez le refuser,
1225 Sans percer, d’un trait effroyable,
Mon oncle, qui s’en fait un honneur des plus grands ;
Sans vous donner en même temps
Un ridicule épouvantable.

LA COMTESSE.

Je préfère, Monsieur, tout pesé mûrement,
1230 Le ridicule d’un moment
Au malheur de toute la vie.
Mais pour trancher d’un mot un propos qui m’ennuie,
Je ne serai jamais la femme du Marquis,
Trop d’opposition règne dans nos esprits ;
1235 Et si votre sœur vous est chère,
Elle vous fait une prière,
Voyez sans attendre plus tard,
Voyez mon oncle de ma part,
Dites-lui qu’un dégoût invincible me porte …

DAMON.

1240 Non, non, je ne me charge point
D’une ambassade de la sorte.

LA COMTESSE.

Au plaisir que j’attends, l’amitié vous exhorte,
Mon Frère, qui plus est votre intérêt s’y joint, {p. 251}
Vous en avez une raison très forte.

DAMON.

1245 Non, je n’en ferai rien, vous vous moquez de nous.

LA COMTESSE.

Ma bonté qui vous le conseille,
S’offre à vous rendre la pareille,
Expliquez-vous pour moi, je parlerai pour vous.

DAMON.

Comment ! pour moi ! quel est donc ce langage ?

LA COMTESSE.

1250 Oui, je m’exprime assez bien.
Je m’ouvrirai pour vous sur votre mariage ;
Vous vous expliquerez, vous, pour moi sur le mien.

DAMON.

Mon mariage, à moi ! mais je n’y conçois rien ;
Le vôtre apparemment vous a brouillé la tête.

LA COMTESSE.

1255 Un nuage plutôt vous offusque l’esprit ;
Si vous n’en êtes pas instruit,
Sachez, avec le mien, que votre hymen* s’apprête ;
Mon oncle à son retour, lui-même me l’a dit.

DAMON.

De quoi s’avise-t-il ! mais quelle est donc la femme
Dont il veut m’honorer ?

LA COMTESSE.

1260 C’est une belle Dame,
Fort riche, et dont les qualités
Ne doivent pas en vous trouver un cœur revêche,
Vous l’allez voir brillante arriver en calêche,
Et vos premiers regards en seront enchantés.
C’est la baronne.

DAMON.

1265 Ah ! Ciel ! mais je la croyais morte.

LA COMTESSE.

Songez qu’elle est charmante.

DAMON.

Eh si, {p. 252}
Que le char qui l’amène, au plutôt la remporte,
Et mon oncle avec elle, et toute son escorte :
Il faut absolument qu’il radote aujourd’hui.
1270 Ah ! qu’il garde plutôt pour lui
Sa Cléopâtre124 surannée ;
Il a toujours pour moi parfaitement choisi ;
Il voulait me donner un monstre l’autre année,
Il m’offre un siècle celle-ci.

LA COMTESSE.

1275 Vous n’avez pas de goût* pour les jeunes personnes.

DAMON.

Oh ! j’en ai beaucoup moins pour les vieilles baronnes,
Ciel ! comment me tirer de-là ?
Mon sort est dans ce jour d’une bizarrerie…

LA COMTESSE.

J’en vois un moyen sûr ; mon frère, épousez-la.

DAMON.

1280 Le plaisant conseil que voilà !
J’aimerais mieux rester fille125 toute ma vie.

LA COMTESSE.

Mais mon oncle a promis pour vous, il le faudra ;
Et vous l’affligeriez d’une étrange manière.

DAMON.

Qu’il s’afflige tant qu’il voudra,
1285 Je ne m’en embarrasse guère.

LA COMTESSE.

Ouvrez les yeux. Voyez la baronne en son beau ;
Voyez son opulence, et ses vertus sans nombre.

DAMON.

Le nombre de ses ans est son plus grand fardeau,
Et son éloge me rend sombre ;
1290 Hors de saison vous badinez* toujours.

LA COMTESSE.

Je vous imite, et vous rend vos discours.

DAMON.

Comme vous le pourrez, ma Sœur, sortez d’intrigue ; {p. 253}
Pour moi que cet habit fatigue,
Dans ma chambre au plus tôt je vais m’en dépouiller,
1295 Pour me mettre en état de chercher un asile.

LA COMTESSE.

Si vous prétendez fuir, ce soin est inutile ;
Mon oncle qui veut vous parler
Dans votre appartement vous attend de pied ferme.

DAMON.

Cet homme est pour le coup né pour me désoler :
1300 Non, il n’est point d’expression, de terme,
Qui puisse rendre bien mon embarras nouveau,
Ni mon juste dépit qui va jusqu’à la rage.
Je n’ai jamais senti mieux l’avantage
Ni l’utilité d’un chapeau ;
1305 De cet habit gênant, connu mieux l’esclavage,
Qu’à présent que par lui je suis pris au passage ;
Sans vos caprices fous qui me l’ont fait garder,
Je ne me verrais pas, morbleu126, dans ces entraves,
Si capables d’intimider,
1310 Et d’arrêter en tout l’audace des plus braves.

LA COMTESSE.

Si vous voulez m’aider, je pourrais…

DAMON.

Discours vain !
Dans le malheur qui m’accompagne,
Mon unique ressource est de charger Crispin
De me trouver bien vite un habit de campagne.
1315 Dans le pavillon du jardin,
Adieu, je vais l’attendre, et cacher ma figure
Jusqu’au moment où je puisse quitter
Cette impertinente parure,
Que j’ai trop lieu de détester ;
1320 Monter vite à cheval, voler à tirer d’ailes,
Loin d’un lieu que j’abhorre, et chercher à Paris
Où me mettre à couvert des nœuds mal assortis,
Des sœurs que le bon sens trouve toujours rebelles, {p. 254}
Des parents, des oncles maudits,
1325 Et des baronnes éternelles.
(Il sort.)

SCENE II. §

LA COMTESSE

seule.
Je lui pardonne, et je ris qui plus est,
Du comique transport de sa vive colère :
Son hymen* aujourd’hui n’a pas l’air de se faire,
Et sa fuite, du mien, peut déranger l’apprêt.
1330 Le Marquis … mais je vois son hussard* qui paraît.
Ah ! fuyons un objet dont je haïs la présence,
Tout ce qui tient à lui me choque et me déplaît,
Et peut-être qu’ici ce valet le devance.
Elle sort.

SCENE III. §

CRISPIN, FINETTE.

CRISPIN.

Je t’ai forcée enfin à rompre le silence ;
1335 Friponne, c’est donc toi… Mais sous de tels habits
Dites-moi quel motif vous porte
A vous mettre, Madame, aux gages d’un marquis.

FINETTE.

Une raison aussi juste que forte,
Ne raille pas à ce sujet.

CRISPIN.

1340 Je n’ai garde. Un marquis galant*, jeune et bienfait,
Pour son valet de chambre a pris son voyage {p. 255}
Une brune charmante, à peu près de son âge.
Belle matière à rire ! il a fort bien choisi :
Par des filles toujours un maître est mieux servi ;
1345 Je le vois qui paraît. Je lui cède la place,
Et dans l’antichambre je passe.
Dès qu’il sera partie, je reviens en ces lieux,
Vous prier de vouloir me conter votre histoire ;
Je crois que les détails en sont très curieux,
1350 Et qu’ils sont tous à votre gloire.
Il sort.

SCENE IV. §

LAURE, FINETTE.

FINETTE.

Crispin, Mademoiselle…

LAURE.

Et quoi toujours ta peur.

FINETTE.

Eh, non, non, ce n’est plus une fausse terreur ;
C’est une vérité. Crispin m’a démasquée,
Et pour nier la chose elle était trop marquée.

LAURE.

1355 Tant pis, c’est vraiment un malheur.

FINETTE.

Nous n’avons pas de temps à perdre, fuyons vite.
Vous devez partager la frayeur qui m’agite.

LAURE.

Crispin est-il instruit de mon secret, dis ?

FINETTE.

Non.
Je mourrais mille fois plutôt que de le dire ;
1360 Rien n’a pu triompher de ma discrétion.

LAURE.

La chose étant ainsi, Finette, je respire. {p. 256}

FINETTE.

Il m’attend.

LAURE.

Vingt louis que tu vas lui donner,
Ralentiront son ardeur curieuse :
Moi, je ne veux qu’une heure au plus pour terminer
1365 Ici mon entreprise heureuse.
Du progrès que j’ai fait, j’ai lieu de m’étonner :
J’ai déjà conduit la Comtesse
Au point où mon désir brûlait de la mener ;
Et j’ai presque arraché l’aveu de sa tendresse :
1370 Non, je n’aurais jamais pu croire, pu penser
Qu’on sentît un attrait, si vif dans son espèce,
A toucher un objet que l’on veut offenser ;
Que la vengeance au fonds fût si délicieuse,
Et que le goût* qu’on trouve à l’exercer
1375 Eut presque le piquant d’une flamme amoureuse.

FINETTE.

Que goût* peut-on avoir à converser,
A cajoler une rivale ?
A moins qu’adroitement feignant de l’embrasser,
On n’ait de l’étouffer, la douceur sans égale.

LAURE.

1380 Si, c’est une douceur trop noire, et mon plaisir
Est moins cruel, est plus doux à sentir ;
Abuser ma rivale est la vengeance aimable
Dont en secret je me plais à jouir.
Mon âme pour la mieux haïr,
1385 Trouve, à s’en faire aimer, un bien inexprimable :
Grace à mon art je viens d’y réussir,
D’un véritable amant j’ai tenu le langage.

FINETTE.

Près d’elle, sans vous démentir,
Comment avez-vous pu jouer ce personnage ?

LAURE.

1390 Je l’ai joué sans peine, avec goût* qui plus est ; {p. 257}
De moi je suis très satisfaite,
Je te dirai bien plus, Finette,
Je la suis beaucoup d’elle, et plus on la connaît,
Plus elle y gagne, et plus son caractère plaît,
1395 Elle a l’âme excellente, elle a le cœur sensible,
Et je dois l’estimer autant que je la hais.

FINETTE.

Votre cœur sur son compte est incompréhensible.

LAURE.

On voit qu’en tout ses sentiments sont vrais ;
Sa franchise a crû tels ceux que je lui montrais ;
1400 Mais la plus incrédule en aurait fait de même,
Tant dans la vérité, je les représentais :
Dans l’instant que je la trompais,
J’étais moi-même en secret pénétrée,
Et dans la passion, je suis si bien entrée,
1405 Que je croyais sentir tout ce que je feignais,
Mon âme jusque-là s’était même égarée,
Que son air me touchait quand je l’attendrissais.

FINETTE.

C’est un raffinement qui me passe à l’entendre127.

SCENE V. §

LAURE, FINETTE, LAFLEUR.

LAFLEUR.

Monsieur le Commandeur, Monsieur, dans cet instant,
1410 Vous cherche dans le parc, il est impatient
De vous embrasser.

LAURE

à part.
Ciel ! que vient-il là m’apprendre ?
A Lafleur.
Je vais répondre à son empressement. {p. 258}

LAFLEUR.

Je dois vous dire aussi que le notaire,
1415 Pour signer le contrat, est là qui vous attend.

LAURE

à part.
Autre embarras, et nouvel incident.
A Lafleur.
Je suis vos pas.
A part.
J’aurai grand soin de n’en rien faire.
Lafleur sort.

SCENE VI. §

LAURE, FINETTE.

FINETTE.

Tout vous fait un devoir du départ à présent.
Le contrat est dressé, le notaire vous presse,
1420 Vous ne pouvez parer ce coup-là qu’en fuyant ;
Car vous ne voulez pas épouser la Comtesse ?

LAURE.

Je la quitte à regret, et rien n’est plus piquant,
Mais non, j’ai tort de m’en affliger tant ;
Je dois tout au contraire en paraître ravie :
1425 Loin de me nuire en cet instant,
Mon départ va plutôt combler ma raillerie.
Quand on n’attend que moi pour la cérémonie ?
Rien dans le fond ne sera plus plaisant
Que de disparaître au plus vîte :
1430 Je vais tous les embarrasser :
Le Commandeur qui compte m’embrasser
Va se désespérer en apprenant ma fuite ;
Tout le monde sera confus :
Le souper et le bal seront interrompus {p. 259}
1435 Mais surtout la Comtesse en sera consternée ;
On va la croire abandonnée.
Elle aura perdu son époux
Avant d’avoir conclu son hyménée* ;
Une seconde fois, par ce trait des plus fous.
1440 Je vais la rendre veuve au moins pour la journée :
J’ai prévenu le Marquis dans son cœur
Je suis trop sure qu’elle m’aime,
Je ne puis mieux punir l’ingrat lui-même,
Qu’en la laissant dans une erreur
1445 Qui doit nourrir pour moi sa flamme,
Et lui fermer, à lui, le chemin de son âme :
Partons vite, avec soin je dois l’éviter :
Mais j’entends quelqu’un, ah ! c’est elle.

FINETTE.

Crispin la suit, ma frayeur est mortelle.

LAURE

à part.
1450 Sort fatal ! malgré moi je me vois arrêter.

SCENE VII. §

LAURE, DAMON, FINETTE, CRISPIN.

DAMON

à Crispin au fond du Théâtre.
Viens, pour partir en diligence,
Viens m’aider à quitter, ventrebleu128, ces habits,
Qui trop longtemps me tiennent en souffrance.

CRISPIN

bas à Damon.
Mettez dans vos discours un peu plus de décence,
1455 Madame, voilà le Marquis.
A part.
Bon, je vois avec lui notre hussard* femelle.

DAMON

à part.
Je suis pris : et pour moi la journée est cruelle. {p. 260}

FINETTE

à part.
Sauvons-nous.

CRISPIN.

Il s’enfuit, ses efforts sont vains,
Je vais lui couper les chemins.
Il court après Finette.

SCENE VIII. §

LAURE, DAMON.

DAMON.

1460 Ma présence, Monsieur, paraît vous interdire.

LAURE.

Madame, point du tout ; pouvez-vous me le dire129 ?

DAMON.

Oui, vraiment, Monsieur, je le dois.
Plus je vous parle et plus je l’aperçois,
Vous êtes agité, votre âme en vain déguise130.

LAURE.

1465 Mais permettez que je vous dise
Que vous l’êtes aussi ; votre air….

DAMON.

Si je le suis.
C’est par contagion. A votre égard Marquis,
Vous l’êtes en un point qui cause ma surprise ;
Vous n’êtes plus le même de tantôt,
1470 Convenez-en, soyez sincère.
Pour me nier la chose elle parle trop haut.

LAURE.

Madame, il est trop vrai, je voulais vous le taire.
Le cas où je me trouve est si particulier…
Que je ne sais comment…. il faut que je réponde,
1475 Je suis…. d’honneur…. l’unique….. le premier, {p. 261}
A qui pareille chose arrive dans le monde.

DAMON.

Que vous est-il survenu de fâcheux ?
Vous m’alarmez, parlez.

LAURE.

Je n’ose.

DAMON.

Je le veux,
Expliquez-vous, c’est trop me laisser incertaine.

LAURE

à part.
1480 Puisqu’elle m’y contraint, faisons-lui mes adieux,
De façon qu’elle s’en souvienne,
Quittons en rivale ces lieux.
à Damon.
Que direz-vous de moi, Madame,
Quand l’hymen* avec vous est prêt à me lier,
1485 Après les soins que je viens d’employer,
Pour m’établir par degré dans votre âme,
Je vais mal reconnaître, et je vais mal payer
L’accueil que dans ce jour vous m’avez fait vous-même.

DAMON.

Où tend, Monsieur, ce début singulier ?

LAURE.

1490 Tant de bontés, mon cœur ne peut les oublier ;
Mais la nécessité, mais un pouvoir suprême,
Qui n’a d’égard à rien, sous qui tout doit plier,
Me force d’être ingrat malgré ma résistance.
Pour vous le déclarer, je n’ai que cet instant ;
1495 Je cède à sa rigueur qui me fait violence,
Madame, adieu, je pars.

DAMON.

Vous partez !

LAURE.

Sur le champ ;
Tout précipite mon voyage.

DAMON.

Le jour, l’instant, Monsieur, de votre mariage. {p. 262}

LAURE.

C’est là ce qui fait justement
1500 Mon embarras, ma peine inexprimable.

DAMON

à part.
Jouons bien la fierté qu’il faut dans ce moment.
Haut.
Ah ! vous aviez raison d’être agité vraiment,
On n’a jamais rien dit, ni rien fait de semblable.

LAURE.

Je proteste….

DAMON.

Il suffit, j’aurais tort d’insister,
1505 A mon tour je dois respecter
La puissance supérieure,
Qui vous fait devoir de me quitter sur l’heure ;
Partez, Monsieur, je ne vous retiens plus,
Ne perdez pas, en discours superflus,
1510 Des instants chers.

LAURE.

Si vous étiez instruite,
Bien loin de la blâmer, ah ! vous loueriez ma fuite,
Et vous me trouveriez peut-être à plaindre aussi.
Tout ce qu’en vous quittant, je puis vous dire ici,
1515 C’est que mon âme en tout rend justice à la vôtre,
Vous méritez un sort plus doux,
Nous ne sommes pas nés par malheur l’un pour l’autre,
Et le Marquis est peu digne de vous.

DAMON.

Ah ! qu’il mérite bien qu’au fond je le méprise !

LAURE.

1520 Oui, Comtesse avec vous j’en demeure d’accord,
Et qui plus est, je le souhaite fort.

DAMON.

Ces mots de votre part augmentent ma surprise.
Quoi ! vous souhaitez mon mépris ?
Il faut que votre cœur fortement me haïsse. {p. 263}

LAURE.

1525 Je le devrais, mais je ne puis.

DAMON.

Vous le devez ! ô ciel ! quelle injustice !
Il est vrai que nous haïssons
Presque toujours ceux que nous offensons.

LAURE.

Qu’à tort, de moi, vous faites cette plainte !
Il est des situations,
1530 Où nous offensons par contrainte,
Et sans pouvoir haïr, quoique nous le dévions ;
Voilà l’état où je me trouve.

DAMON.

Vos discours sont toujours des énigmes pour moi.
On n’offense pas malgré soi.
Ces contradictions…

LAURE.

1535 Sont celles que j’éprouve :
Mais c’est trop à vos yeux cacher la vérité,
Je vois paraître en vous tant de sincérité ;
Je reconnais tant de mérite,
Que par estime et que par probité,
1540 Je vous dois, du Marquis, avant que je vous quitte,
Découvrir l’infidélité :
Je veux qu’auprès de vous elle me justifie.
L’inconstant m’abandonne au mépris de sa foi.

DAMON.

Il vous abandonne, vous ?

LAURE.

Moi,
1545 Rien n’égale la perfidie.
Évitez un destin pareil ;
J’ose vous donner ce conseil,
Moins en rivale qu’en amie.

DAMON.

Vous ma rivale, ah ! ciel.

LAURE.

Je la suis à regret. {p. 264}
1550 Ce nom vous éclaircit de tout ce que j’ai fait ;
Vous voyez l’obstacle invisible
Qui s’oppose à notre union.

DAMON.

C’est à présent qu’elle est possible.

LAURE.

Mais je suis fille.

DAMON.

Et moi, je suis garçon.

LAURE.

Garçon !

DAMON.

1555 Oui, puisqu’il faut que je vous le confesse,
Je suis frère de la Comtesse,
Qui, pour vous éprouver, m’a fait prendre son nom.

LAURE

à part.
Douce surprise ! ah ! quel trait de lumière !

DAMON.

Par un événement si doux,
1560 Qui me ravit et qui m’éclaire.
Je vois justifier le penchant que pour vous
Vos qualités d’abord ont fait naître en mon âme :
Mon amitié se change en un parfait amour,
Je vous aimais Marquis, je vous adore131 femme.
1565 C’est à moi d’embrasser vos genoux à mon tour,
Mon cœur, à ses transports, peut à peine suffire.
En ces instants si fortunés,
Fixez sur moi vos yeux, ah ! vous les détournez,
De ma félicité, seriez-vous donc fâchée ?

LAURE.

1570 Non, je ne suis que trop touchée,
Ma bouche vous l’avoue, et mon front en rougit.

DAMON.

Pouvez-vous l’être trop ? Ce discours me ravit.
De plaisir mon âme en soupire,
Tantôt ici vous m’avez dit {p. 265}
1575 Tout ce que je devais vous dire.
Nos yeux étaient déçus par l’erreur des habits,
Mais nos cœurs étaient mieux instruits,
Par le secret indistinct132 qui les savait conduire,
Sans nous tromper, nous nous sommes mépris.
1580 C’est à vous maintenant de faire
Ce tendre aveu que vous me demandiez.
Il est mieux à sa place, et m’est trop nécessaire,
Pour mon bonheur je l’attends à vos pieds.

LAURE.

Quelle était mon erreur fatale ?
1585 De mon courroux, vous éteignez l’éclat,
J’ai cru punir en vous une rivale,
Et c’est vous dont l’amour me venge d’un ingrat.

DAMON.

Ma fortune m’enchante ; il n’est rien qui l’égale.

SCENE IX. §

LAURE, DAMON, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE.

LE COMMANDEUR.

Ciel ! que vois-je ? une dame au pied d’un cavalier ?
1590 O ! siècle ! ô temps ! ô mœurs ! renversement entier !

DAMON

se relevant avec transport.
Ah ! mon oncle ! ah ! ma sœur ! prenez part à ma joye.

LE COMMANDEUR.

Quoi ! cette belle est mon neveu.

DAMON.

Oui, pour ma gloire.

LE COMMANDEUR.

Il n’est pas mal, parbleu133.

DAMON.

Rien n’est égal au bien que le hasard m’envoie. {p. 266}
Mon oncle, embrassez-moi.

LE COMMANDEUR.

1595 Mais es-tu fou, Damon ?

DAMON.

Je le suis de plaisir, je le suis de raison.
Vous vouliez aujourd’hui me donner une femme,
Mais j’ai bien mieux choisi que vous.
A la Comtesse.
Vous, ma sœur, rassurez votre âme.
1600 Je vais pour vous épouser le Marquis.

LE COMMANDEUR.

De tout ce que j’entends je demeure surpris.
Comment ! ce beau garçon serait-il une Dame ?

DAMON.

Oui, la plus accomplie en tout.
Jugez en la voyant, si je suis d’un bon goût*.

LA COMTESSE

à Damon.
1605 Pourquoi donc, du Marquis, faire le personnage ?

DAMON.

Pour punir cet amant volage,
Je suis l’heureux vengeur de l’infidélité.

LAURE

à la Comtesse.
De le fixer, vous aurez l’avantage.

LA COMTESSE.

Je n’ai pas cette vanité ;
1610 Je renonce à l’hymen*, et m’en tiens au veuvage.

LE COMMANDEUR.

Cette aventure est digne de mon temps ;
Et j’ai toujours aimé les incidents.

DAMON.

Approuvez donc mon choix sans tarder davantage.

LE COMMANDEUR.

Oui, pour la rareté134 j’y donne mon suffrage ;
1615 J’en suis pourtant fâché pour la Baronne à qui….

DAMON.

Avec son mérite à son âge, {p. 267}
Peut-elle manquer de partie ?
A Laure et à la Comtesse.
Mesdames, à présent baisez-vous l’une et l’autre.

LA COMTESSE.

Avec plaisir.

LAURE

courant à l’embrassade.
1620 Mon cœur doit prévenir le vôtre.

LA COMTESSE.

Je vous aime bien mieux pour sœur que pour mari.

LAURE.

Et moi, sincèrement je l’aime mieux aussi.

DAMON.

Dansons tous.

LE COMMANDEUR.

Volontiers.

SCENE DERNIERE. §

LAURE, DAMON, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, CRISPIN, FINETTE.

CRISPIN

, conduisant Finette par le bras.
Triomphe, honneur, victoire,
1625 Et place au vainqueur des hussards*,
Il doit sur lui fixer tous les regards.

LAURE

à Finette.
Le sort de ta maîtresse est changé pour sa gloire,
Je n’ai plus de rivale, et je trouve un époux.
Finette auprès de moi partage un bien si doux,
1630 Et chasses l’effroi de ton âme.

FINETTE

à Crispin.
Suis-je justifiée en ce moment, fripon ?

CRISPIN.

Crispin, à ta vertu, fait réparation, {p. 268}
Et je t’estime assez pour te prendre pour femme.

FINETTE.

Pour te punir, je couronne ta flamme.

CRISPIN.

1635 Allons, suis-moi, marche mon prisonnier.
Je vais traiter ce soir les hussards* sans quartier.

Fin du Tome VII.

Glossaire §

Badiner
Plaisanter
v. 109, 191, 1050, 1290
Coquette
Séductrice
v. 81, 1038
Coursier
Cheval
v. 699
Enjouement
Gaieté
v. 282, 283
Fat
Impertinent sans jugement
v. 81, 1062
Galant
Séducteur
v. 514, 1340
Goût
Inclination, tendances
Humeur
Disposition de l’esprit
v. 570, 911, 1038
Hussard
Cavalier hongrois. On donne aujourd’hui ce nom aux soldats d’une sorte de milice à cheval, qui a une manière particulière de combattre, et dont on se sert ordinairement pour envoyer en parti et à la découverte.
Hymen
Mariage
Mousquetaire
Cavalier de l’une des deux compagnies d’élite de la maison du roi
v. 18, 326, 343
Sot
Vain, bête
v. 71, 163, 501, 535, 1195
Souris
Sourire
v. 655

Variantes §

[Ms] : Modification du vers 57 dans le manuscrit : « Pour danser avec moi la sarabande ici » (1742) : « Et je veux avec elle ouvrir le bal ici » (1758).

[Ms] : Les vers 79-83 sont raturés dans le manuscrit.

[Ms] : Modification du vers 188 : « Je me déguise moy » (1742) : « Je vais me déguiser » (1758).

[Ms] : Les vers 221-222 sont raturés dans le manuscrit, où se trouve à la place le vers : « Il est par sa beauté digne de ma louange ».

[Ms] : Les vers 224-233 sont raturés. Le vers 233 est partiellement conservé.

[Ms] : Les vers 389-419 sont raturés.

[Ms] : Les vers 676-677 sont raturés.

[Ms] : Les vers 685-698 sont raturés. Quelques vers sont ajoutés : « Qui êtes-vous s’il vous plaît ? / Je suis un soldat, un guerrier plus craint que le tonnerre. »

[Ms] : Les vers 759-761 sont raturés.

[Ms] : Les vers 768-780 sont raturés.

[Ms] : Les vers 813-835 sont raturés.

[Ms] : Les vers 832-839 sont raturés.

[Ms] : Les vers 849-856 sont raturés.

[Ms] : Le vers 1019 est raturé dans le manuscrit. Le vers 1021 est placé avant le vers 1020.

[Ms] : Les vers 1104-1114 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1124-1128 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1133-1136 sont raturés.

[Ms] : Ajout du vers « C’est ma divine et charmante baronne » après le vers 1138.

[Ms] : Les vers 1145-1154 sont raturés. Le vers 1152 est conservé.

[Ms] : Les vers 1163-1166 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1208-1212 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1217-1225 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1235-1238 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1303-1312 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1368-1371 sont raturés. Les vers 1372-1373 ne sont pas dans le manuscrit. Dans le manuscrit les vers 1386-1387 sont placés à la suite du passage supprimé, et sont également supprimés, tandis que dans l’édition de 1758, ils se retrouvent plus bas.

[Ms] : Les vers 1400-1403 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1443-1446 sont raturés.

[Ms] : Les vers 1464-1470 sont raturés.

[Ms] Les vers 1491-1497 sont raturés. Le vers 1493 est conservé.

[Ms] : Les vers 1517-1537 sont raturés. Le vers 1518 est conservé.

Annexe 1 — Tableau de présence des personnages §

Scène La comtesse Laure Damon Crispin Finette Le commandeur La fleur
I 1 12 47
I 2 30
I 3 1 8
I 4 14 18 5
I 5 56 44
I 6 17 11 11
I 7 2
I 8 1 7
I 9 143 58
I 10 46 17 0
I 11 26 51 24
II 1 28
II 2 70 56
II 3 79 34
II 4 87 50
II 5 14 3 4
II 6 37 44
II 7 2 2 2
II 8 20 76
II 9 12
III 1 55 N 81
III 2 8 N
III 3 N 15 2
III 4 43 18
III 5 5 0 5
III 6 28 5
III 7 0 4 5 1
III 8 73 68
III 9 5 8 13 12
III 10 4 N 7 2
Scènes 16 / 30 14 / 30 12 / 30 11 / 30 10 / 30 3 / 30 1 / 30
Vers 355 542 363 160 176 135 5

Annexe 2 — Divertissement135 §


Marche Gaie.

Premier air.

Volez, Amants, dans ce séjour ;
Sous le masque, on est moins timide.
Accourez ; la gaieté préside
À la fête du jour
L’hymen* y couronne l’amour
Et la plus fière s’y déride.

On danse.

Deuxième air.
Duo.

Quelque habit qu’à nos yeux vous preniez, belle-Laure
Chaque sexe vous applaudit :
Le vôtre vous chérit
Le nôtre vous adore
Et l’autre vous adore.

On danse.

Troisième air.

L’amour, comme ses désirs, déguise son langage,
Et de plus d’un oiseau prend le ton différent :
Tantôt il imite le chant
Du tendre Tourtereau qui plaint son esclavage ;
Tantôt le léger badinage,
Les façons, les éclats, et le gosier brillant
Du serin qui ramage.

On danse.

 

Bibliographie §

Corpus §

BOISSY Louis de, Œuvres de Monsieur de Boissy, Amsterdam et Berlin, Jean Neaulme, t. VII, 1758

Sources §

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BERNARD Jean-Frédéric, Réflexions morales, satiriques et comiques, sur les mœurs de notre siècle, Cologne, Pierre Marteau, 1711
BOISSY Louis de, La Fête d’Auteuil, comédie en trois actes et en vers libres, [Ms], 1742
BOISSY Louis de, Théâtre, éd. Iona GALLERON, Paris, Classiques Garnier, 2020, t. I
BOISSY Louis de, La Feste d’Auteuil ou la Fausse méprise, Paris, Jacques Louvier à L’Écu de France, 1745
BOISSY Louis de, Discours prononcés dans l’Académie françoise, le dimanche 25 août M. DCC. LIV. à la réception de M. de Boissy, Paris, Brunet, 1754
CAMPAN, Le Mot et la chose, s.1., 1752
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MARIVAUX Pierre de, Le Prince travesti - Le Triomphe de l’amour [1724], Paris, Flammarion, « GF », 1993
MARIVAUX Pierre de, La Méprise, Paris, Prault, 1739
MARIVAUX Pierre de, L’Épreuve [1740], Paris, Flammarion, « GF — Théâtre », 2017
MARIVAUX Pierre de, Les Serments indiscrets. Avertissement, Paris, Pierre Prault, 1732
MARMONTEL, Mémoires, livre V, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1891, t. II
MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme [1670], Paris, Flammarion, 2016

Ouvrages généraux §

Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1740
Encyclopédie, t. IX, 1771
JOHANNIDÈS Alexandre, La Comédie-Française de 1680 à 1900. Dictionnaire général des pièces et des auteurs, New-York, Burt Franklin, 1901
LITTRÉ Émile, Dictionnaire Littré, Paris, Hachette, 1873-1874
PRÉVOST abbé Antoine-François, Manuel lexique, ou Dictionnaire portatif des mots françois dont la signification n’est pas familière à tout le monde, Paris, Didot, 1755, 2 vol.
VIALA Alain, SAINT-JACQUES Denis, ARON Paul, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, « Dictionnaires Quadrige », 2010

Bibliographie critique §

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