Porus, ou La Générosité d'Alexandre. Tragedie
Tragedie

Par Claude Boyer

A PARIS,
Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, sous la montée
de la Cour des Aydes.

Édition critique établie par
Avital Cohen
Mémoire de Master 1 réalisé sous la direction de M. le Professeur
Georges FORESTIER
Université Paris-IV Sorbonne
2016

Introduction §

Porus ou La Générosité d’Alexandre est la troisième pièce et la seconde tragédie de Claude Boyer. Publiée en 1648, elle met en scène la jalousie qu’éprouve Porus, roi des Indes, envers Alexandre le Grand. Comme le titre de la pièce l’indique, la pièce a un dénouement similaire à celui de Cinna : le souverain accorde son pardon à Porus qui avait tenté de l’assassiner après s’être infiltré sous l’aspect d’un serviteur dans son camp. 

Pièce à rebondissements, Porus interroge des enjeux majeurs du théâtre du milieu du xviie siècle, à savoir l’influence romanesque sur la littérature dramatique et la définition du tragique.

Chapitre premier : L’auteur et les conditions de représentation §

Éléments biographiques : Claude Boyer en 1646 §

Jusqu’à une époque récente, les recherches biographiques sur Claude Boyer s’appuyaient sur son œuvre de dramaturge ainsi que sur des écrits polémiques qui témoignaient de ses rivalités avec des auteurs contemporains et de sa postérité malheureuse de partisan des Modernes. Les récentes études d’Aurore Guitierrez-Laffond1 et de Sylvie Benzekri2 permettent de mieux comprendre la trajectoire de Boyer. Comme l’a montré Sylvie Benzekri, Boyer est un dramaturge accompli : il composa dans tous les genres, sauf la comédie. De 1645 à 1697, il écrit des tragédies, des tragi-comédies, des pièces à machines, des pastorales ainsi que des tragédies lyriques et religieuses qui contribuent à son succès et à sa reconnaissance auprès des institutions royales.

Notre étude se borne à rappeler les éléments qui permettent de mieux comprendre la vocation littéraire de Boyer et à retracer les débuts de sa carrière de dramaturge avant Porus, dont la première représentation date probablement de 1646.

Naissance et formation §

Claude Boyer naît en 1618 à Albi, dans le Tarn. Sa famille fait partie d’un milieu cultivé et influent, puisque son père, Pierre Boyer, est docteur en droit et accède à la charge de consul au sommet de sa carrière.

Claude Boyer fréquente le collège jésuite Delbène à Albi qui jouit à l’époque d’une bonne réputation, car cet établissement fournit une formation exigeante à la grammaire, aux humanités et à la rhétorique. Ainsi Boyer a pu lire les œuvres majeures de l’Antiquité grecque et latine : Quinte-Curce, Justin, Suétone lui font découvrir l’histoire, Aristote la philosophie, Virgile la poésie épique et Ovide la poésie élégiaque3. Les pièces de Boyer témoignent de l’importance de ces lectures dans l’inspiration de son œuvre4. Les exercices pratiqués au collège initient également Boyer à la versification et à l’éloquence. Néanmoins, les spécialistes de Boyer ne sont pas tous d’accord pour faire des années de collège du dramaturge un moment d’initiation au théâtre : Sylvie Benzekri met en avant cet aspect car il s’agit d’un élément commun au parcours de nombreux dramaturges contemporains de Boyer, mais Aurore Gutierrez-Laffond exclut cette hypothèse car l’enseignement du théâtre a été introduit tardivement dans le collège d’Albi5. D’après l’acte d’émancipation rédigé en 1656 par Pierre Boyer, Boyer obtient à la fin de ses études le titre de « bachelier en théologie »6 : il semble donc que Boyer ait terminé ses études dans une faculté de la région ou à Paris vers 1641-1642.

En revanche, il est certain que Boyer est arrivé le 17 novembre 1642 à Paris. Contrairement à ce qu’a écrit Furetière7, ce sont des affaires diocésaines et non des ambitions littéraires qui mènent Boyer à la capitale : il est mandaté pour exposer les doléances des habitants d’Albi au Conseil du roi. Cette mission lui a probablement été confiée sur la recommandation de Monseigneur Gaspard de Daillon du Lude, seigneur-évêque d’Albi qui a été accueilli à Albi par Pierre Boyer en 1637. Boyer se consacre à ces affaires diocésaines jusqu’au 1er février 1644, et il est probable que Boyer soit ensuite resté à Paris pour éviter les émeutes qui ont alors lieu dans sa ville natale8.

L’abbé Boyer ? §

Le statut social du dramaturge est sujet à discussion, car depuis le xviiie siècle, les critiques désignent toujours le dramaturge comme « l’abbé Claude Boyer », tandis que nous disposons de très peu d’informations concernant les fonctions ecclésiastiques de Boyer : aucun document n’atteste qu’il était à la tête d’une abbaye ou exerçait les fonctions d’un abbé nullius. Par ailleurs, son titre ne figure pas non plus dans l’acte d’émancipation de 1656. Si Furetière emploie un vocabulaire religieux dans ses écrits polémiques contre Boyer, il ne s’agit que d’un procédé rhétorique qui indique nullement qu’il ait mené des activités de prédication9. Enfin, aucun des discours écrits en l’honneur de Boyer ou prononcés par le dramaturge ne font mention de son titre d’abbé10, ce qui vient discréditer la thèse selon laquelle Boyer aurait été un abbé. Sylvie Benzekri en conclut que deux hypothèses peuvent justifier la conservation du titre par la critique littéraire : Boyer aurait simplement porté l’habit ecclésiastique, ce qui autorisait tout de même ses contemporains à l’appeler « abbé » ; ou bien il aurait bénéficié d’un bénéfice à la fin de sa vie, ce qui n’est cependant attesté par aucun document. La seule certitude concernant son rapport à la religion est que ses mœurs étaient fortement empreintes de catholicisme, comme en témoignent ses contemporains11.

L’hôtel de Rambouillet et les premières pièces §

Dès 1642, Boyer profite de son séjour à Paris pour fréquenter les salons littéraires influents de l’époque. Gaspard de Daillon du Lude a joué un rôle central dans l’établissement de Claude Boyer, puisqu’il l’a probablement introduit dans le salon littéraire de l’hôtel de Rambouillet, en vogue à partir de 1638 : la dédicace de sa pastorale Lisimène ou la jeune bergère témoigne ainsi d’une « dette »12 que Boyer aurait contractée envers lui. La dédicace de La Porcie romaine appuie également l’idée qu’il aurait bénéficié de la protection de la marquise de Rambouillet. De 1642 à 1645, Boyer fréquente donc des milieux littéraires influents et fréquente des amateurs de théâtre, dont Gédéon de Tallemant des Réaux, qui épouse l’une des filles de la marquise de Rambouillet en 1646. Par la suite, Boyer bénéficia également de la protection de Chapelain, habitué de l’hôtel de Rambouillet, académicien et théoricien important du théâtre de l’époque. Dans la carrière de Boyer, l’hôtel de Rambouillet constitue bien « la première étape de l’ascension littéraire de Boyer »13.

En effet, ces relations permirent à Boyer de lire des extraits de sa première tragédie, La Porcie romaine, et l’encouragèrent à la proposer aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne en 1645. Boyer est alors âgé de vingt-sept ans. La même année, la tragi-comédie La Sœur généreuse est également représentée à l’Hôtel de Bourgogne. : La Porcie romaine est imprimée en 1646, et La Sœur généreuse en 1647. Les privilèges du roi pour les deux premières pièces de Boyer, La Porcie romaine et La Sœur généreuse, sont tous deux datés du 9 juillet 1646 : l’édition de ces deux pièces est la première trace dont nous disposons concernant la carrière de dramaturge de Boyer. D’après les travaux d’H. C. Lancaster14 fondés sur le Mémoire de Mahelot15, les deux pièces ont été probablement représentées en 1645 à l’Hôtel de Bourgogne par la « Troupe Royale ».

La Porcie romaine est une tragédie inspirée d’un sujet romain bien connu des dramaturges, puisqu’il fut traité en 1568 par Garnier16 puis en 1635 par Guérin de Boscual17. Les témoignages des contemporains de Boyer rappellent que cette pièce connut un fort succès, comme cela fut probablement le cas pour La Sœur généreuse, tragi-comédie inspirée d’un sujet romanesque18.

La dédicace de ces deux premières pièces confirme qu’en 1646 Boyer était proche des Rambouillet : La Porcie romaine est ainsi dédiée à la marquise de Rambouillet et La Sœur généreuse à « E. de R. », soit Élisabeth de Rambouillet, fille de la marquise. Boyer a par la suite cherché à obtenir des gratifications pour pouvoir vivre de son œuvre théâtrale : en dédiant Porus au premier Gentilhomme de « Monseigneur le Prince »19, nous pouvons déduire que Boyer a été introduit dans l’entourage du Grand Condé, prisé par les poètes de l’époque.

Histoire et réception de Porus, ou la Générosité d’Alexandre §

Conditions de représentation §

Nous disposons de peu d’informations sur les conditions de représentation de Porus. H. C. Lancaster date la représentation de 164620. La pièce a certainement été d’abord représentée par les comédiens du Marais car le Mémoire de Mahelot, qui consigne les décorations effectuées pour l’Hôtel de Bourgogne, ne mentionne pas la pièce.

Depuis le xviiie siècle, la critique admet qu’il y a eu une seconde série de représentations de Porus au moment où Racine fait représenter sa seconde tragédie, Alexandre le Grand. La lettre du 29 novembre 1665 du gazetier Charles Robinet21 rapporte que deux Alexandre sont annoncés au théâtre : les critiques en ont déduit que Robinet attestait d’une série de représentations de Porus au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne conjointe à celle de l’Alexandre le Grand de Racine au théâtre du Palais-Royal. Porus aurait donc permis aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne de faire concurrence à l’Alexandre le Grand de Racine lorsqu’elle était encore jouée par les comédiens de la troupe de Molière. Cette hypothèse semble corroborée par l’existence d’une édition contrefaite de Porus datée de 166622. Cependant, Porus n’a pas été représenté en 1665 : comme l’explique Georges Forestier dans sa biographie de Racine23, la pièce de Boyer a été annoncée mais n’a pas été jouée. Les deux Alexandre évoqués par Robinet renvoient en fait à la représentation de la pièce de Racine sur deux théâtres différents : les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et la troupe de Molière ont jouée simultanément la pièce de Racine après que le dramaturge a retiré la pièce aux comédiens pour la confier aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne.

La réédition de Porus n’est donc qu’un coup de librairie : certains libraires espéraient profiter du succès de la pièce de Racine. La modification du titre de la pièce de Boyer est à cet égard significative : le titre « Le Grand Alexandre ou Porus roi des Indes » favorise la confusion avec la pièce de Racine. Cependant, cette édition a été interdite par la Communauté des libraires le 14 janvier 166624.

Réception de Porus §

En l’absence de sources contemporaines de Boyer portant spécifiquement sur Porus, la réception de la pièce est difficile à apprécier. Nous disposons de deux éléments pour justifier le succès de la pièce : d’une part, l’existence de l’édition de la pièce témoigne de son succès auprès du public ; d’autre part, l’épître dédicatoire peut également nous renseigner sur l’appréciation de la pièce :

Pour moi, je crois [cet ouvrage] très médiocre, et peut-être au-dessous de l’approbation qu’il a reçue sur le Théâtre, si ce n’est qu’il fût assez heureux pour mériter la vôtre.25

Il faut noter que la modestie de Boyer est caractéristique de sa rhétorique dédicatoire : l’auteur minimise son succès pour mettre en valeur son destinataire.

Au xviiie siècle, l’Histoire du théâtre français des Frères Parfait (1746) est l’unique source témoignant de la réception de Porus :

Nulles beautés dans cette Tragédie : il semble que l’Auteur n’en ait choisi le sujet que pour en dégrader les personnages ; aucuns ne ressemblent à l’idée que les Historiens nous en ont laissée.26

La critique acerbe des Frères Parfait est influencée par l’image posthume malheureuse de Boyer : les rivalités avec ses contemporains l’ont relégué au statut d’auteur médiocre, et les écrits de Boileau27, Furetière28 et Racine29 ont contribué à livrer cette image négative à la postérité. Le triomphe des Anciens a également renforcé le dénigrement de Boyer car il fut un partisan des Modernes.

Les frères Parfait ont tort de faire du sujet de Porus un élément de composition banal et connu du lecteur, car il s’agit précisément d’un élément original de la pièce30 : Boyer a su entremêler deux histoires, celle de Porus et celle de Darius, pour construire sa tragédie. Si l’on s’accorde à reconnaître cette particularité, on comprend pourquoi l’amour a une place centrale dans la pièce : ses expressions pathétiques ont certainement ému le public de Boyer.

Cependant, la critique des Frères Parfait renvoie à des débats cruciaux sur la définition de la tragédie classique, oscillant entre le tragique moderne soumis au code galant et un tragique ancien respectueux des codes épiques et héroïques31. Comme de nombreux adversaires de la galanterie, les Frères Parfait dénigrent les tragédies qui se structurent autour d’un épisode amoureux32 : Porus est considéré comme un héros de tragédie « dégradé » parce que son héroïsme guerrier n’est mis en valeur qu’au dénouement.

Les frères Parfait ont une conception particulièrement étroite de la tragédie, parce qu’elle s’appuie sur les éléments classiques de définition apportés en 1660 par Corneille33. Ils regrettent que la question de l’héroïsme ne constitue qu’un fil de l’intrigue de Porus, car selon eux les questions politiques doivent constituer l’intérêt majeur d’une tragédie classique. Cette approche est anachronique car dans les années 1640, les frontières entre les tragédies et tragi-comédies sont particulièrement poreuses. Le décalage avec l’histoire ancienne est rejeté par les frères Parfait, alors que la prépondérance des thématiques galantes dans la tragédie inscrit Porus dans une esthétique moderne en rupture avec la tradition des tragédies austères tirées de l’histoire ancienne. Les Frères Parfait attaquent donc la pièce de Boyer pour mieux disqualifier l’esthétique galante et tragi-comique du premier Boyer, mais ces principes de création sont en parfait accord avec les productions littéraires contemporaines de Porus.

Chapitre II : Alexandre et Porus, de l’histoire à la tragédie §

Généalogies littéraires §

Boyer est un dramaturge qui aspire à plaire à son public, c’est pourquoi il puise son inspiration dans les œuvres appréciées par les spectateurs de son temps afin de créer Porus. Cette démarche explique aussi bien le choix des thématiques qui structurent la pièce que les mécanismes dramatiques repris par Boyer.

Le réinvestissement de l’histoire ancienne §
L’intérêt politique pour l’histoire §

L’histoire antique est une source privilégiée par les auteurs de tragédie parce qu’elle permet d’asseoir la dignité caractéristique du genre. La tragédie est le spectacle le plus prisé pour mettre en scène les personnages célèbres et invoquer des auteurs classiques et canonique, et la filiation humaniste entre littérature classique et littérature moderne renforce le prestige de la tragédie. Le recours à l’histoire vient ainsi fonder l’utilité du théâtre, et il s’agit d’un argument avancé dès la naissance de la tragédie moderne :

Dès sa renaissance au xvie siècle, la tragédie, encore plus que dans la Fable, puisa ses sujets dans l’histoire, occasion privilégiée de réflexion politique, de méditation morale et philosophique, car la tragédie d’histoire propose des leçons aux spectateurs.34

L’histoire a donc un intérêt thématique pour les dramaturges, puisqu’elle pose des enjeux éthiques et politiques actuels.

Cette démarche est très appréciée par le public contemporain de Boyer car elle répond à une aspiration du public à s’instruire ; elle permet également d’approfondir la réflexion sur l’exercice d’un pouvoir royal en pleine mutation au début du xviie siècle. La forme théâtrale est particulièrement pertinente pour évoquer ces questionnements, car elle aménage des moments de dialogue et d’affrontement entre des personnages plus ou moins archétypaux. En effet, les héros invoqués par les dramaturges portent avec eux un caractère plus ou moins conforme à l’éthos correspondant à leur rang, et l’adéquation des personnages aristocratiques aux vertus prônées par la tradition littéraire et philosophique satisfait le critère de convenance du personnage tragique posé par Aristote35 et repris par les théoriciens de l’âge classique.

Avant la Fronde, l’affaiblissement de l’aristocratie au profit de la puissance royale pousse Corneille36 et de nombreux dramaturges contemporains de Boyer à réfléchir aux relations entre l’aristocratie et le souverain, ce qui conduit à approfondir le lieu commun humaniste de la réflexion sur les qualités du bon roi. Porus interroge ces enjeux de deux points de vue différents, étant donné que le personnel dramatique comprend deux rois : d’une part, la relation asymétrique entre Porus et Alexandre renvoie à la question des relations entre le souverain et l’aristocratie ; d’autre part, Boyer met en scène le lieu commun du roi mal conseillé à travers le personnage d’Attale.

Avec Alexandre, Boyer choisit un exemple de roi particulièrement pertinent car la propagande royale investit sa réputation glorieuse pour appuyer la montée de l’absolutisme sous Louis XIII. L’une des œuvres les plus représentatives de cette entreprise de valorisation de la monarchie, l’Hymne d’Alexandre le Grand avec des parallèles de lui et de Philippe et des Rois très Chrétiens Louis XIII heureusement régnant et Henri le Grand d’Yves Duchat37, témoigne de l’analogie que le pouvoir vise à établir entre les deux rois : le prestige du conquérant sert à justifier la politique de concentration du pouvoir menée par le roi moderne. En ce sens, la notion de « personnage-référentiel » forgée par Philippe Hamon38 est pertinente pour définir l’image d’Alexandre à l’époque de Boyer, puisque la mention du conquérant macédonien dans une œuvre littéraire appelle la représentation d’une figure monarchique exemplaire, vertueuse et héroïque. Par conséquent, le « personnage-référentiel » d’Alexandre se fonde essentiellement sur le souvenir glorieux du roi parfait décrit par Plutarque, et non sur le portrait plus nuancé de Quinte-Curce. C’est sur ce modèle politique que Boyer fonde sa tragédie, comme Desmarets l’avait fait dans Roxane39, tragi-comédie qui met également en scène le personnage d’Alexandre.

Boyer exploite le thème de la légitimité monarchique dans Porus car il tisse dans les répliques de Porus et d’Arsacide le motif du refus du pouvoir absolu du conquérant sur les peuples40. Cependant, cette réflexion perd de sa pertinence du fait de l’exemplarité d’Alexandre et de son respect pour l’aristocratie. Alexandre est irréprochable dans Porus, car il prend soin de préserver la dignité des princesses et de la reine captive et accorde la gloire à son adversaire en lui offrant non seulement sa clémence, mais aussi son amitié. La contestation du pouvoir considérable d’Alexandre a finalement peu de place dans Porus, parce que rien ne remet en cause sa souveraineté de façon convaincante : la vertu d’Alexandre indique au contraire que le pouvoir absolu, lorsqu’il est exercé par un bon roi, favorise l’élévation réciproque du souverain et des aristocrates qui l’entourent grâce à l’amitié.

La réappropriation galante de l’histoire antique : le précédent romanesque §

L’histoire politique intéresse les auteurs de tragédie parce qu’elle permet aux spectateurs de s’instruire sur la vie et les mœurs des grands hommes sans se contraindre à une érudition déplaisante. Le théâtre a une fonction similaire aux romans qui connaissent leur essor vers les années 1640 puisque, comme Boyer, les romanciers s’appuient sur le socle de la littérature classique de leur temps en tirant leurs sujets des historiens antiques comme Quinte-Curce, Plutarque, Justin ou Xénophon. Dans le roman comme dans le théâtre, la réappropriation des vies de héros antiques pousse les auteurs à insérer des intrigues amoureuses afin d’enrichir les récits militaires et politiques des historiens antiques : les héros gagnent ainsi une épaisseur psychologique qui favorise l’intérêt et la sympathie du lecteur ou du spectateur41, et ce procédé appuie la visée morale que le public cultivé reconnaissait à ces œuvres.

C’est pour cette raison que H. C. Lancaster évoque une filiation entre le sujet de Porus et le long roman de La Calprenède, Cassandre42 : dans les deux œuvres, on trouve une mise en scène de la vie d’Alexandre fondée sur la lecture des historiens antiques et agrémentée par des intrigues amoureuses amplifiées à partir des récits des historiens ou tout simplement fictives. Les deux auteurs exploitent des schémas amoureux similaires, puisque Perdiccas comme Oroondate sont amoureux de la fille de leur adversaire, Darius. La dissociation entre les personnages amoureux et les personnages héroïques appuie également le rapprochement de Porus et de Cassandre : dans les deux œuvres, Alexandre n’est pas un héros amoureux, et cette fonction est déléguée à un héros a priori secondaire43, et ce alors même que Plutarque évoque le mariage entre Statira, une des filles de Darius, et Alexandre44. Sur ce plan, Oroondate et Porus occupent une fonction identique, puisque tous deux sont des personnages centraux non pas en raison de leur valeur militaire, mais parce qu’ils se comportent en amants passionnés.

Porus comme Cassandre témoignent d’une inflexion majeure dans la conception de l’héroïsme au xviie siècle : à côté du héros militaire figure désormais le héros galant, et ce dernier menace le premier parce que le lecteur ou le spectateur s’y identifie plus aisément. Cette tension est particulièrement sensible dans Porus, car elle remet en cause la classification générique de la pièce. En effet, ce sont habituellement les tragi-comédies qui font des relations amoureuses une intrigue principale. La Roxane de Desmarets illustre bien le caractère problématique de la distinction des genres tragiques et tragi-comiques, puisque comme Porus elle expose des intrigues amoureuses inspirées de l’histoire d’Alexandre mais est présentée par son auteur comme une tragi-comédie.

Des structures dramatiques éprouvées §
Échos cornéliens §

Dans leur ensemble, les premières pièces de Boyer témoignent d’une forte imprégnation des pièces de Corneille. Dans Porus, cette influence est thématique et structurelle.

La thématique cornélienne de la générosité a déjà été exploitée par Boyer dans sa première tragédie, La Porcie romaine45 : Octave est prêt à faire preuve de clémence envers Brutus à la fin de la pièce46, mais le pardon est accordé trop tard car le héros et son épouse ont déjà choisi de se suicider. Le dénouement des deux pièces se distingue en ce que celui de La Porcie romaine est particulièrement abrupt : Boyer joue sur les effets de surprise pour amplifier le pathétique, tandis que la fin de Porus progresse par paliers vers la réhabilitation du héros47. Dans Porus, la filiation avec Corneille est plus claire, puisque le titre de la pièce renvoie directement les spectateurs à Cinna : la « Générosité d’Alexandre » se superpose à la « Clémence d’Auguste » dans un titre qui comprend dans les deux cas une alternative entre les deux héros, introduite par la conjonction « ou », et les deux pièces sont des tragédies qui finissent de façon heureuse grâce au pardon inespéré du souverain. Boyer célèbre donc dans Porus des valeurs que l’on retrouve également dans les pièces contemporaines de Corneille, qui sont le courage, le respect et la magnanimité, et qui se fondent sur l’exaltation de l’orgueil aristocratique48. Cependant, Boyer enrichit les significations de la générosité puisqu’il en fait une valeur à la fois politique et éthique : le pardon qu’Oraxène accorde à son amant pour l’avoir soupçonnée d’être infidèle est une marque de générosité dénuée de sens politique, comme le précise Sylvie Benzekri.

Boyer reprend dans Porus une autre structure cornélienne en introduisant dans sa pièce un couple d’amants ennemis. Perdiccas est ainsi soumis à la fois à sa loyauté envers Alexandre et à son désir de satisfaire son amante, Clairance : l’hommage rendu au Cid est d’autant plus clair que Boyer introduit l’hémistiche « Je ne vous hais point »49 dans le dialogue entre les deux amants. Cette structure est également un héritage de la précédente pièce de Boyer, La Sœur généreuse : le couple d’amants ennemis est cependant introduit plus tardivement dans l’action, puisque le spectateur apprend tardivement la réciprocité de l’amour entre le prince Hermodor et la princesse Sophite50. Cet obstacle permet également de nouer l’intrigue puisque comme dans Le Cid l’amant se trouvait contraint de s’en prendre à son amante pour venger l’affront fait à l’un de ses parents. Dans Porus, l’obstacle a une place secondaire car Perdiccas n’a pas d’influence sur les décisions de Porus et d’Alexandre. L’action principale n’est pas infléchie par l’existence de ce couple.

La jalousie comme moteur dramatique : La Sœur généreuse §

Porus prolonge également des tentatives dramaturgiques antérieures puisque La Sœur généreuse est la première pièce où le dramaturge exploite le thème de la jalousie. Malgré leurs différences génériques, les deux pièces présentent des similitudes qui montrent, comme l’a souligné Sylvie Benzekri, que l’écriture des tragi-comédies sert d’appui à Boyer pour la composition de ses tragédies :

Boyer combine les écritures assez librement et cela conforte notre hypothèse d’un passage par la tragi-comédie pour approfondir les structures des tragédies.51

La tragi-comédie est donc un terrain d’expérimentation de structures et de thématiques dramatiques pour Boyer, c’est pourquoi nous pouvons établir quelques analogies éclairantes entre Porus et La Sœur généreuse.

Dans les deux pièces, la jalousie est un motif dramatique majeur dans la mesure où cette passion pousse le personnage principal à agir. Dans La Sœur généreuse, la reine est jalouse parce que le roi est tombé amoureux d’une captive qui n’est autre qu’une reine ennemie, et la jalousie conduit la reine à charger son fils de tuer sa rivale : l’action rejoint Porus en ce que la jalousie mène dans les deux pièces à une tentative d’assassinat. En cela, la jalousie est un moteur dramatique puisqu’elle modifie les relations entre les personnages et constitue un péril pour les autres personnages.

Les deux pièces sont également analogues parce qu’elles mettent en place des structures symétriques : on retrouve ainsi deux sœurs captives qui interagissent avec deux amants. Cependant, l’originalité de Porus apparaît dans l’éthique adoptée par les personnages amoureux : Boyer privilégie désormais l’expression galante des sentiments amoureux, ce qui conforte l’hypothèse critique d’une inspiration romanesque de Porus. L’amour ne s’appuie plus sur les rapports de force entre les personnages mais sur leur capacité à faire preuve de dévouement à l’égard de l’être aimé : la civilité devient donc une valeur centrale des héros de Boyer, et le sentiment amoureux est teinté d’une mélancolie beaucoup plus nette que dans La Sœur généreuse. La conception courtoise de l’amour occupe désormais une place centrale : elle renforce la cohérence de la dramaturgie de Boyer en articulant l’héroïsme guerrier et l’héroïsme galant à la fin de la pièce autour des valeurs de courage et de dévouement.

La seconde modification apportée par Boyer consiste à modifier les procédés qui permettent le dénouement de l’action. Dans La Sœur généreuse, c’est la jalousie de la reine qui est éliminée car le roi renonce finalement à son amour pour la reine Clomire, tandis que dans Porus le malentendu permet de nier l’infidélité d’Argire. Cette modification a un effet similaire à la modification des rapports amoureux entre les personnages : les héros apparaissent plus admirables car fidèles, et la tragédie a une portée morale moins ambiguë. Le caractère extérieur du malentendu atténue la responsabilité des héros puisque les personnages découvrent que personne n’a commis de trahison, alors que le roi de Cilicie a commis une faute car il s’est réellement épris de sa captive. L’obstacle de l’infidélité est beaucoup plus difficile à éliminer lorsqu’il est vrai, c’est pourquoi le dénouement de Porus semble moins artificiel que celui de La Sœur généreuse.

La comparaison entre les deux pièces montre bien que Porus obéit aux codes d’une esthétique tragi-comique que Boyer a déjà explorée dans La Sœur généreuse. Cependant, La Sœur généreuse se fonde sur un sujet purement romanesque, tandis que dans Porus Boyer s’appuie sur un sujet historique en s’inspirant des épisodes de la vie d’Alexandre le Grand. C’est à partir des sources historiques que Boyer réunit les veines historiques et galantes pour construire les épisodes de Porus.

Les sources historiques de Porus §

Boyer construit sa tragédie en s’inspirant de l’histoire de deux rivaux d’Alexandre le Grand : Porus, roi des Indes, et Darius, roi de Perse. Leurs aventures sont relatées par Plutarque dans sa « Vie d’Alexandre le Grand » et par Quinte-Curce dans son Histoire d’Alexandre52. Plutarque comme Quinte-Curce adoptent la perspective d’Alexandre en s’intéressant à ses choix politiques, militaires et éthiques. Boyer renverse ce point de vue pour construire son intrigue, puisque le héros de Porus n’est pas le vainqueur, mais le vaincu : il s’agit là du premier apport du dramaturge.

Boyer s’inspire ainsi de l’histoire de deux vaincus d’Alexandre, Porus et Darius. Leur destin et le caractère sont sensiblement différents : cette diversité des caractères explique pourquoi Porus est un personnage complexe, à la fois affecté furieusement par sa passion jalouse et capable de se comporter en souverain digne de l’amitié d’Alexandre.

L’histoire de Porus53, un sujet héroïque §

L’histoire de Porus est la source la plus évidente de la pièce, car les noms des personnages principaux et le lieu de l’intrigue s’appuient sur les circonstances de sa rivalité avec Alexandre. Comme l’indique la liste liminaire des personnages et la didascalie initiale, Boyer fait du roi des Indes et de ses adversaires les héros de sa pièce. La résistance de Porus contre l’avancée d’Alexandre en Inde débouche sur la bataille de l’Hydaspe qui eut lieu en 326 avant J.-C. Perdiccas correspond également à un personnage historique, lieutenant d’Alexandre54 ; cependant, les historiens ne précisent pas davantage son rôle dans la rivalité avec Porus.

En donnant à son héros le nom de Porus, Boyer contribue à donner un prestige important à son héros : la tradition historique insiste en effet sur le physique imposant55 et sur les talents militaires du roi indien. L’issue de la guerre entre Porus et Alexandre est ainsi longtemps indécise car les deux adversaires rivalisent constamment de stratégie et de force. Si Porus est finalement vaincu par Alexandre, Quinte-Curce souligne que cette victoire résulte d’une bataille difficile. Porus se révèle donc un personnage attrayant parce qu’il est un chef militaire à la mesure d’Alexandre le Grand. L’Inde correspond également une borne de l’empire d’Alexandre, et en cela la bataille de l’Hydaspe marque les bornes de la puissance du roi macédonien, ce qui renforce le prestige de Porus.

Il est donc probable que Boyer ait choisi le personnage de Porus pour signaler au spectateur qu’il met en scène face à Alexandre un adversaire redoutable et héroïque. Son attitude est particulièrement digne et orgueilleuse dans le récit de Plutarque, puisque l’historien rapporte que lorsque Porus est fait prisonnier par Alexandre et que ce dernier lui demande comment il doit être traité, celui-ci lui répond qu’il veut être traité « royalement »56. Cette réplique éloquente témoigne de la conscience de souverain du personnage : Porus ne perd jamais conscience de son rang malgré sa défaite et les menaces qui pèsent sur sa vie. Alexandre accepte alors de faire preuve de générosité : il laisse à Porus la vie sauve et lui donne « beaucoup d’autres pays » en plus de la souveraineté sur son royaume, et le roi des Indes devient un satrape d’Alexandre.

Boyer s’appuie donc sur la générosité de Porus pour construire son dénouement : dans la tragédie, le roi reprend conscience de sa dignité de souverain, c’est pourquoi il veut se mesurer à Alexandre avant d’accepter son amitié. Boyer emprunte ainsi à l’histoire de Porus le courage et la générosité égales des deux personnages : là-dessus, les récits de Plutarque et de Quinte-Curce sont similaires. Cependant, le dramaturge attribue la réponse de Porus à Alexandre, rapportée par Plutarque, à l’épouse du roi indien : Argire dénonce ainsi le déguisement de Porus en sommant Alexandre de traiter dignement son prisonnier57. Cette allusion précise au récit de Plutarque fonde H. C. Lancaster à faire de la « Vie d’Alexandre le Grand » la source la plus probable de Boyer58.

La situation matrimoniale de Porus n’est cependant précisée ni par Quinte-Curce, ni par Plutarque. Comme nous l’avons vu, les dramaturges contemporains de Boyer ont l’habitude de greffer une intrigue amoureuse sur des évènements tirés de l’histoire politique – ce procédé est particulièrement récurrent dans les romans – ; pourtant, Boyer ne tire pas l’idée de la jalousie de Porus envers sa femme captive de son imagination : il s’inspire de l’histoire de Darius relatée par les mêmes sources. Il s’agit là d’une technique originale de Boyer, puisque le dramaturge procède par combinaison des sources.

L’histoire de Darius59, une intrigue amoureuse §

La rivalité entre Darius et Alexandre est beaucoup plus développée par Plutarque et Quinte-Curce car elle jalonne les débuts de la carrière militaire d’Alexandre. Cette histoire présente cependant un inconvénient pour le dramaturge, car elle postule une relation asymétrique entre les deux souverains. Si Boyer avait mis en scène Darius plutôt que Porus, son héros aurait été moins enclin à susciter l’intérêt et l’admiration de son spectateur, car les historiens présentent constamment Darius comme un personnage moins valeureux qu’Alexandre. Quinte-Curce en particulier ne cesse d’insister sur les défauts de Darius qui contribuent à ses défaites : celui-ci accorde une importance excessive à l’apparence – l’historien reprend en cela des motifs récurrents de la peinture des mœurs orientales par les Grecs – et ne fait jamais preuve d’héroïsme. Darius manque de sens stratégique et c’est ce qui fait de lui un mauvais chef d’armée.

Boyer préfère donc greffer un épisode de l’histoire de Darius à son intrigue pour créer son Porus. Il reprend ainsi le récit des événements qui suivent la bataille d’Issos de novembre 333 av. J.-C pour créer l’intrigue amoureuse de sa pièce. La bataille s’achève sur la débandade de l’armée de Darius car le choix du terrain lui est défavorable. Pour garder la vie sauve, le roi de Perse est contraint de prendre la fuite incognito, c’est pourquoi la mère de Darius, sa femme, sa fille et son fils sont retenus prisonniers par Alexandre devenu maître du champ de bataille. La séparation de la famille royale est un épisode particulièrement pathétique : les reines et la princesse éplorées viennent demander en suppliantes la protection d’Alexandre. Ce dernier accepte et impose à son armée qu’on traite dignement la famille royale. Plutarque comme Quinte-Curce insistent donc sur la compassion et sur la magnanimité exemplaires d’Alexandre envers la famille de Darius : le conquérant respecte la fidélité de la reine envers son époux, et il ne convoite pas sa fille bien qu’elles fussent très belles.

Pourtant, Darius soupçonne Alexandre d’avoir fait de sa femme une de ses concubines ; il envoie des ambassadeurs auprès de son adversaire pour lui proposer une rançon et réclame à plusieurs reprises la libération de sa famille. Alexandre est d’abord indigné par le manque de respect dont le roi de Perse fait preuve à son égard puisque Darius ne mentionne pas le titre de roi d’Alexandre dans sa lettre. Alexandre répond à Darius en refusant sa rançon et en lui proposant de venir le défier avant de retrouver ses proches. Darius accepte, mais son assassinat par un traître fait avorter la rencontre entre les adversaires. Le destin tragique de Darius est un autre facteur qui explique pourquoi Boyer n’a pas repris l’identité du roi perse pour sa tragédie : la mort de Darius n’a pas d’intérêt dramatique puisqu’elle ne permet pas à Alexandre d’exercer sa générosité. Comme l’a expliqué Georges Forestier60, le dénouement de l’intrigue par la clémence du souverain sur le modèle de Cinna serait devenu impossible si l’histoire de Darius avait été reprise en l’état par Boyer.

Le travail du dramaturge §

La juxtaposition des sources : une écriture narrative de la tragédie §

Boyer a construit l’intrigue principale de Porus en juxtaposant l’histoire de Porus à celle de Darius. Contrairement à Corneille ou Racine, Boyer contamine les deux intrigues sans les enchevêtrer car les quatre premiers actes de la pièce recoupent les épisodes de l’histoire de Darius tandis que l’histoire de Porus est reprise uniquement au dénouement. C’est la succession des deux batailles qui permet à Boyer de juxtaposer les deux épisodes historiques, comme l’explique Georges Forestier :

Le lien [est] est assuré par la bataille qui se déroule entre l’acte IV et V, bataille qui superpose celle d’Arbèles, qui succédait à l’entrevue des ambassadeurs de Darius avec Alexandre, et celle de l’Hydaspe, qui voyait la défaite de Porus. 61

Boyer s’appuie donc sur la récurrence des affrontements entre Darius et Alexandre pour redoubler le combat entre les deux rois, mais la perspective du héros change sensiblement entre ces deux moments, et recoupe la différence de caractère qui distingue Darius de Porus. Dans les quatre premiers actes, Porus est essentiellement mû par la jalousie nourrie par la séparation du couple royal à la suite d’une première défaite qui recoupe celle de Darius à Issos. L’intrigue amoureuse est ainsi au centre de la première partie de la pièce. À la fin du quatrième acte, la rencontre entre Porus et Alexandre et la révélation de la trahison d’Attale renouvelle les enjeux dramatiques : c’est l’amitié d’Alexandre et la dignité de Porus qui importent désormais, et l’amour se trouve ainsi subordonné à l’aspiration à la gloire militaire. Les deux sources d’inspiration de Boyer servent donc deux dynamiques dramatiques qui sont distinctes tout au long de la pièce. Dans un premier temps, la jalousie sert de moteur à l’action ; dans un second temps, l’héroïsation du personnage est motivée par le courage et l’orgueil royal de Porus.

En cela, la construction de la pièce a une forme narrative62 et non dramatique. La dispositio ne fait pas l’objet d’une réflexion dramaturgique qui interroge l’enchaînement des épisodes, puisque Boyer a suivi la disposition des faits telle qu’on la retrouve chez les historiens : le début, les obstacles et la fin de la pièce étaient fournis par ses sujets, bien que l’ensemble soit issu de la juxtaposition de deux récits. Le dramaturge a donc procédé par réduction des récits et non par déduction d’une progression dramatique construite à partir d’un dénouement. C’est l’absence de lien de nécessité entre les deux épisodes qui montre bien que l’écriture de Porus est narrative, comme le constate Sylvie Benzekri :

Comme le dénouement n’influe pas sur le premier emprunt (la vie de Darius), nous pouvons dire que l’écriture est narrative.63

Le travail du dramaturge modifie donc l’inventio et non la dispositio de la fable : Boyer procède par juxtaposition et par ajout de deux éléments : le déguisement du roi et de nouveaux personnages. Cette dernière caractéristique correspond à un procédé caractéristique de la tragi-comédie : le redoublement du personnel dramatique et des intrigues amoureuses.

La construction du système des personnages  §
L’introduction d’un obstacle extérieur : le mauvais conseiller §

Boyer apporte certaines modifications à l’histoire qui lui permettent de disposer de ressorts dramatiques puissants pour la composition de sa pièce. Tout d’abord, il fonde la jalousie de Porus sur la calomnie d’un nouveau conseiller. Ce paramètre relève bien de l’inventio, puisque Boyer introduit un personnage qui n’est pas mentionné chez les historiens antiques mais qui est fréquemment inséré dans les tragédies de son temps. Le mauvais conseiller permet en effet de produire des malentendus qui poussent le roi à prendre de mauvaises décisions. La malhonnêteté du traître dégage en partie la responsabilité du roi, ce qui permet au dramaturge de ménager la sympathie du spectateur envers lui. La calomnie d’Attale a ainsi catalysé la fureur jalouse de Porus, et c’est ce qui rend plus vraisemblable son apaisement et son changement de caractère au dénouement, lorsque le malentendu sur la fidélité d’Argire est dissipé. La reconnaissance de la vertu de Porus par Alexandre vient souligner cette volonté de conserver la capacité du héros à susciter la sympathie et l’admiration du spectateur.

Le jeu des redoublements §

La reconfiguration des personnages du drame contribue également à accroître la complexité de la pièce.

Plutarque et Quinte-Curce précisent en effet que la mère, la femme, la fille et le fils de Darius sont faits prisonniers par Alexandre, mais Boyer élimine la mère et le fils de Darius des dramatis personae de Porus pour deux raisons. En premier lieu, la mère et le très jeune fils de Darius ont un intérêt dramatique très faible, puisque leur âge leur attribue un pouvoir politique et affectif faibles. Boyer concentre donc les personnages principaux de sa pièce sur deux générations : d’une part, la génération de Porus et d’autre part la génération plus des filles de Porus. Cette répartition ne conduit pas à une opposition entre personnages mûrs et personnages jeunes, car les parents ne sont jamais en situation de conflit avec leurs enfants. Argire et Oraxène sont toutes les deux favorables aux vœux d’Arsacide et Porus ne formule jamais son refus bien que la reine craint qu’Attale ait influencé Porus pour écarter le jeune prétendant. Seules les mœurs des jeunes sont sensiblement différentes par rapport à celles de Porus, puisqu’Arsacide, Perdiccas et leurs amantes adoptent des mœurs et un langage plus galants que leur aîné.

Boyer construit donc des personnages qui fonctionnent par couple, et ces couples sont eux-mêmes créés grâce à un redoublement du personnel dramatique. Oraxène et Clairance sont ainsi les deux filles de Darius : les sources exploitées par Boyer précisent que Darius a une fille captive dans le camp d’Alexandre qui devient l’épouse de l’Ami d’Alexandre, Héphestion64 ; concernant l’autre fille de Darius, les historiens ne donnent aucune précision, c’est pourquoi il s’agit d’un personnage ajouté par Boyer. Les deux filles de Porus apparaissent par alternances dans la pièce : Clairance, présente au premier acte de la pièce, est ainsi absente du troisième acte car elle cède sa place à sa sœur, et cette répartition de la présence des héroïnes sur scène diversifie les enjeux des échanges entre les amants.

Boyer a inséré ce premier jeune couple dans la structure de Porus et il l’a redoublé en introduisant Arsacide et Oraxène. Il en tire des effets dramatiques importants, puisque ces couples permettent d’enrichir les situations dramatiques de la pièce, car le dramaturge introduit ainsi des soutiens aux personnages principaux qui sont intéressants pour eux-mêmes : le spectateur voit sur scène des confidents qui poursuivent parallèlement des intérêts amoureux personnels. Ces intérêts sont fondés sur une jalousie réciproque des jeunes héros, et en cela le couple Arsacide / Oraxène permet à Boyer de faire écho à l’intrigue principale de la pièce, structurée également sur la jalousie. Le couple Perdiccas / Clairance permet de nouer l’intrigue secondaire de jalousie en faisant de Perdiccas le faux rival d’Arsacide, et la figure d’Attale vient enfin renforcer la cohérence de ces intrigues puisqu’il est le personnage responsable de tous les malentendus amoureux.

Le système des personnages élaboré par Boyer fonctionne donc selon plusieurs jeux de symétrie, à la fois thématiques, actoriels et actanciels puisque certains couples se ressemblent par leurs malheurs, leur statut ou leur relation aux personnages principaux. Cette structure amplifie le plaisir du spectateur car les échanges amoureux gagnent en variété : la jalousie est ainsi traitée du point de vue de l’époux puis d’après la perspective plus inquiète du prétendant. Cet obstacle concerne deux couples sur trois, puisque la problématique de l’amour entre des personnages ennemis est également évoquée. Le redoublement du personnel dramatique enrichit donc les situations de dialogue en mettant des héros qui ont une individualité propre, elle-même dépendante de leur place dans l’architecture actancielle de la pièce et du statut des personnages : Perdiccas est ainsi bien distingué des autres héros masculins parce qu’il est partagé entre les deux camps qu’il veut servir. Ce procédé permet également d’enrichir l’expression mélancolique et pathétique des passions amoureuses, puisque l’âge et la position de force des personnages fait varier l’expression de l’inquiétude, du reproche et du dévouement envers l’être aimé. Ces variations se donnent dans la pièce dans l’oscillation permanente chez Porus et Arsacide entre le discours galant et la fureur héroïque.

Chapitre III : Structure interne de la pièce §

Analyse structurelle de la pièce §

Fil de la pièce §
L’exposition §

Les fonctions de l’exposition sont multiples : une bonne exposition doit aborder tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue en évoquant tous les acteurs de la pièce et en précisant les relations qui les unissent. Elle doit enfin permettre au spectateur de formuler des hypothèses concernant la suite de la pièce.

Les dramaturges de l’âge classique, comme Corneille, fixent les limites de l’exposition au premier acte d’une pièce :

[…] je dirai qu[e le premier acte] doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale, que pour les épisodiques, en sorte qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants, qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu’un qui y aura été introduit. Cette maxime est nouvelle et assez sévère […] ; mais j’estime qu’elle sert beaucoup à fonder une véritable unité d’action, par la liaison de toutes celles qui concurrent dans le poème.65

Boyer se conforme à cet usage dans Porus car de nombreux éléments essentiels à la compréhension de l’intrigue sont livrés au cours du premier acte. Cependant, l’exposition n’est achevée qu’au début du second acte, car l’arrivée de Porus et d’Arsacide apporte un éclairage plus précis sur l’intrigue.

Exposé de la situation des personnages §

Le premier acte de Porus expose la situation des acteurs de la pièce, à commencer par celle des deux rois. Bien que Porus et Arsacide ne fassent leur apparition qu’au second acte, le dialogue initial entre Alexandre et Perdiccas permet d’informer le spectateur de la rivalité entre les deux rois. Cette rivalité militaire est fortement dramatisée, car le dialogue marque la transition entre l’état de trêve et l’affrontement militaire à venir. C’est pourquoi l’échange se termine sur une décision importante : Alexandre annonce qu’il se prépare au combat final avec Porus et exhorte Perdiccas à le suivre pour préparer la bataille.

Le sort de l’épouse et des filles de Porus est également évoqué dès la première scène, dans la mesure où il s’agit d’une des conséquences de la première victoire d’Alexandre sur Porus. Alexandre rappelle ainsi que Perdiccas a contribué à faire emprisonner la femme de Porus, Argire. Le sort des prisonnières est évoqué selon deux points de vue : d’une part, les paroles d’Alexandre font comprendre au spectateur que la captivité des femmes est une victoire pour lui ; d’autre part, les deux dernières scènes du premier acte permettent de juger de la souffrance des captives. Clairance reproche ainsi à Perdiccas d’avoir causé le malheur de ses proches (scène iii) et Argire évoque en termes pathétiques la séparation qui déchire sa famille. Argire a appris que l’ambassadeur de Porus doit se rendre au camp d’Alexandre, mais elle ne s’attend pas à être libérée par le roi : seule l’intervention de Perdiccas auprès d’Alexandre pourrait permettre aux captives de retrouver la liberté. Cependant, l’influence du compagnon d’Alexandre sur les décisions du conquérant est faible en raison de l’hostilité résolue d’Alexandre à une conciliation des deux camps (scène iv).

Les rivalités amoureuses §

     Les informations qui concernent les rivalités amoureuses entre les personnages ne sont données qu’à partir de la seconde scène du premier acte. Certes, le désaccord de Perdiccas sur la conduite de la guerre contre Porus (scène i) laisse déjà penser qu’il aspire à satisfaire d’autres intérêts en favorisant la paix entre les deux camps. La scène de confidence entre Perdiccas et Oronte permet de confirmer les intuitions du spectateur (scène ii) : le prince de Macédoine se plaint de son amour pour la fille de Porus et expose le dilemme qui le déchire entre l’obéissance à Alexandre et le respect dû à la famille de son amante. En cela, la présence de Perdiccas dans les quatre premières scènes de la pièce est significative, car elle montre bien qu’il s’agit d’un personnage pris entre deux loyautés contradictoires : celle envers son amante et celle envers Alexandre. Perdiccas exprime également ses craintes à l’égard d’un rival supposé : Arsacide serait déjà promis à la jeune fille d’après Attale, conseiller de Porus à qui Perdiccas a sauvé la vie. Cependant, la rencontre entre les amants permet d’apprendre au spectateur que l’amour entre les jeunes héros est réciproque (scène iii).

Il faut attendre la fin du premier acte (scène v) pour que le spectateur ait les premiers éléments concernant l’intrigue principale de la pièce : Argire apprend à ses filles le refus de Porus de libérer son épouse. Les pressentiments malheureux d’Argire accentuent la tension dramatique car ils annoncent une situation malheureuse mais mystérieuse, puisque la jalousie n’est pas encore nommée. L’emportement du roi contre la reine est rapporté sous la forme d’un récit poignant de Clarice (scène v).

La structure de l’exposition montre que Boyer a pris soin de retarder l’introduction des éléments principaux de l’intrigue à la fin de l’exposition de la pièce. Cette construction est particulièrement efficace, car elle permet de maintenir éveillée la curiosité du spectateur jusqu’à la fin du premier acte. En effet, l’intrigue principale de la pièce, à savoir la jalousie de Porus, n’est révélée qu’au début du second acte : il faut attendre l’arrivée du héros (acte II, scène i) pour apprendre les motifs de son mépris pour Argire, et cet éclaircissement permet de clore l’exposition. Boyer se sert d’un procédé éprouvé par les dramaturges de son temps pour préciser l’exposition : l’arrivée du héros au second acte est courante dans les pièces de l’âge classique, car elle permet de jouer sur les attentes du spectateur, puisque ce dernier s’attend à voir le héros dès l’ouverture de la pièce. L’exposition de la rivalité entre Perdiccas et Arsacide permet également de fermer le premier moment de la pièce, car l’entrée d’Arsacide sur scène informe le spectateur des soupçons de trahison qui inquiètent le personnage. La méfiance réciproque entre les jeunes princes permet de nouer un second affrontement motivé par la jalousie et parallèle à celui qui oppose Porus et Alexandre. La transition entre les deux premiers actes est donc particulièrement tendue, ce qui amplifie le plaisir et l’intérêt du spectateur.

Les « préparations »66 aménagées dans le premier acte §

     L’exposition de la pièce est également efficace parce qu’elle annonce les premiers éléments de résolution. En effet, Argire exprime sa méfiance à l’égard d’Attale et les motivations qui pourraient le pousser à trahir Porus (I, iv, v. 289-290). a rivalité amoureuse entre Arsacide et Attale pourrait pousser ce dernier à éveiller chez le roi des soupçons infondés à propos d’Argire, puisque celle-ci soutient ouvertement son rival. Le traître est ainsi déjà désigné par l’épouse du roi, ce qui permet à un spectateur attentif de saisir la duplicité du personnage. Attale est certes prêt à fournir des renseignements à Perdiccas, mais les informations données par Argire poussent le spectateur à soupçonner une ambition politique égoïste chez le conseiller de Porus.

L’exposition de Porus dresse donc le bilan d’une situation déjà bloquée par les soupçons qui préoccupent les principaux acteurs : Perdiccas ne peut épouser Clairance à la fois parce qu’il doit se soumettre aux volontés de l’ennemi du père de la jeune fille et parce qu’il se croit menacé par un rival ; par ailleurs, les captives ne peuvent espérer leur libération, puisque Porus est pris d’une jalousie furieuse à l’égard de son épouse. Il s’agit là du fil principal de la tragédie, puisqu’il concerne les rapports entre le héros et Alexandre.

Le nœud §

La notion de nœud s’entend par rapport au dénouement de la pièce. C’est ce qu’entend J. Scherer lorsqu’il formule cette définition : « le nœud est ce qui sera dénoué à la fin de la pièce »67. Le nœud comprend donc tout ce qui empêche la résolution de l’action exposée au premier acte. Il s’agit de l’ensemble des obstacles rencontrés par les personnages pour satisfaire leurs ambitions : dans Porus, on constate que ces obstacles affectent les personnages selon une logique de superposition et de succession.

Le déguisement : une péripétie §

L’acte II s’ouvre sur un retournement de situation : Porus arrive avec Arsacide dans le camp d’Alexandre déguisé en suivant de son propre ambassadeur (scène i). Le recours au déguisement est cohérent, car le premier acte annonçait l’arrivée d’un ambassadeur du roi indien68. L’arrivée des personnages déguisés contribue à enrichir les périls qui menacent les héros, puisque les personnages sont soumis à un nouvel obstacle : ils risquent d’être reconnus comme des espions et de mourir en représailles. Le déguisement retarde également le dénouement de la pièce, car il empêche l’affrontement frontal et loyal avec Alexandre annoncé par le titre de la pièce. Ce procédé permet toutefois de faire progresser l’action, car Porus peut ainsi s’expliquer avec Argire à l’insu d’Alexandre. La scène de délibération et de confession qui ouvre l’acte prépare la confrontation entre les deux époux à la scène suivante. Pourtant, Porus ne parvient pas à canaliser sa colère lorsqu’il s’adresse à Argire, car dès les premiers vers la scène repose sur un malentendu qui crée une équivoque sur les intentions d’Argire : la reine veut suspendre l’entretien avec Porus car elle craint qu’il ne soit découvert par Alexandre, mais Porus comprend qu’Argire veut l’écarter pour pouvoir rester avec son amant. Argire a beau essayer de convaincre Porus de sa fidélité, ce dernier refuse de la croire. L’échange entre les deux époux tourne très rapidement à l’invective, ce qui conforte Porus dans sa jalousie furieuse (scène ii).

La cristallisation des obstacles (acte II) §

La progression dramatique est donc freinée par deux obstacles majeurs. Le premier obstacle rencontré par le roi est d’ordre politique : Porus se met dans une situation indigne d’un roi et dangereuse en adoptant un déguisement descendant69 afin d’infiltrer le camp d’Alexandre.

Le second obstacle est d’ordre éthique : les personnages ne sont pas disposés à la réconciliation, et la tension entre les époux ne fait que s’aiguiser du fait de la méfiance qu’ils éprouvent. La jalousie de Porus conduit Argire à se montrer moins conciliante à l’égard de son époux : lorsqu’Alexandre propose à Argire de choisir de rester libre ou captive, la reine est contrainte de refuser l’offre étonnamment basse de l’ambassadeur de Porus pour conserver son honneur (scène iv70). Encore une fois, Boyer parvient à ménager l’attention du public en décevant avec habileté ses attentes : la proposition d’Alexandre est une issue possible aussitôt écartée par Argire. Par conséquent, la reine est un personnage central du second acte : elle contribue à infléchir l’action de la pièce, comme le montre sa présence à toutes les scènes du second acte, la première exceptée.

À la fin du second acte, la situation est donc particulièrement inquiétante puisque Porus risque fortement d’être découvert et puni de mort par Alexandre, tandis qu’Argire envisage son suicide car elle ne peut se résoudre à être libérée pour suivre un mari jaloux et indigne d’elle (scène v).

Vers une issue tragique ? §

À l’acte III, Boyer reprend une structure identique à celle qui a ouvert l’acte précédent : la seconde confrontation entre Porus et Argire est précédée d’une scène de confidence et de délibération entre Porus et Arsacide (scène i). Cependant, la tension dramatique gagne en intensité car Porus prend la décision de tuer son rival supposé, Alexandre, sur les conseils d’Arsacide qui y voit une revanche plus glorieuse.

La décision de Porus recentre la dynamique de la tragédie autour de l’affrontement entre les deux monarques. En cela, Boyer satisfait l’attente de son spectateur en faisant correspondre l’action au titre de la tragédie suggérant la rencontre des deux héros. Ce regain de tension est amplifié par l’analogie établie par Arsacide entre la situation du roi et sa propre rivalité avec Perdiccas : ce motif, déjà présent à l’acte II, est ici mieux mis en valeur parce qu’il prépare le duel entre les amants après la confrontation entre Argire et Porus. De façon symétrique, les amants se préparent à risquer leur vie pour venger l’offense dont ils se jugent victimes (scènes ii et iii).

La progression dramatique semble prendre la forme d’une tragique fuite en avant des chefs militaires. Porus et Arsacide ont ainsi tous deux le sentiment de se sacrifier en allant combattre leurs rivaux, ce qui suscite la compassion des autres personnages, comme le montre la péripétie qui clôt le troisième acte : Oraxène revient sur son attitude hostile à l’égard d’Arsacide et implore sa sœur d’empêcher sa mort parce qu’elle ne peut se résigner à mettre en danger son amant malgré sa jalousie (scène iv). Clairance reproche d’abord à sa sœur de se soucier davantage de son amour que de son honneur, mais elle-même change d’avis en apprenant que l’adversaire d’Arsacide n’est autre que son propre amant.

À l’acte IV, les conflits cristallisés dans les actes précédents prennent une forme plus concrète : Perdiccas annonce d’abord que la guerre entre Indiens et Macédoniens va reprendre de façon imminente puisque Porus a refusé la paix d’Alexandre (scène i). Un premier duel a lieu sur scène entre les deux jeunes rivaux à la scène suivante. Clairance et Oraxène tentent en vain de les arrêter (scène ii), ce qui accentue la tension dramatique : la mort des jeunes héros semble inévitable.

Cependant, ce premier affrontement prépare le dénouement dans la mesure où il apporte une première révélation sur l’identité des princes indiens : Perdiccas apprend qu’il combat Arsacide. Le duel entre les deux rivaux est suspendu par l’arrivée d’Alexandre : instruit d’un complot contre lui, le roi décide de mettre en prison Arsacide en dépit de son titre princier (scène iii). Porus arrive sur scène pour empêcher l’emprisonnement du prince, sans succès : Alexandre ordonne également son emprisonnement (scène v)71.

Le dénouement §

Le dénouement est destiné à éliminer les obstacles qui affectent les personnages. Il enveloppe donc les derniers événements d’une pièce de théâtre ; sa fonction est de mener tous les personnages à une situation stable :

Le dénouement d’une pièce de théâtre comprend l’élimination du dernier obstacle ou la dernière péripétie et les événements qui peuvent en résulter.72

Les théoriciens de l’âge classique recommandent aux dramaturges de construire des dénouements nécessaires, complets et rapides73.

Le dénouement de Porus résulte de deux révélations : la première est la véritable identité de Porus, révélée par Argire qui refuse de voir son époux traité comme un esclave prisonnier (scène vi) ; la seconde dévoile la trahison d’Attale : Alexandre fait lire à Porus le billet qui lui signale qu’Attale a averti le roi de Macédoine de l’arrivée des deux héros dans le camp et attend pour récompense la main d’Oraxène. Ce dernier retournement de situation est favorable au héros : Alexandre comprend que son adversaire a été victime de la trahison d’un autre, c’est pourquoi il lui pardonne.

Ainsi, le nœud principal de l’action semble dénoué, puisque la rivalité entre Porus et Alexandre prend fin grâce au pardon généreux d’Alexandre qui libère ses filles. Alexandre propose également à Argire de prendre sa liberté ou de rester dans son camp. Néanmoins, la pièce ne s’achève pas sur cette réconciliation car la situation ne peut être stable si Porus ne retrouve pas son rang de roi : Porus doit faire preuve de valeur, de loyauté et de générosité pour assumer son rang royal. Comme l’affirme Porus lui-même, seul le combat permet au héros de retrouver sa gloire, de prouver son dévouement envers son épouse et de mériter à nouveau son amour. C’est pourquoi l’acte IV s’achève sur l’annonce de deux nouveaux affrontements à venir pour Porus : le roi doit reprendre en main son armée soulevée par Attale avant de se mesurer à Alexandre (scène vii), malgré le mécontentement d’Argire qui refuse de voir son mari risquer encore une fois sa vie (scène viii).

L’acte V rapporte les derniers combats sous la forme de deux récits : le châtiment d’Attale par Porus est décrit par Clarice (scène i), tandis que le récit du combat avec Alexandre est pris en charge par Phradate (scène ii). Les scènes suivantes (iii et iv) correspondent à l’arrivée d’Alexandre et de Porus sur scène et font retomber l’inquiétude des personnages et du spectateur : ces derniers s’assurent que les héros ont survécu. Le nœud de l’intrigue secondaire se résout à la dernière scène : le malentendu sur la rivalité entre Arsacide et Perdiccas est dissipé dès lors que chaque amant nomme la jeune fille qu’il veut épouser. La pièce s’achève sur les vœux réciproques d’Alexandre et de Porus devenus amis et sur les mariages des jeunes héros avec leurs amantes respectives.

Le dernier acte a donc une fonction centrale dans la stabilisation de la situation dramatique. Comme il est inconcevable que Porus accepte la clémence d’Alexandre en renonçant à sa propre gloire, le dernier acte met en scène la mutation du héros. Son courage et son autorité politique sont alors reconnus par tous les personnages, de sorte que le spectateur partage l’opinion du héros lorsqu’il affirme être devenu l’égal d’Alexandre. Le courage et la clémence à l’égard des soldats repentis de son armée fait bien du personnage un alter ego du conquérant, loyal et généreux.

  1. Rythme de l’action et régularité de la pièce

Porus compte 27 scènes réparties de la façon suivante :

Nombre de scènes :

  • Acte I : 5
  • Acte II : 5
  • Acte III : 4
  • Acte IV : 8
  • Acte V : 5

Nombre de vers :

  • Acte I : 296
  • Acte II : 282
  • Acte III : 310
  • Acte IV : 341
  • Acte V : 326

     Le compte des vers indique que les actes ont une longueur relativement semblable, puisque l’écart entre l’acte le plus bref (acte I) et l’acte le plus long (acte IV) est d’une quarantaine de vers seulement. Toutefois, une analyse plus fine suggère une amplification progressive des dialogues, caractéristique de la dynamique dramatique de la pièce : les rivalités amoureuses se nouent aux actes centraux de la pièce (III et IV), c’est pourquoi ce sont les plus longs.

     L’analyse de la répartition des scènes montre que Porus est une pièce bâtie de façon équilibrée, exception faite pour le quatrième acte : étant donné qu’il s’agit du premier moment de résolution de la pièce, Boyer a voulu en faire un moment central. La multiplication des scènes s’explique d’abord par la variété des personnages qui interviennent car pour la première fois, tous les adversaires se rencontrent74. Le dynamisme de l’acte IV s’explique donc par la fréquence accrue des entrées et des sorties des personnages. En effet, les acteurs sont en mouvement sur scène : Clairance et Oraxène tentent ainsi d’empêcher le duel entre leurs amants respectifs puis quittent les lieux pour chercher leur mère à la fin de la quatrième scène. La découverte par Alexandre des hommes entrés dans son camp conduit Porus et Arsacide à quitter la scène car ils sont devenus prisonniers, mais ils reviennent aussitôt à la scène suivante.

Enfin, l’étude de la nature des scènes, réparties entre scènes de confrontation et scènes de confession75 confirme l’impression que la tension se cristallise autour des actes centraux de la pièce. En effet, les deux premiers actes mettaient surtout en scène des moments de confession : quatre scènes sur les cinq76 que comportent le premier acte ont une fonction délibérative ou informative ; on trouve une répartition sensiblement identique au second acte77. L’équilibre se renverse à partir du troisième acte, puisque la moitié des scènes78 de l’acte III ont une tonalité conflictuelle. L’acte IV est ainsi fortement dominé par les affrontements, verbaux ou physiques, entre les personnages.

Ces caractéristiques structurelles montrent que le quatrième acte de la pièce est un moment d’acmé précédant la résolution apportée par le dernier acte. La construction de Porus favorise le plaisir du spectateur puisque la tension s’amplifie progressivement mais se résorbe brusquement à la fin de l’acte IV, grâce aux révélations conjointes d’Argire et d’Alexandre. Le pardon d’Alexandre n’est précédé d’aucune pause délibérative, et cette solution de continuité vise à susciter une forte admiration pour Alexandre de la part du spectateur. On comprend que le sort des personnages semble donc déjà exposé à la fin du quatrième acte, puisque Porus est désormais certain de la fidélité d’Argire et que la dignité des héros est restaurée puisqu’Alexandre a pardonné leur trahison. Pour cette raison, H. C. Lancaster juge que l’acte V a une fonction d’épilogue. Cependant, ce dernier acte s’intègre dans la résolution de l’action puisqu’il permet de rétablir la dignité de Porus, sans laquelle le héros se refuse d’accepter l’amitié d’Alexandre.

Si les théoriciens classiques préfèrent les dénouements rapides qui surprennent et marquent les esprits Boyer ne s’est pas soumis à cet usage pour des raisons liées au sujet de sa pièce : deux longs récits épiques sont insérés pour informer les personnages des exploits politiques et militaires accomplis par Porus en dehors de la scène. Le dénouement est structuré en plusieurs étapes qui permettent de rétablir complètement la dignité de Porus, c’est pourquoi l’élimination des rivalités amoureuses est finalement dissociée de la réhabilitation politique du héros.

Ressorts dramatiques §

L’analyse structurelle de la pièce montre que Porus est une pièce riche en rebondissements, c’est pourquoi l’analyse de certaines structures dramatiques majeures employées par Boyer permet de comprendre de façon plus approfondie les ressorts et la dynamique de l’action.

Les malentendus §

Le malentendu est un procédé classique des pièces de théâtre du xviie siècle, car il s’agit d’un ressort dramaturgique simple et efficace : l’erreur d’un ou plusieurs personnages permet au dramaturge de construire une chaîne de réactions qui font progresser l’action sans qu’il soit contraint d’user d’un vrai obstacle, davantage soumis aux règles de la vraisemblance et plus difficile à éliminer lors de la résolution de l’intrigue.

Boyer se plaît à multiplier les malentendus dans Porus car les personnages principaux comme les personnages secondaires sont victimes de méprises. On en compte quatre : Porus croit à tort que sa femme le trompe avec Alexandre ; Perdiccas se croit menacé par Arsacide dans son projet de mariage avec Clairance ; enfin Arsacide lui-même pense qu’Oraxène lui préfère Perdiccas. Enfin, la méprise dont est victime Alexandre lors de son retour à l’acte IV a un statut particulier, puisque l’information qu’il a reçue d’Attale est finalement avérée : bien que Porus et Arsacide ne soient pas des esclaves, ils sont tout de même deux espions qui projettent de tuer le conquérant macédonien. Ce dernier malentendu est habilement subordonné au malentendu principal concernant la fidélité d’Argire, puisque la jalousie infondée de Porus le pousse à s’infiltrer incognito dans le camp d’Alexandre et à former des projets de vengeance contre lui. Ce procédé amplifie le plaisir du spectateur, puisque la coïncidence entre les mensonges d’Attale et la réalité de la situation dramatique est surprenante et ludique : la cohérence de la composition de la pièce semble ainsi renforcée de manière brillante.

On peut même dire que ce plaisir se produit à l’échelle de la tragédie entière, puisque tous les malentendus de la pièce permettent de creuser le décalage entre la perception de la situation par les personnages trompés et les informations recueillies par le spectateur. Dès le second acte, le dramaturge accorde à ce dernier une position de supériorité. Le spectateur occupe une place d’observateur objectif qui lui fait prendre un grand intérêt aux réactions des héros trompés, car il peut juger de leur attitude et éprouver de la compassion pour eux.

Les malentendus ont une fonction dramatique centrale car la méfiance toujours plus grande des héros indiens les pousse à une confrontation directe avec leurs rivaux, et cette dynamique les transforme en acteurs majeurs du drame. Cependant, la solution de la vengeance contre Alexandre et Perdiccas n’est pas envisagée avant la seconde partie de la pièce, à l’acte III. Le malentendu a ainsi une fonction apparemment paradoxale : avant de se constituer en moteur de l’action, celui-ci est d’abord un obstacle à la résolution de la situation bloquée exposée au premier acte. En effet, Argire comme Alexandre se plaignent de l’enlisement de la guerre menée par Porus du fait de son ressentiment envers la reine. Dans le camp d’Alexandre, personne ne s’attend à l’arrivée de Porus parce qu’il semble affecter du mépris pour sa femme et ne vouloir rien faire pour la libérer. Les soupçons jaloux du roi ne le conduisent pas à reprendre le combat pour apporter une résolution à l’intrigue, c’est pourquoi le malentendu empêche la rencontre entre Alexandre et Porus au début de la pièce.

La péripétie qui ouvre l’acte II apporte un premier retournement de situation : la jalousie infondée de Porus l’a poussé à s’introduire dans le camp de son adversaire pour faire savoir à Argire la déception et le ressentiment qu’il éprouve à son égard. Ces sentiments le poussent dans un premier temps à s’en prendre directement à son épouse, quitte à risquer sa vie en se faisant tuer par Alexandre. Les motivations d’Arsacide sont différentes, car dernier prône une attitude plus modérée en préférant d’abord s’assurer auprès d’Oraxène de son infidélité79.

Ainsi, Arsacide refuse de compromettre l’honneur d’Oraxène en l’accusant frontalement d’infidélité, mais les intentions des deux personnages se rejoignent en ce que tous deux veulent s’adresser directement aux femmes qui les auraient trahis. La faible rançon proposée par Porus témoigne également de son dédain pour Argire, ce qui pousse la reine à refuser sa libération par souci de sa dignité. Dans un premier temps, le malentendu contribue certes à faire intervenir les personnages, mais leur méfiance et leur orgueil empêche une résolution héroïque.

     Le second retournement de situation procède d’une prise de conscience commune à Arsacide et à Porus : l’objet de leur vengeance se déplace car tous deux se rendent compte qu’il est bien plus digne à des princes de s’en prendre d’abord à leurs rivaux80.

La persistance du malentendu permet donc de faire coïncider progressivement le fil politique de l’intrigue avec les rivalités amoureuses : pour apaiser la passion jalouse des héros, Arsacide et Porus doivent combattre Alexandre et Perdiccas. La jalousie provoquée par le malentendu devient motrice parce qu’elle pousse les personnages à se mesurer à leurs adversaires, Alexandre et Perdiccas : les héros indiens accomplissent ainsi leur devoir de chefs militaires et font progresser la guerre qui était jusqu’ici suspendue. Ce déplacement rend l’action plus cohérente et renoue avec les codes anciens de l’héroïsme, puisque le désir de vengeance est associé à la nécessité de faire preuve de courage pour être digne de son rang. Désormais, la qualité des personnages principaux entre en jeu puisqu’elle influence leur conduite.

Cependant, il faut attendre le dénouement pour que la passion jalouse des héros soit sublimée par la passion de la gloire. Porus, dans ce même dialogue avec Arsacide, ne voit encore chez Alexandre qu’un « rival »81 : cette désignation n’a pas de sens politique ici, puisqu’au xviie siècle le terme s’emploie surtout pour désigner un concurrent en amour. Si Porus qualifie le conquérant de « tyran », le mot n’a pas non plus de connotation politique, puisqu’Alexandre reste celui « qui ravit sa femme à son époux »82. L’attitude d’Arsacide est une fois de plus différente, puisque ce dernier invoque à la fois la fidélité à son roi et sa rivalité avec Perdiccas pour reprendre le combat contre les Macédoniens. Les intentions d’Arsacide anticipent sur l’attitude adoptée par Porus après le dénouement de la pièce, car les deux derniers actes de la pièce montrent comment la morale aristocratique justifie désormais les combats menés par le roi, puisque celui-ci combat pour sa gloire afin de mériter l’admiration et le pardon de son épouse.

Les malentendus insérés par Boyer permettent donc de précipiter la confrontation des adversaires et de débloquer la situation initiale de la pièce, car la méfiance des personnages les pousse dans un premier temps à s’introduire dans le lieu de l’action pour attaquer leurs amantes. En cela, les malentendus catalysent la jalousie éprouvée par le roi et par Arsacide. Les protestations du moi aristocratique rappellent ensuite les personnages à leur devoir, et la confrontation avec Alexandre et Perdiccas devient nécessaire pour résoudre les rivalités amoureuses et apaiser la jalousie éprouvée par les héros. Par conséquent, le malentendu permet de renforcer la cohérence de la pièce en unifiant la conduite des personnages autour des valeurs aristocratiques, ce qui suscite l’admiration du spectateur à l’égard des personnages à la fin de la pièce. Le déguisement participe également de cette métamorphose du héros : d’abord affecté par sa fureur jalouse, celui-ci retrouve au dénouement ses qualités royales pour devenir l’égal d’Alexandre.

Le déguisement §

Le déguisement est un thème d’une grande importance dans le théâtre du xviie siècle, étudié d’abord par Georges Forestier83. Sylvie Benzekri84 montre que le déguisement est un thème caractéristique de l’œuvre de Boyer, employé pour la première fois dans Porus. Ici, le déguisement a cependant une place secondaire, puisqu’il n’est pas un élément indispensable de l’intrigue et sert uniquement de moyen aux héros pour satisfaire leur quête.

Le déguisement est une forme particulière de malentendu dans la mesure où l’identité des personnages est dissimulée tout en étant connue du spectateur et de certains personnages, comme ici les proches de Porus. C’est pourquoi les effets produits par ce procédé sont semblables à ceux des malentendus verbaux : le spectateur prend plaisir à ce divertissement ; son intérêt pour les personnages est par ailleurs renforcé parce que le déguisement met en péril les héros qui peuvent être punis pour trahison. La tension dramatique de la pièce devient beaucoup plus forte, car la découverte de la véritable identité des personnages est un moment fortement attendu de la part du spectateur. Le déguisement permet au spectateur d’imaginer de multiples dénouements possibles : les personnages déguisés peuvent être reconnus ou non, et s’ils sont découverts ils peuvent être châtiés ou bien pardonnés.

Boyer joue habilement sur cette attente dans la mesure où il retarde la rencontre entre Porus et Alexandre, ce qui suspend également la possibilité d’une reconnaissance du héros. Dans l’acte II, la rencontre entre Porus et Argire est particulièrement tendue car Argire craint l’arrivée d’Alexandre qui pourrait reconnaître Porus et le punir par la mort. La fin de la scène vient confirmer les inquiétudes de la reine puisqu’elle voit Alexandre arriver sur scène. Cependant, Arsacide parvient à éloigner le roi de la scène : la rencontre entre les protagonistes est ainsi évitée in extremis, à la surprise du spectateur. L’attente de la rencontre entre Porus et Alexandre est même prolongée jusqu’à la fin de l’acte IV, puisqu’Alexandre n’apparaît jamais sur scène à l’acte III, et la suspension tragique est amplifiée à l’acte IV lorsqu’Arsacide essaie d’empêcher l’emprisonnement du roi en le faisant passer pour un esclave : le déguisement démultiplie les issues possibles de l’action, puisque Porus pourrait alors être renvoyé incognito. Une fois de plus, Boyer se sert de ce procédé pour mieux détromper les conjectures du spectateur, puisqu’Argire dénonce Porus à la scène suivante85.

À un niveau symbolique, le déguisement traduit sur le plan scénique la discordance entre le caractère exemplaire du roi de tragédie et la jalousie de Porus : le déguisement, en tant qu’élément de mise en scène, se superpose au texte pour enrichir sa signification. Porus a en effet choisi un déguisement descendant puisqu’il déclare qu’Arsacide et lui sont pris pour des « Suivants de [s]on Ambassadeur » : le héros adopte un rang bien inférieur à celui d’un roi. Cette transformation est corrélée à son comportement, et le mensonge affecte l’identité réelle du personnage. L’être se confond avec le paraître chez Porus, car la dissimulation permet au roi de s’affranchir plus facilement de ses devoirs aristocratiques, c’est pourquoi il vient tuer son vainqueur sans se soucier de sa loyauté envers Alexandre. Alexandre lui-même s’en indigne86.

     Grâce à son déguisement, Porus peut servir lâchement et sans scrupules ses intérêts : le roi ne vient pas combattre Alexandre comme tel mais adopte un déguisement pour le surprendre et l’atteindre plus aisément, et ce au mépris de sa dignité car contrairement à Arsacide, Porus a choisi son déguisement et ne se dénonce pas. La fin de l’acte IV confirme cette corrélation entre être et paraître, puisque Boyer fait suivre la révélation de l’identité de Porus de la découverte de la trahison d’Attale : l’agencement des péripéties permet de rapprocher la disparition du déguisement avec le retour à une attitude plus digne chez Porus. En retrouvant sa propre dignité de roi, Porus parvient à reconnaître en Alexandre un souverain magnanime qu’il souhaite désormais égaler.

     Le mensonge est ainsi un ressort dramatique majeur de Porus, car le malentendu permet d’accélérer l’action et de tendre davantage les situations de conflit. Le déguisement a une fonction similaire et figure également le décalage entre l’attitude indigne de Porus et son éthos retrouvé à la fin de la pièce, lorsque tous les masques sont tombés.

Chapitre IV : Tragédie ou tragi-comédie ? §

Tragédie et tragi-comédie en 1646 : les enjeux de la classification générique §

Au début du xviie siècle, la distinction des genres théâtraux repose sur des critères formels : les théoriciens distinguent la tragédie de la tragi-comédie en établissant que la première est soumise à un ensemble de règles élaborées à partir de la lecture de la Poétique et qui font de la tragédie « l’imitation d’une action »87, pour reprendre les termes d’Aristote. Ces règles correspondent au respect des unités – action, lieu et temps –, de la vraisemblance et de la bienséance : elles concernent ainsi la structure interne et externe de la pièce et sont justifiées par la volonté d’adapter la pièce aux attentes du public. La tragi-comédie, au contraire, n’est pas soumise à ces règles à l’origine. Cependant, à partir des années 1640, la tragi-comédie et la tragédie tendent à se confondre parce que les deux genres se soumettent aux critères de régularité : en 1637, Le Cid montre que la tragi-comédie peut être irrégulière, étant donné que la pièce de Corneille se soumet aux règles des unités et de vraisemblance telles qu’elles étaient définies au moment de la représentation de la pièce. Par conséquent, les critères distinctifs de la tragi-comédie semblent ou bien éliminés, ou bien annexés par la tragédie parce que celle-ci peut avoir une fin heureuse d’après Aristote88, et la pratique vient confirmer cette possibilité puisque Cinna est considérée comme une tragédie régulière malgré sa fin heureuse.

La tragédie de Boyer semblerait alors construite sur un modèle similaire à celui de Cinna : il s’agirait d’une tragédie à fin heureuse. Porus est également une pièce régulière car les unités de lieu et de temps sont généralement respectées89 : l’abondance des récits90 permet ainsi de restituer aux personnages et aux spectateurs les informations qui concernent les événements qui ont lieu en dehors de la scène. Pourtant, la régularité de Porus n’implique pas la concentration dramaturgique caractéristique de la tragédie de l’âge classique qui s’élabore à la même époque. Si l’unité de lieu rassemble les adversaires plus aisément et sert ainsi une concentration de l’action dans Porus, il n’en va pas de même pour l’unité de temps : la limitation du temps de l’action à une seule journée91 n’a aucune incidence sur son déroulement car l’action ne se donne pas sous la forme d’une crise ; Boyer insère d’ailleurs peu d’indications temporelles dans les répliques de ses personnages. L’examen des règles tragiques se révèle insuffisant pour caractériser l’esthétique de Porus car ce ne sont pas les règles qui permettent de valider l’appartenance de la pièce au genre de la tragédie, mais les principes dramaturgiques adoptés par Boyer.

Une dramaturgie tragi-comique §

La classification générique de Porus est insatisfaisante dans la mesure où elle ne rend pas compte du fait que la différence tragédie classique et la tragi-comédie est d’ordre dramaturgique : en cela, les critères de l’inventio ne permettent pas de déterminer le genre de la pièce ; au contraire, la tragédie se distingue désormais de la tragi-comédie par une réflexion sur la dispositio de la pièce. La tragédie classique, basée sur une dramaturgie de l’intériorité, ne correspond donc pas à l’ancienne dramaturgie fondée sur le foisonnement des épisodes. Dans Porus, les caractéristiques tragi-comiques sont claires parce que la progression de l’action repose sur une dramaturgie de l’extériorité et de la gratuité : il s’agit là de notions critiques forgées par Hélène Baby92 pour désigner la supériorité de la prolifération des rebondissements et des codes structurels sur la volonté de faire coïncider la progression dramatique avec la résolution d’un problème moral qui se pose au héros tragique. L’analyse actancielle permet de montrer en quoi la structure de Porus repose essentiellement sur des schémas tragi-comiques.

Analyse actancielle §

Le schéma actanciel est un outil d’analyse du récit applicable aux structures dramatiques : il permet de caractériser les personnages selon la fonction qui leur a été attribuée par le dramaturge dans la progression de l’action.

Le sujet ou héros de l’action occupe une place centrale dans la mécanique dramatique, puisque son désir structure le mouvement de la pièce, comme le note Anne Ubersfeld93. Pour cette raison, le schéma actanciel d’une pièce se décrit d’après la perspective du héros. Cette perspective est cependant dédoublée dans Porus, puisque le malentendu créé par Attale déforme la perception du héros jaloux avant que sa méprise ne soit dissipée au dénouement.

Le sujet et sa quête §

Le titre de la tragédie laisse entendre que Boyer met en scène deux héros : Porus et Alexandre. Pourtant, Alexandre ne saurait être le héros de la pièce, car il ne rencontre aucun péril. Sa situation est toujours stable car contrairement à Porus, il demeure en position de force. Le choix du lieu de l’action est ainsi significatif, puisqu’Alexandre se trouve sur son propre territoire et est soutenu par toute son armée. De plus, les premiers vers de la pièce rappellent qu’il est vainqueur de Porus, puisqu’il a réussi à emprisonner sa famille lors de la première bataille entre Indiens et Macédoniens. Cette supériorité se maintient au cours de la pièce, puisqu’Alexandre a réussi à devancer les projets d’assassinat de Porus en le faisant arrêter, et le duel avec le roi indien s’achève sur sa victoire.

La stabilité de la situation d’Alexandre conduit donc le spectateur à lui attribuer un intérêt secondaire, c’est pourquoi Porus est le héros de la tragédie. Cette définition du héros comme personnage principal rejoint celle proposée par J. Scherer :

Il n’y a point de définition précise du héros. Mais le lecteur ni le spectateur ne s’y trompent : ils savent bien que les héros sont ceux qui les intéressent, qui font battre leur cœur ou qui séduisent leur esprit. L’auteur n’a pas davantage hésité : c’est sur les héros qu’il a concentré la lumière, c’est eux qu’il a placé au centre de son action.94

Boyer a suggéré la centralité du héros par des procédés classiques de la dramaturgie de son temps. Ainsi Porus apparaît dans tous les actes de la pièce, hormis le premier, et cette particularité s’explique par la complexité de la pièce et par la volonté de surprendre le spectateur qui s’attend à voir les héros éponymes de la pièce dès le premier acte. La répartition de la parole témoigne également de l’importance que Boyer a voulu accorder à son personnage, puisque Porus prononce le plus grand nombre de vers (363), tandis qu’Alexandre en prononce moins de la moitié (150 vers).

Le caractère de Porus est complexe, car le héros apparaît sur scène déjà métamorphosé par la jalousie. Comme l’explique Sylvie Benzekri, le pathos qui affecte le personnage subvertit son éthos royal. Porus est un héros amoureux dont la passion se renverse furieusement en jalousie, ce qui fait de lui un personnage inconstant. L’amour et la jalousie ne cessent de se combattre en lui, et ses mouvements de colère sont souvent réprimés par « un reste d’amour »95 aussitôt éliminé. Porus ne sait pas maîtriser ses passions lorsqu’il s’adresse à sa femme, comme le montre le ton particulièrement véhément qu’il emploie pour s’adresser à Argire. Tous les personnages parlent fréquemment de la « fureur »96 de Porus, et le langage du roi illustre clairement son irascibilité. Ainsi ses répétitions récurrentes suggèrent la forte émotion du personnage et amplifient les reproches adressés à Argire :

Je connais, je connais la crainte qui te blesse.97

Boyer n’a donc nullement atténué la passion du personnage pour créer un personnage tempérant et conforme aux qualités attendues du héros. Porus a beau être la victime tragique du complot d’un mauvais conseiller, il reste un héros imparfait pour deux raisons : d’une part parce que la jalousie est condamnée sans appel par les mœurs galantes, et d’autre part parce que son comportement remet sérieusement en cause sa dignité de roi, puisque Porus veut tuer Alexandre sans prévenir loyalement son adversaire et en adoptant un déguisement indigne de son rang : comme le note Charles Mazouer98 après les frères Parfait, Porus se dégrade en se déguisant car sa jalousie le prive de lucidité. Malgré les avertissements d’Arsacide et d’Argire, Porus ne s’intéresse jamais à l’hypothèse du complot avant le dénouement. Porus ne sait pas non plus maîtriser les apparences : la façon dont il est pris au piège de son déguisement le montre aussi bien que son manque de discrétion. Arsacide et Argire sont ainsi constamment contraints de calmer sa colère pour ne pas éveiller les soupçons des gardes ou d’Alexandre.

Le caractère de Porus semble ainsi en contradiction avec les représentations traditionnelles du héros de tragédie et du roi, bien que le dénouement vienne corriger cette image indigne, comme l’affirme Alexandre :

Ces éloges grand Roi surprendraient Alexandre
S’il ne savait la source où vous les allez prendre
C’est de votre vertu, qui fait mille jaloux
D’où naissent ces ruisseaux qui retournent chez vous.
C’est elle qui fait voir aux plus puissants Monarques
De son éclat fameux les plus brillantes marques.99

Cette réhabilitation reste néanmoins peu convaincante aux yeux du spectateur : comme le note Sylvie Benzekri, Porus est un héros faillible car ses passions peuvent dérégler son caractère. La reprise de l’adjectif « jaloux » dans la réplique d’Alexandre donne une tonalité légèrement ironique à son jugement, puisqu’en évoquant l’émulation des rois admiratifs de Porus il glisse une allusion à sa jalousie furieuse.

La quête du héros se transforme au cours de la pièce, car les ambitions du roi se modifient avec la dissipation du malentendu dont il est victime. Porus est d’abord mû par la volonté de venger l’infidélité d’Argire par tous les moyens, fussent-ils indignes de lui. Par la suite, la colère de Porus s’exacerbe et la quête du héros devient l’ambition de s’en prendre à Alexandre lui-même, avant que son emportement se résorbe une fois la trahison d’Attale découverte. La dernière péripétie de la pièce bouleverse donc profondément les ambitions de Porus. La jalousie éteinte laisse place à la passion de la gloire. Porus se consacre alors à des missions proprement royales : il châtie le traître Attale et reconquiert son armée avant de se mesurer à Alexandre dans le cadre d’un duel loyal.

Adjuvants et opposants §
Arsacide §

Avant le dénouement, Porus juge que le jeune prince Arsacide est son seul adjuvant. Arsacide est en effet le seul personnage digne de confiance aux yeux de Porus, puisqu’il se trouve dans le camp ennemi et sa femme lui est hostile car elle est censée l’avoir trahi. Arsacide endosse un rôle de confident, car lui seul peut être informé des projets de Porus : cette fonction se justifie par sa présence lors des deux scènes délibératives précédant les scènes de jalousie avec Argire.

À la différence des confidents respectifs de Perdiccas et de la reine, Oronte et Clarice, Arsacide oriente les projets du roi en approuvant ou en désapprouvant ses emportements. Dans la première scène délibérative, Arsacide remet systématiquement en question ses soupçons et l’exhorte à faire preuve d’une plus grande circonspection. Arsacide tente ainsi de ramener Porus à une attitude plus lucide car il le somme constamment de s’expliquer. La dynamique du dialogue entre les personnages n’a donc pas qu’une fonction informative : il ne s’agit pas seulement de développer les griefs de Porus envers Arsacide, mais également de creuser l’écart entre la voie raisonnable choisie par Arsacide et l’attitude excessivement passionnée de Porus. Le personnage d’Arsacide fonctionne donc comme un contrepoint à Porus : son attitude plus raisonnable équilibre les positions de Porus. Arsacide est un personnage moins emporté et donc plus lucide : c’est lui qui, avec Argire, fournit au spectateur des indices sur le rôle d’Attale en suggérant à Porus l’hypothèse d’un complot fomenté par un mauvais conseiller.

Cependant, l’attitude d’Arsacide change sensiblement entre les deux scènes de confidence avec Porus : s’il cherche d’abord à atténuer la jalousie du personnage dans un premier temps, Arsacide accepte par la suite l’idée de se venger de l’infidélité d’Argire et d’Oraxène en combattant Alexandre et Perdiccas. Dans cette seconde rencontre, Arsacide s’exprime beaucoup moins longuement car son désaccord avec le roi repose uniquement sur sa participation aux combats : il estime qu’il est de son devoir d’être le seul à risquer sa vie, ce qui le fonde à écarter le roi du danger des combats.

Le caractère d’Arsacide se distingue donc nettement de celui de Porus, car Arsacide est un personnage plus prudent : il rappelle à la discrétion son roi lorsqu’il risque d’être découvert et l’incite à faire preuve de méfiance envers ses conseillers. Arsacide est également plus sensible à ses devoirs aristocratiques, car il fait de la conscience de son rang un argument majeur pour désapprouver la colère de Porus100.

Arsacide blâme la jalousie de Porus, car elle déshonore la femme aimée. En cela, le jeune prince a des mœurs plus policées, ce qui le rend plus sensible aux codes galants dans ses relations avec les femmes. Par conséquent, Arsacide est un personnage plus enclin à charmer le public de Boyer. Enfin, Arsacide est également plus courageux car il ne cache pas son identité lorsqu’il rencontre son adversaire Perdiccas.

Arsacide est donc un adjuvant singulier, puisqu’il est plus exemplaire que le sujet du drame : du fait de son caractère et de son attitude à l’égard de Porus, il fonctionne comme un envers galant du héros. Boyer distingue le héros de son adjuvant en jouant sur leur différence d’âge, distinguant un héros archaïque d’un adjuvant plus moderne bien qu’inconstant.

Les principaux opposants à Porus sont illusoires, car les distorsions de la jalousie poussent le roi à s’en prendre à Argire et à Alexandre alors que leur attitude est exemplaire tout au long de la pièce.

Argire, une héroïne mélancolique §

Argire suscite l’admiration du spectateur parce qu’il s’agit d’un personnage pathétique et exemplaire.

Argire est un personnage pathétique, car la reine se montre particulièrement affectée par les malheurs qui touchent ses proches. Son inquiétude et les pleurs qui accompagnent l’expression de ses sentiments traduisent la souffrance qu’elle éprouve non seulement en raison de sa séparation avec son époux, mais surtout du fait de la méfiance qu’il éprouve envers elle. Ses discours ont une tonalité tragique, car Argire attribue ses malheurs à une fatalité cruelle101.

L’amour d’Argire pour Porus prend également une couleur tragique, car l’expression répétée de son dévouement conjugal ne convainc pas le roi lors de leur rencontre. La jalousie de Porus pousse Argire à se résigner au suicide afin de sortir d’une posture humiliante et douloureuse. Avant le dénouement, le seul horizon possible pour Argire est donc la mort, et cette attitude exacerbe la compassion du spectateur qui voit en elle un personnage qui souffre injustement.

Les choix d’Argire montrent aussi que la reine est un personnage résigné et courageux : Argire est certes prête à mourir parce qu’elle souffre, mais elle justifie sa décision par la volonté de préserver son innocence à tout prix. Argire adopte ainsi une attitude mélancolique, puisqu’elle refuse catégoriquement de compromettre ses convictions et sa liberté pour garder .la vie sauve. La vertu d’Argire se fonde essentiellement sur son orgueil, puisque ses décisions sont toujours justifiées par la conscience de son rang royal. Son refus d’accepter la rançon indigne proposée par Porus est ainsi révélateur de sa détermination à placer sa dignité au-dessus de la satisfaction de son bonheur. La détermination d’Argire consolide sa vertu. Ce dernier terme est d’ailleurs employé sans cesse par les personnages pour qualifier le caractère de la reine : Alexandre comme Arsacide l’invoquent tous deux102 bien que leurs perspectives soient opposées. Les répliques d’Argire et le jugement des autres personnages se soutiennent réciproquement, ce qui convainc le spectateur de la fidélité de la reine avant même que la trahison d’Attale ne soit révélée. Ses intuitions témoignent également de sa grande lucidité.

Argire apparaît tout au long de la pièce comme un personnage royal, c’est pourquoi elle sait faire preuve de générosité comme Alexandre lui-même en pardonnant à son époux sa jalousie au dénouement. L’exemplarité d’Argire vient renforcer l’admiration du spectateur car la vertu de la reine rejaillit sur Porus au dénouement de la pièce : en faisant d’Argire l’enjeu du duel final avec Alexandre, le héros montre qu’il a conscience de poursuivre des ambitions nobles et glorieuses.

Alexandre §

     Alexandre est une figure exemplaire de souverain du fait de ses qualités militaires et civiles : il est en effet constamment en position de force par rapport aux héros indiens, et les personnages le considèrent comme un souverain universel élu par les dieux103.

La souveraineté absolue d’Alexandre est d’autant mieux acceptée que le conquérant adopte un comportement exemplaire tout au long de la pièce, et en cela il correspond au souverain idéal tel qu’il est décrit depuis l’Antiquité : le vériable souverain est celui qui est souverain de lui-même. Contrairement à Porus, Alexandre sait faire preuve de civilité, ce qui rend son comportement admirable : il ne cède jamais à la tentation de la tyrannie puisqu’il respecte la liberté de ses adversaires. Le traitement respectueux qu’il accorde à Argire et à ses filles le montre, car Alexandre a respecté la fidélité de la reine envers son mari. Alexandre sait donc reconnaître la dignité des captives, et c’est pour cette raison qu’il s’indigne du mépris de Porus104. H. C. Lancaster souligne à juste titre que l’attitude d’Alexandre est équivoque : le spectateur est d’abord porté à croire qu’Alexandre est amoureux d’Argire. Cependant, la magnanimité d’Alexandre domine son éthos et lui permet d’atteindre le sublime à deux reprises dans la pièce : à la fin du second acte, Alexandre propose à Argire de choisir elle-même d’accepter ou non la rançon proposée par l’ambassadeur de Porus et au dénouement de la pièce, Alexandre pardonne Porus de sa tentative d’assassinat. Alexandre incite ses interlocuteurs à se comporter avec orgueil et dignité, comme on le voit dans ces deux interventions : Argire refuse l’offre de Porus car elle s’accorde avec Alexandre pour dire que la rançon proposée par l’ambassadeur est humiliante, et Porus s’engage à retrouver son autorité politique après qu’Alexandre l’a encouragé à châtier lui-même Attale. Alexandre instaure ainsi la relation de réciprocité avec Porus reconnue par les deux rois à la fin de la pièce.

Perdiccas §

Perdiccas est un personnage déchiré par son engagement envers deux ordres a priori inconciliables : d’une part, il est le lieutenant d’Alexandre, et d’autre part, il est amoureux de Clairance, ce qui le pousse à être favorable aux aspirations des prisonnières : il cherche ainsi à disposer Alexandre à la réconciliation avec Porus dès la première scène, mais la détermination du roi reste inflexible. La volonté de reprendre les combats exprimée par Alexandre tend donc le dilemme : en tant qu’adversaire militaire du père de Clairance, Perdiccas est un héros placé dans une situation similaire à celle de Rodrigue dans le Cid, puisqu’il forme avec Clairance un couple d’amants ennemis, et l’hommage rendu à Corneille dans la bouche de Clairance « Je ne vous hais point. »105 met en évidence la filiation entre les deux couples de personnages. Le thème du geôlier captif de son amour est repris dans la scène amoureuse entre Perdiccas et Clairance, et il s’agit d’un lieu commun de la littérature galante.

Le malentendu dont sont victimes Perdiccas et Arsacide conduit le spectateur à rapprocher les deux personnages, car leurs réactions sont symétriques : tous deux font preuve de courage en se résignant à défendre leur amour en s’engageant dans un duel. Par là, Perdiccas reconnaît la générosité de son adversaire, et c’est pour cette raison qu’il souhaite épargner la vie d’Arsacide lorsqu’Alexandre le fait arrêter et croit qu’il est l’un des espions envoyés par Porus. Selon Perdiccas, Arsacide mérite de vivre parce qu’il a le courage de combattre son rival dans un combat loyal.

Attale §

     Le personnage du mauvais conseiller est un ressort bien connu des dramaturges du xviie siècle : il sert souvent à nouer l’action d’une tragédie à partir d’un malentendu qui vise à précipiter les rois dans des situations malheureuses.

     Étant donné qu’Attale trompe la confiance du roi en calomniant sa femme, celui-ci apparaît d’abord comme le destinateur de la quête de Porus, puisqu’il informe le roi et inspire au roi un vain projet de vengeance. Cependant, la lettre d’Attale destinée à Alexandre et lue par Porus vient éclairer sans ambiguïté les intentions du personnage en confirmant les intuitions d’Argire et les accusations d’Arsacide (III, 3) : Attale a menti à Porus afin de déstabiliser le roi et recevoir d’Alexandre la main d’Oraxène. La sollicitude du personnage est alors dénoncée par Porus, qui n’y reconnaît qu’une hypocrisie perfide. Cet opposant est enfin vaincu car Porus le punit par la mort.

     Attale est particulièrement redoutable car son intervention auprès de Porus donne à sa trahison la forme d’une mécanique tragique inexorable : l’entourage du roi a beau être lucide sur les intentions du traître, il est pourtant impossible d’en convaincre le roi. Attale a su jouer sur l’aveuglement du personnage en le rendant paranoïaque du fait de sa jalousie, comme le montrent les difficultés d’Arsacide à raisonner Porus. Boyer a fait preuve d’habileté dans la conception de ses personnages, car la tension dramatique ne peut que se renforcer au cours de l’action à mesure que les personnages éprouvent une méfiance de plus en plus forte à l’égard d’autrui.

     Attale est donc omniprésent dans la progression de l’action puisqu’il est à l’origine de tous les malentendus de la pièce : par là, il est responsable de plusieurs chaînes de réactions plus ou moins passionnées selon le caractère des personnages. Pourtant, Boyer fait toujours intervenir Attale en dehors de l’espace scénique. Ce choix d’écriture est révélateur des visées du dramaturge puisque Boyer ne fait figurer aucun personnage radicalement mauvais sur scène. Du fait de l’absence d’Attale, le mal a une place minimale dans la pièce : aucun discours ne vient le justifier, ce qui lui ôte toute épaisseur psychologique ; Boyer le prive également de grandeur puisqu’Attale se cache lorsqu’il est confronté à Porus (V, 1). Le dénouement illustre donc sans ambiguïté la victoire de la magnanimité sur la méchanceté, ce qui appuie l’édification du spectateur : la résolution de l’intrigue vient rappeler que la malhonnêteté condamne à l’oubli et que seule la vertu est glorieuse.

Symétries §

Le goût pour les couples de personnages secondaires est caractéristique de l’époque préclassique, mais cette pratique est progressivement abandonnée au profit d’une plus forte différenciation des personnages106. Boyer se sert de ce mode d’organisation des personnages de sa pièce pour en tirer des effets dramatiques et pathétiques efficaces.

Boyer crée une symétrie entre les personnages principaux et leurs confidents, car ces personnages se trouvent dans une situation identique à celle de leurs proches. Ainsi Porus et Arsacide partagent tous deux l’inquiétude d’être trompé par leurs amantes, et les deux filles de Porus mettent également en danger la vie de leurs prétendants en refusant de dissiper les erreurs de leurs amants.

Les scènes de confidence jouent sur la symétrie des situations, puisque les personnages avouent eux-mêmes que leurs conseils sont modalisés par leurs propres inquiétudes, comme l’explique Arsacide à Porus107. Cet aveu suscite une forte compassion de la part du spectateur, car la retenue d’Arsacide renforce la qualité morale du personnage et la dignité de ses passions. Ces situations similaires visent également à renforcer la complexité psychologique des personnages, puisque Arsacide se trouve partagé entre deux devoirs : sa loyauté envers le roi le pousse à garder une attitude aristocratique, mais ses propres soupçons suscitent en lui une compassion très forte pour le roi malheureux. En cela, ses conseils ne sont pas neutres et la façon dont il noue son dialogue avec Oraxène témoigne de cette inquiétude : l’objet de la discussion se déplace progressivement des soupçons du roi aux siens, ce qui suscite la colère de la princesse.

     Le même procédé est à l’œuvre dans la relation entre les deux princesses. Lorsqu’Oraxène prend conscience que son attitude orgueilleuse avec Arsacide le conduit à risquer sa vie pour combattre son rival supposé, celle-ci demande à Clairance de dire au prince qu’elle tient à lui malgré l’offense que lui inflige sa jalousie. Clairance reproche d’abord à sa sœur de faire davantage de cas de son amour que de son orgueil, mais en apprenant que Perdiccas est concerné, celle-ci partage l’avis de sa sœur et se précipite pour sauver son amant. La réplique qui termine l’échange entre les princesses est ainsi significative :

J’apprends de ton orgueil comme je dois agir.108

Le jeu des pronoms montre bien ici le jugement réciproque qui s’exerce entre les personnages et oriente leur action.

La compassion est donc un moteur dramatique central, puisqu’il permet de modifier le comportement des personnages : en approuvant les actions d’autrui par compassion, le cours des actions se trouve sensiblement modifié.

Le dénouement se structure aussi sur cette volonté de construire des personnages symétriques, puisque Porus devient progressivement l’alter ego d’Alexandre, qui est lui-même une image exemplaire du souverain. Porus parvient au même équilibre des passions caractéristiques de la magnanimité royale, puisque son ardeur sert désormais des projets dignes de son rang : la colère est désormais mise au service de la justice, puisque Porus châtie Attale avec sévérité, et le roi fait également preuve de clémence en acceptant de pardonner les soldats rebelles qui se sont repentis109. Cette identification réciproque des souverains est aisément identifiable dans les derniers vers de la pièce110 : les deux personnages prononcent des vœux dont la structure et les objets sont semblables : Alexandre comme Porus aspirent réciproquement à la gloire et à la générosité de l’autre. L’évocation de l’amitié vient renforcer le caractère symétrique de la magnanimité des héros, puisque la vertu de l’un élève l’autre. Les personnages fonctionnent désormais comme des miroirs car ils ont adopté le même langage, et l’alternative du titre fait sens : la générosité d’Alexandre n’écrase pas Porus, elle permet à sa propre grandeur de s’épanouir. Seul le personnage du méchant ne s’intègre dans aucune symétrie puisqu’Attale est indigne de l’amitié ou de la rivalité aristocratique : il est ainsi exclu de toute relation avec les autres personnages, c’est pourquoi il est éliminé à la fin de la pièce.

Le redoublement des situations dramatiques a donc deux effets principaux : d’une part, la charge pathétique des dialogues est renforcée par l’empathie des personnages, ce qui a pour conséquence de faciliter l’identification du spectateur aux personnages de la pièce. Le second effet de ces symétries est proprement dramatique, puisque la compassion fait agir les personnages. La cohérence de la pièce s’en trouve renforcée, car l’action progresse vers un dénouement où tous les personnages partagent les mêmes valeurs qui associent dévouement amoureux et conscience des devoirs aristocratiques. Cette combinaison est harmonieuse, mais elle atténue l’individualité des personnages : la profusion de « bons sentiments » critiquée par Charles Mazouer111 est un ressort pathétique puissant, mais elle affadit les forts caractères qui se distinguaient dans la pièce.

Les motifs tragi-comiques : personnages et actions §
Le personnel dramatique §

L’analyse structurelle de Porus a montré que le personnel dramatique fonctionne par couples puisque seuls Alexandre, Attale et la suite des personnages aristocratiques ne s’intègrent pas dans des relations amoureuses réciproques. Il s’agit là d’une structure systématiquement employée dans les tragi-comédies, et ce motif permet l’élaboration d’intrigues semblables car fondées sur la même progression : le couple doit lutter pour établir ou pour préserver la relation amoureuse qui unit les héros. Dans Porus, il n’en va pas autrement puisque tous les couples sont intégrés dans une quête similaire : le spectateur attend qu’Argire et Oraxène puissent dissiper les soupçons de jalousie qui minent leurs couples, et il espère également Perdiccas et Clairance puissent se marier malgré la guerre qui désunit les deux camps auxquels ils appartiennent. Dans le cas de Perdiccas et Clairance, les actants témoignent de la codification tragi-comique des acteurs, puisque le thème des amants ennemis est un lieu commun de la littérature romanesque et tragi-comique112.

L’organisation du personnel dramatique va de pair avec une prolifération gratuite des personnages. Les symétries que nous avons constatées dans le schéma actanciel de Porus ne s’intègrent pas dans un système dramatique fermé : les liens de dépendance entre les trois couples de la pièce sont au contraires lâches, malgré les liens familiaux et politiques qui unissent les personnages principaux.

Les intrigues amoureuses sont également doublées d’une quête similaire à celle du Cid, que Georges Forestier définit comme « l’assomption épique du guerrier au statut de héros »113 : la progression de l’hostilité à l’amitié entre Porus et Alexandre puis entre Perdiccas et Arsacide esquisse en effet le même mouvement dramatique. Cette progression s’appuie sur une autre caractéristique des personnages tragi-comiques, à savoir la situation précaire du héros. Dans Porus, la position de vaincu du roi vient souligner cet invariant générique qui appelle systématiquement à un retournement favorable à la fin de la pièce.

Actions types et chaînes actorielles §

     Parmi les huit obstacles types recensés par Hélène Baby dans son étude structurelle de la tragi-comédie114, Boyer en emploie quatre dans Porus. Le combat est un obstacle dramatique majeur puisqu’il parcourt la pièce entière : l’intrigue de la pièce résulte de la guerre entre Porus et Alexandre, et le duel entre les jeunes amants déstabilise leurs couples respectifs115. La prison est également un obstacle structurant, puisque les personnages féminins sont en captivité avant que Porus et Arsacide soient eux-mêmes arrêtés dans le camp d’Alexandre. La captivité des deux héros indiens est la conséquence de la dénonciation par Attale de l’infiltration de Porus et Arsacide dans le camp d’Alexandre. La fausse trahison concerne les deux héros indiens, Porus et Arsacide puisqu’ils soupçonnent leurs amantes d’infidélité : la jalousie implique dans un premier temps la rupture entre les amants, comme le montre la tonalité polémique des échanges entre Porus et Argire d’une part, puis entre Arsacide et Oraxène.

     L’enchaînement de ces actions116 est certes soumis à une relation de causalité, puisque les héros masculins se comportent en parfaits amants en éprouvant une jalousie furieuse à l’égard de leurs amantes : mais il s’agit là d’une psychologie conventionnelle, puisqu’elle s’appuie sur un code galant nourri par la littérature romanesque ou épique. Cependant, la prolifération des obstacles témoigne d’une juxtaposition et d’une superposition des obstacles : ce ne sont pas les personnages qui décident de leur position de force ou de faiblesse, mais ce sont au contraire les événements qui bouleversent la progression de l’action. La clémence d’Alexandre témoigne de façon significative de cette méthode de composition, puisque contrairement à Cinna, celui-ci accorde son pardon à Porus sans exposer aucune dynamique psychologique ou politique qui permettrait d’expliquer son geste. La progression de l’action est donc placée sous le signe de la contingence bien que le dénouement de la pièce se plie aux codes tragi-comiques : Boyer ne cherche donc pas à plier l’évolution des sentiments de ses personnages à la structure de sa pièce composée de boucles d’obstacles conduisant tant bien que mal à l’affirmation du héros. La structure semble donc aliéner la liberté des héros :

Composé d’actants, d’acteurs et d’actions types, l’univers tragi-comique apparaît, sur le plan externe de la création, comme un jeu de soldats de plomb que le dramaturge dispose à sa guise, selon des stratégies régulièrement respectées.117

Dans la tragi-comédie, l’intériorité des personnages est illusoire parce que la structure de la pièce est rigoureusement codifiée. Ce constat conduit Hélène Baby à définir la dramaturgie tragi-comique comme une dramaturgie de l’extériorité.

Une dramaturgie de l’extériorité  §

C’est la nature de l’opposant qui permet de déterminer les particularités de la dramaturgie tragi-comique : contrairement aux pièces classiques, les opposants de la tragi-comédie sont extérieurs aux héros. Par conséquent, l’obstacle n’est jamais intériorisé par le personnage qui y est soumis, c’est pourquoi son élimination physique suffit à dénouer la tragédie. C’est pour cette raison que l’action de la tragi-comédie est réversible et que les problèmes moraux qui se posent aux personnages ne sont pas approfondis par les dialogues ou les monologues. L’absence de cette dernière forme montre bien que dans Porus, la délibération est également un leurre puisque ce sont les structures dramatiques, comme la symétrie qui rapproche les personnages qui interagissent, ou une révélation soudaine qui entraînent les revirements des personnages.

Le personnage d’Attale est significatif de la prépondérance de l’extériorité dans la dramaturgie de Porus. Attale est en effet le seul opposant aux héros de Porus, mais il est paradoxalement absent de la scène théâtrale : l’extériorité de l’obstacle est donc redoublée parce qu’elle se donne à la fois par l’intervention d’une médiation dans le processus de la jalousie et de la rivalité amoureuse, et parce qu’il ne renvoie à aucun élément qui puisse s’intégrer à l’intériorité de la relation des héros à leurs amantes.

Cependant, la régularité de Porus favorise une concentration de la structure de la pièce, puisque les unités de temps et de lieu contraignent le dramaturge à employer un obstacle unique pour nouer tous les fils de la pièce. Attale est en effet au centre de la mécanique dramatique, puisqu’il est responsable de toutes les fausses trahisons qui affectent les personnages. La concentration des obstacles permet de masquer le fait que les fausses trahisons sont le fruit de la contingence, notamment parce que l’obstacle se donne sous la forme de rencontres entre le traître et les personnages trahis. La rencontre entre Perdiccas et Attale est ainsi placée sous le signe de la coïncidence118, ce qui affaiblit la cohérence dramatique de la pièce. Pour pallier ces faiblesses dramaturgiques, Boyer recourt à un procédé éprouvé par les auteurs de tragi-comédie : la multiplication des actions sans incidence sur le déroulement du fil principal asseoit ainsi le principe d’une dramaturgie de la gratuité.

Une dramaturgie de la gratuité §

Dans Porus, l’extériorité de l’obstacle principal implique que la résolution de l’intrigue est particulièrement aisée pour le dramaturge : il suffit de rétablir la vérité sur le rôle d’Attale pour que les personnages retrouvent leur souveraineté et leur dignité. Pour susciter l’intérêt du spectateur tout au long de la pièce, Boyer procède donc à la multiplication des actions. C’est pour cette raison que les multiples intrigues amoureuses et l’intrigue politique s’intègrent difficilement dans Porus : le spectateur a plutôt l’impression que les obstacles sont indépendants et juxtaposés malgré l’apparence de subordination fournie par le contexte de la rivalité militaire entre Porus et Alexandre.

Boyer a superposé les thématiques pour rendre sa pièce plus divertissante. La richesse des fils dramatiques est le signe d’une dramaturgie de la gratuité, car les éléments de l’intrigue ne se combinent pas pour participer au dénouement : le caractère soudain du pardon d’Alexandre témoigne clairement de la solution de continuité mise en place à défaut d’une cohérence dramatique qui parcourrait la pièce et déterminerait l’enchaînement des actions. Les actions des premiers actes ne font que retarder le dénouement de la pièce sans le fonder sur des mécanismes psychologiques.

Le choix de désigner Porus comme une tragédie se fonde donc sur des critères externes : il est probable que Boyer ait choisi de définir Porus comme une tragédie parce qu’elle répond aux critères de la grandeur tragique, puisqu’elle met en scène un sujet historique tiré de la littérature antique. La qualification de Porus comme tragi-comédie a pu également poser problème à Boyer dans la mesure où le nom de tragi-comédie ne laisse aucun doute sur la fin heureuse de la pièce. L’abbé d’Aubignac témoigne bien de l’impossibilité de créer des dénouements surprenants dans la tragi-comédie :

Mais j’ajoute que ce nom seul peut détruire toutes les beautés d’un Poème, qui consistent en la Péripétie ; car il est toujours d’autant plus agréable que de plusieurs apparences funestes, le retour et l’issue en est heureuse et contre l’attente des Spectateurs ; mais dès lors qu’on a dit Tragi-comédie, on découvre quelle en sera la Catastrophe ; si bien que tous les Incidents, qui troublent l’espérance et les desseins des principaux Personnages, ne touchent point le spectateur, prévenu de la connaissance qu’il a du succès contraire à leur crainte et à leur douleur ; et quelques plaintes pathétiques qu’ils fassent, nous n’entrons pas bien avant dans leur sentiment, parce que nous prenons cela trop certainement pour une feinte, au lieu que si nous en ignorions l’événement, nous appréhenderions pour eux, toutes leurs passions s’imprimeraient vivement en notre cœur, et nous goûterions avec plus de satisfaction le retour favorable de leur fortune.119 

L’hypothèse du choix de la tragédie pour ménager les effets de surprise est donc cohérente avec la progression par rebondissements de Porus : Boyer aurait ainsi voulu susciter l’étonnement du spectateur en dissimulant la fin heureuse de sa pièce, comme Corneille l’a fait pour Cinna. Cependant, la structure tragi-comique de Porus permet de distinguer en quoi Boyer s’est écarté de son modèle, Cinna.

La singularité de la tragédie de Boyer tient également à la volonté du dramaturge de de satisfaire un autre goût du public déjà affirmé dans les années 1640, à savoir la galanterie.

Une tragédie galante §

Le langage galant fonctionne comme une rhétorique, car ses invariants persuadent efficacelent les héros de la fidélité de leurs amantes et de leur supériorité. Malgré la rancœur des héros jaloux, la mélancolie des héroïnes bouleverse le discours de leurs interlocuteurs et permet de ne jamais rompre totalement la relation entre les personnages.

Cependant, la tonalité galante dans Porus est problématique parce qu’elle conduit à la transgression du critère de constance des héros de tragédie. Boyer fait de la coexistence du code héroïque et du code galant dans sa pièce un choix esthétique en privilégiant une rhétorique des contrastes qui amplifie le caractère passionnel de l’amour.

La rhétorique galante §
Une rhétorique de l’agrément §

Le langage galant se caractérise en premier lieu par la volonté d’adoucir le langage en adoptant une attitude polie et raffinée. L’exigence de civilité qui s’impose dans la vie mondaine envahit le théâtre avec l’apparition dans les dialogues de deux formes de discours : le compliment et la raillerie. §

Dans Porus, l’usage du compliment est remarquable parce qu’il s’appuie sur une tradition historique : Alexandre est en effet par excellence le héros galant, parce qu’il sait à la fois vaincre et faire preuve de civilité. C’est pour cette raison que Porus ne cesse de redouter son adversaire, mais il commet une erreur parce qu’il réduit la galanterie à la séduction des femmes. Porus croit qu’Alexandre séduit les femmes en abusant de son pouvoir, mais il affirme au contraire la supériorité de son interlocutrice pour lui être agréable et faire preuve d’une honnêteté digne de son rang. La discussion entre Alexandre et Argire est significative, parce qu’elle est parcourue par les compliments du roi envers sa captive120. Une lecture trop rapide verrait dans le compliment d’Alexandre la preuve d’une ambiguïté dans les sentiments du conquérant : il flatterait ainsi Argire pour la séduire et la dérober à Porus. Cependant, la fin de la scène affaiblit cette hypothèse parce qu’Alexandre ne renie pas la liberté d’Argire : au contraire, il l’autorise à décider de son sort121. Si Alexandre aspirait réellement à conquérir Argire, il ne prendrait pas le risque de lui laisser choisir entre sa liberté et sa captivité. §

La raillerie est également un trait qui imprègne les discours des personnages de Porus : la colère des héroïnes blessées par les soupçons de leurs amants est ainsi adoucie par l’ironie de leurs répliques. Les discours d’Oraxène sont exemplaires de ce point de vue, puisque la jeune princesse assène son amant jaloux de reproches très incisifs parce qu’il se montre trop colérique envers elle : §

Je me lasse
D’entendre des discours de si mauvaise grâce ;
Ces reproches éloquents sont si mal inventés,
Que qui peut les souffrir les a bien mérités122 ;

La périphrase qui clôt la réponse d’Oraxène n’a que l’apparence de la maxime, car elle désigne Arsacide sans équivoque. Le discours de la princesse revêt un aspect ludique pour le spectateur parce qu’il est ironique et permet de riposter habilement aux reproches de l’amant en le renvoyant à son propre jugement puisque c’est à lui de juger s’il est concerné par le constat de son interlocutrice. En héroïne galante, Oraxène manie l’art de la conversation car elle sait répondre avec élégance aux reproches passionnés de son amant.

Souffrance amoureuse et persuasion §

La galanterie dans la tragédie ne saurait se réduire à un art de la conversation, puisque la gravité des enjeux conduit les personnages à éprouver des sentiments pathétiques. L’idéal galant affectionne les manifestations corporelles de la passion amoureuse : l’isotopie des larmes, des soupirs et de la douleur sont donc privilégiées par les dramaturges qui aspirent à émouvoir leur public. §

Dans Porus, les manifestations de la souffrance abondent parce qu’elles permettent d’amplifier les tensions de la pièce : les pleurs inondent les visages des amants qui se retrouvent et s’invectivent. Ils sont même inévitables : §

N’espère pas d’échapper à mes pleurs.123

Les souffrances physiques des personnages ont ainsi une force persuasive, puisqu’ils permettent d’éviter une rupture totale entre les amants. Les pleurs fonctionnent comme une preuve – insuffisante, certes – qui fait douter de l’infidélité de l’amante :

Ne crains rien trop chère criminelle
Malgré ta trahison je t’aime, et ma douleur
Sent bien que t’outrager c’est croître mon malheur124.

La souffrance des personnages atténue donc la fureur des personnages jaloux et permet de jouer sur l’attente d’une réconciliation entre les amants. Le pathétique des scènes de confrontations, appuyées sur la profusion des larmes, affecte d’autant mieux le spectateur que Boyer intègre la souffrance des personnages à la mécanique tragique et implacable du malentendu dont est victime Argire. §

La mélancolie §

Les héros comme les héroïnes de Porus sont empreints de mélancolie parce qu’ils sont submergés par leurs émotions : la place centrale des pleurs et des soupirs dans les échanges amoureux montre que les héros sont fortement affectés par la trahison dont ils se jugent victimes. Cependant, la mélancolie ne se réduit pas à la disposition à la tristesse : les héroïnes mélancoliques sont également valorisées par la tradition romanesque et théâtrale parce qu’elles font preuve d’une sensibilité exceptionnelle et d’une résignation exemplaire.

Argire est l’héroïne mélancolique par excellence, parce qu’elle fait preuve de constance dans ses sentiments : elle ne renie jamais son amour pour Porus et ne perd pas la conscience de sa dignité de reine. Enfin, le rapport qu’elle entretient avec la fatalité est symptomatique de sa vision tragique du monde. La reine est donc l’un des personnages les plus lucides de la pièce, puisque dès son arrivée sur la scène, elle est la seule à deviner les causes de la jalousie de Porus en soupçonnant l’influence négative d’Attale. Argire correspond donc aux canons de la mélancolique définis par Melle de Scudéry et analysés par Carine Barbafieri :

C’est donc la sagesse méfiante et l’esprit constant, qui inspirent une conduite sans caprice, ainsi que l’acuité d’esprit […] que valorise, dans la femme mélancolique, la Clélie.125

Dans la tragédie galante, la mélancolie est un trait de caractère admirable car il témoigne de la sensibilité, de la constance et de l’intelligence des personnages féminins.

Tragique et galanterie : une esthétique du contraste §

L’association de l’héroïsme tragique et de la galanterie est une gageure pour les dramaturges, car il pousse à construire des personnages inconstants : les personnages se montrent tendres et mélancoliques envers leurs amants, mais leurs résolutions doivent illustrer leur courage et leur détermination.

Boyer apporte une solution originale à ce problème esthétique, puisqu’il assume l’inconstance de ses personnages et ne cesse de jouer sur l’oscillation entre la fureur et la tendresse. Les vocatifs employés par les amants ne cessent de rappeler la contradiction des sentiments : la « trop chère criminelle » attaquée par Porus n’est autre que son épouse, Argire. Le décalage entre les passions tragiques destructrices et la tendresse se donne toujours sur le mode du paradoxe, ce qui donne un aspect sublime à la contradiction des héros. Ainsi Porus s’étonne :

Dieux un reste d’amour entreprend sa défense ?
Et dans sa trahison cherche son innocence ;
Ma haine s’affaiblit sous son premier effort :
Je sens qu’elle chancelle, et qu’il se rend plus fort.126

L’interrogation intervient dans le dialogue pour redoubler l’étonnement du spectateur face aux revirements du personnage, et elle atteint le sublime parce qu’elle est inexplicable pour le héros.

Au niveau structurel, il apparaît clairement que le trouble des personnages prépare leur repentir une fois la trahison d’Attale dévoilée : les figures de contrastes soulignent ainsi brillamment les « préparations » du dénouement.

Conclusion §

L’étude de Porus montre qu’en 1646 Boyer est un dramaturge conscient de l’efficacité dramatique des procédés hérités de la tragi-comédie : l’emploi d’une structure narrative lui permet de proposer une pièce extrêmement riche en rebondissements et en surprise. Cependant, la comparaison de Porus à Cinna dessert la pièce de Boyer, car une analyse de la progression dramatique de Porus à l’aune des critères classiques révèle tout son caractère arbitraire.

Porus est une pièce ludique, parce que les dialogues renvoient sans cesse à des situations dramatiques renfermées dans la pièce. Ces symétries éclairent la variété de l’expression du sentiment amoureux dans la pièce qui se donnent dans la rencontre de l’esthétique galante avec l’héroïsme ancien. Porus illustre donc bien comment ces deux conceptions du tragique ne cessent de se confronter au xviie siècle.

Le texte de la présente édition §

Porus ou la Générosité d’Alexandre a été publiée pour la première fois en février 1648.

Établissement du texte §

Nous avons consulté plusieurs exemplaires disponibles de cette édition dans les bibliothèques parisiennes des deux éditions de la tragédie Porus ou la Générosité d’Alexandre, composée en alexandrins : il s’agit de l’édition originale de 1648 et de l’édition pirate de 1665. Dans cette édition, le titre de la tragédie est devenu Le Grand Alexandre ou Porus Roy des Indes.

Les exemplaires consultés §

Édition de 1648  §

Nous avons consulté deux exemplaires disponibles dans les bibliothèques parisiennes :

— Bibliothèque Nationale de France (Rés. YF-522) : la version numérisée du texte, disponible sur le site de la Bibliothèque. Cette version a servi de support à notre édition critique.

— Bibliothèque de la Comédie-Française (2 BOY Por 1648) : cet exemplaire nous a permis de vérifier la ponctuation du texte lorsque la version numérisée manquait de lisibilité. La page de titre comporte les annotations manuscrites suivantes : « <Bo>yer » « <pré>sentée sur le théâtre du Marais le …. 1647 » « 164[2] avec Privilege du [R]o[y] »127

Nous donnons la description de l’édition :

1 vol. in-4° de [VIII] – 103 p. 

[I] PORVS / OV LA / GENEROSITE / D’ALEXANDRE / TRAGEDIE / [Fleuron du libraire] / A PARIS / Chez TOVSSAINCT QVINET, au Palais, sous la montée / de la Cour des Aydes / [filet] / M. DC. XVLIII. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.

[II] verso blanc de la page de titre

[III-VI] A MONSIEVR / MONSIEVR / LE CHEVALIER DE RIVIERES

[VII] Extraict du Privilege du Roy.

[VIII] PERSONNAGES.

  1. : texte de la pièce comprenant cinq actes.
Édition contrefaite de 1665 §

Il s’agit d’une édition conçue pour concurrencer le succès de l’Alexandre le Grand de Racine. La page de titre indique que le titre de la pièce a été modifié et est devenu « Le Grand Alexandre ou Porus Roy des Indes ».

L’exemplaire que nous avons consulté se trouve à la Bibliothèque de la Comédie-Française (2 BOY Gra 1665).

Nous donnons la description de l’édition :

1 vol. in-8° de [II] – 70 p. 

[I] LE GRAND / ALEXANDRE / OV / PORVS / ROY DES INDES / TRAGEDIE / Representée sur le Theatre Royal de l’Hostel de Bourgogne128 / [Fleuron du libraire] / A PARIS, / Par la Compagnie des Libraires / du Palais / [filet] / M. DC. LXV.

[II] PERSONNAGES.

1-70 : texte de la pièce comprenant cinq actes.

L’édition n’indique pas le nom de l’auteur et ne comporte ni dédicace ni extrait du privilège du roi, c’est pourquoi nous pensons qu’il s’agit d’une édition contrefaite de la pièce. Comme l’indique François Rey dans son éphéméride129 consacré à la carrière de Molière, cette édition a été suspendue sur décision de la Communauté des libraires le 14 janvier 1666.

Les variantes que nous avons constatées consistent en de rares modifications de graphie sans incidence sur la compréhension du texte. Certaines corrections de ponctuation ont été confirmées grâce à la consultation de l’exemplaire disponible de cette édition.

Les corrections opérées §

Nous avons introduit des repères correspondant aux cahiers et aux pages de l’édition originale de la pièce : les nombres entre crochets indiquent la page correspondante de l’édition originale, et les lettres entre crochets indiquent un changement de cahier. Nous avons constaté deux erreurs de pagination dans l’édition originale : la page 48 est chiffrée « 50 », la page 97 « 9 » : nous corrigeons les renvois dans notre édition.

Nous avons scrupuleusement respecté la graphie de l’exemplaire de l’édition originale, en conservant les accents effectifs et diacritiques qui figuraient dans le texte, les lettres surnuméraires qui ne sont pas prononcées, et la graphie des verbes conjugués. Nous avons également respecté l’équivalence orthographique entre certaines voyelles qui n’est plus admise aujourd’hui : par exemple, « ay » équivaut au xviie siècle à « ai », « an » à « en », ou encore « ez » à « és ».

Nous n’avons pas signalé les variations orthographiques de mots identiques afin de ne pas surcharger les notes.

Les termes signalés par un astérisque correspondent à ceux dont la signification au xviie siècle a changé pour un lecteur du xxie siècle. Nous renvoyons ainsi le lecteur au glossaire situé à la fin de la présente édition.

Les corrections d’usage que nous avons opérées sont les suivantes :

— Nous avons rétabli en caractères romains le texte des personnages et en italiques les didascalies130.

— Les didascalies inscrites en marge du texte par l’imprimeur sont reproduites entre parenthèses dans notre édition.

— Nous avons rétabli la distinction entre les consonnes « u » et « v » et « i » et « j ».

— Nous avons délié l’esperluette « & » en « et ».

— Nous avons dénasalisé les voyelles qui étaient surmontées d’un tilde. Les mots affectés par cette modification sont les suivants : vers 838 « grãds » ; v. 930 « Pardõnez », « grãds », « imprudẽnt », v. 1117 « quãd », « reduiroiẽt » ; v. 1342 « abandõnez-vous » ; v. 1369 « R’animẽnt » ; « prõte » ; v. 1427 : « sãg ».

Nous avons également corrigé les quelques coquilles présentes dans le texte. Elles sont probablement dues à des erreurs d’impression : certaines ont été corrigées dans la réédition de 1665. Ces coquilles sont dues à des confusions ou à des problèmes d’accord grammatical. Nous dressons la liste des corrections opérées :

- [VI] : « comprer » corrigé en « compter »

- vers 362 « vouloient » corrigé en « vouloit »

- v. 550 « seul » corrigé en « seule »

- v. 677 « quelqu’il soit » corrigé en « quel qu’il soit »

- v. 778 « à » corrigé en « a »

- v. 808 « dont » corrigé en « donc »

- v. 814 « mérite » corrigé en « mérites »

- v. 909 « plaigniez » corrigé en « plaignez »

- vers 927 « Amener » corrigé en « Amenez »

- v. 1430 « qu’elle » corrigé en « quelle »

- v. 1487 « peut » corrigé en « peust ».

Nous avons ajouté certains pronoms lorsque le respect de la métrique nous y contraignait : vers 850 « je », v.1372 « le ».

Nous avons également modifié la graphie d’un mot lorsque celle-ci posait des problèmes de métriques : ainsi nous avons remplacé « avec » par « avecque » au vers 1553 pour rétablir l’alexandrin.

Nous avons signalé les corrections importantes, comme l’attribution erronée d’une réplique ou la confusion entre des personnages dans les notes de bas de page. Nous avons procédé de même pour indiquer l’interprétation possible de certains vers difficiles.

Au xviie siècle, l’usage était de n’indiquer dans la rubrique qui ouvre chaque scène que les personnages qui faisaient leur entrée sur scène sans rappeler ceux qui restaient sur la scène. Afin de faciliter la compréhension du lecteur, nous nous conformons à l’usage actuel en indiquant entre crochets les personnages présents sur scène qui n’étaient pas mentionnés dans l’édition originale.

Nous avons respecté la ponctuation dans la mesure où elle ne posait pas de sérieux problème de compréhension du texte. Nous avons ainsi opéré les modifications suivantes :

— Nous avons systématiquement remplacé par trois points de suspension les séries de deux (vers v. 668, v. 718), quatre (vers 79, 405, 937, 1467, 1520), ou cinq points (vers 81).  

— Nous avons déplacé le point d’interrogation du vers 580 à la fin de la phrase du vers 582.

— Nous avons déplacé la virgule du vers 878 : nous avions « Que t’a faict Perdicas insensible, Oraxene ». Il semble plus logique que ce soit Oraxene qui soit qualifiée d’insensible par sa sœur puisqu’elle refuse de sauver la vie de son amant.

— Nous avons remplacé le point d’exclamation par une virgule au vers 388.

— Nous avons remplacé certains points d’interrogations en points d’exclamation : vers 604, v. 1081, v.1248.

— Nous avons remplacé certains points d’exclamation en points d’interrogation :

— Nous avons remplacé certains points par des points d’interrogation : v. 772, v. 968, v. 1331

— Nous avons remplacé certains points par des virgules : vers 237, v. 515.

— Nous avons remplacé certains points virgules par des virgules : vers 201, v. 255, v. 275, v. 679, v. 947.

— Nous avons remplacé la virgule par un point virgule au vers 678.

—  Nous avons ajouté certaines virgules : vers 917, v. 1135.

— Nous avons supprimé certains points virgules : vers 94, v. 193, v. 201, v. 247, v. 500, v. 643.

— Nous avons supprimé certains points : vers 619, v. 639, v. 669.

— Nous avons supprimé certains points d’exclamation : vers 70, v. 853.

Nous avons respecté l’usage des majuscules et des minuscules dans la mesure où il n’était pas dû aux choix de l’imprimeur : c’est pourquoi nous avons supprimé les capitales employées dans les premiers mots de chaque scène.

PORUS OU LA GENEROSITE D’ALEXANDRE. TRAGEDIE §

A PARIS,
Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, sous la montée
de la Cour des Aydes.
M. DC. XLVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

A MONSIEUR [III]
MONSIEUR
> LE CHEVALIER
DE RIVIERES131

CONSEILLER DU ROY EN SES CONSEILS, GOUVERNEUR DE LA VILLE d’Espernay, premier Gentilhomme de la Chambre de Monseigneur le Prince132, et Gouverneur pour son Altesse de la Ville et Chasteau de Nerac, et Duché d’Albret133.

MONSIEUR,

Comme je n’ay autre dessein, en vous offrant cet ouvrage, que de vous témoigner, [IV] combien je vous honore, je n’ay pas beaucoup examiné s’il estoit digne de vous estre offert : l’impatience que j’avois de vous rendre ce devoir, a arraché ce present de mes mains pour le mettre dans les vostres, sans en considerer la valeur : Et je ne pretens pas surprendre134 vostre jugement par l’illustre titre que je luy fais porter, qui semble vous promettre quelque chose de grand. Pour moy je le croy tres-mediocre, et peut-estre au dessous de l’approbation qu’il a receüe sur le Theatre, si ce n’est qu’il fust assez heureux pour meriter la vostre. S’il arrivoit toutefois qu’il n’eust pas l’heur* de vous plaire, je me consolerois aisément de la disgrace, pourveu qu’il fust envers vous un témoignage de mes respects et de l’estime que je fais de vostre merite : Je borne toute mon ambition à ce glorieux avantage ; Sçachant bien, MONSIEUR, que ces belles qualitez qui vous ont acquis avec justice la veritable reputation de Gentilhomme tres-accomply ; Que cette judicieuse conduite qui vous faict reüssir dans [V] les emplois les plus difficiles, et qu’en fin135 cette adresse d’esprit qui vous a faict meriter la confiance de nostre GRAND PRINCE, vous donnent une place à la teste de ces ouvrages qui ne meurent jamais, et qui font durer autant qu’eux la gloire de leurs protecteurs. Aussi voyant le peu de raport qu’il y a de ce travail avec la dignité de vostre protection, je n’ay garde de la luy promettre, quoy que j’osasse esperer assez legitimement de136 l’obtenir de cette genereuse bonté, qui se rend si facile à tous ceux qui l’implorent, et qui est desja venüe jusqu’à moy par le ressentiment137 que je dois à toutes les graces que mes plus proches en ont recües. Je rens, MONSIEUR, ce respect à vos sentimens, de ne vouloir pas leur faire quelque violence138 en faveur de cette piece, quoy que je sçache bien que vostre estime, à quelque titre qu’elle l’obtint, lui pourroit acquerir infailliblement celle du public, je me reserve de la demander pour des efforts plus grands et moins indignes de cette faveur, puisque je fais vœu dés à [VI] present de mettre en vos mains le destin de tous mes ouvrages, et d’abandonner entierement leur reputation à la justice de vostre jugement. Agreés cependant, que je me serve de celuy-cy pour avoir l’honneur de vous faire la reverence, et de vous asseurer que je suis veritablement,

MONSIEUR,

Vostre tres humble, tres-obeissant et tres obligé Serviteur B.

Extraict du Privilege du Roy.[VII]

Par grace et Privilege du Roy donné à Paris le vingtiesme Novembre mil six cens quarante-sept, signé, Par le Roy en son Conseil, le Brun. Il est permis à TOUSSAINCT QUINET, Marchand Libraire à Paris d’imprimer ou faire imprimer une Tragedie intitulee Porus, ou la generosité d’Alexandre, et ce durant le temps et espace de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour que139 ledit Livre sera achevé d’imprimer, et defenses sont faites à tous autres d’en vendre ny140 distribuer d’autre impression que de celle qu’aura fait ou fait faire ledit Quinet, à peine de trois mil livres d’amende, ainsi qu’il est plus amplement porté par les lettres qui sont en vertu du present Extraict tenües pour bien et deuëment signifiees, à ce qu’aucun n’en pretende cause141 d’ignorance.

Achevée d’imprimer pour la premiere fois le vingt-

huictiesme Fevrier 1648.

Les Exemplaires ont esté fournis.

PERSONNAGES.[VIII] §

  • PORUS, Roy des Indes.
  • ARGIRE, Femme de Porus. Prisonniere d’Alexandre.
  • ORAXENE, Fille de Porus. Prisonniere d’Alexandre.
  • CLAIRANCE, Fille de Porus. Prisonniere d’Alexandre.
  • CLARICE, Confidente d’Argire.
  • PHRADATE, Escuyer d’Argire.
  • ARSACIDE, Prince des Indes.
  • ALEXANDRE,
  • PERDICCAS, Prince de Macedoine142.
  • ORONTE, Capitaine des Gardes d’Alexandre.
  • TROUPE DES GARDES
La Scene est dans le camp d’Alexandre sur les
bords du fleuve Hydaspe143.

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

ALEXANDRE, PERDICCAS, ORONTE.

ALEXANDRE.

Enfin voici le jour favorable à ma gloire,
Qui finissant la treve avance ma victoire ;
Puisque Porus d’accord avecque144 mes souhaits
Semble ne plus songer à demander la paix.
5 Perdiccas, toy qui fis sa premiere deffaite145,
Songe à ne point laisser ta victoire imparfaite ;
Tu m’as desja livré ce qu’il a de plus cher ;      {p. 2}
Il adore sa femme et ne peut l’approcher :
Depuis qu’elle est aux fers, sa valeur* endormie
10 Semble suivre en prison cette illustre ennemie146 ;
Et son cœur amoureux pressé de sa douleur
N’exhale qu’en soupirs sa premiere chaleur*.
Va, fais que sans tarder nos troupes triomphantes
Poussent jusques147 au bout148 ses cohortes tremblantes :
15 Nos destins sont trop beaux pour s’achever ainsi,
Et nos premiers combats ont trop bien reüssi.

PERDICCAS.

Ne vous estonnez* point en l’estat où vous estes
Si j’ose m’opposer aux cours de vos conquestes :
Voyant que le bonheur marche à vostre costé,
20 Tant d’obstacles vaincus, l’Hydaspe surmonté,
Porus presque deffait, ses troupes estonnees*,
Sa femme dans les fers, ses filles enchaisnees,
Quelque ardeur, dont pour vous je me sente piquer,
Mon courage fremit, quand je vais l’attaquer ;
25 Et malgré les efforts d’une ardeur si pressante,
La pitié rend pour luy mon ame languissante149.
Que la mesme pitié vous parle en sa faveur ;
Rendez-vous favorable à son Ambassadeur ;
Desja quelques Courriers150 annoncent sa venuë.

ALEXANDRE.

30 Cette pitié pour luy ne m’est pas incognuë :
De mon dernier triomphe elle a rompu le cours ;      {p. 3}
Et me couste desja la perte de deux jours :
Il est temps qu’en ces lieux j’acheve ma conqueste ;
Et que j’y fasse choir la derniere tempeste.
35 Je ne puis qu’avec honte, ayant trop attendu,
Respondre à ma valeur* du temps que j’ay perdu151.
Puisque c’est aujourd’huy que doit finir la tréve,
Que Porus en profite avant qu’elle s’acheve ;
Je vay donner bon ordre à ce dernier combat.
40 Et toy mets pour demain les troupes en estat.

SCENE II. §

PERDICCAS, ORONTE.

PERDICCAS.

Que je combatte encor152 le pere de Clairance !
Ah ! mon amour s’oppose à cette obeissance ;
Et malgré ses rigueurs, et malgré mon devoir
Elle prend sur mon cœur un absolu pouvoir.
45 Fidele confident de ma secrette flame*
Que d’ennemis cruels tyranisent mon ame !
Alexandre et Clairance y regnent à leur tour153 ;
Et quand je n’y voudrois recevoir que l’amour,
Un jaloux desespoir avec elle154 y preside.      {p. 4}
50 Clairance (me dit-il) n’est que pour Arsacide.

ORONTE.

Je vous plains. Mais, Seigneur, comment l’avez-vous sceu ?

PERDICCAS.

Alors que sur l’avis155 que j’en avois receu ;
Avec cinq cens chevaux dans la forest prochaine156,
Je surpris157 les soldats qui conduisoient la Reyne ;
55 Attale en combattant du cheval renversé,
Alloit estre des miens de mille coups percé ;
Je lui sauvay le jour*, et pour ce bon office158
Il m’a depuis rendu ce signalé* service ;
Sçachant quel rang Porus luy donne dans sa cour ;
60 Je creus que je devois luy fier159 mon amour ;
Il m’escrit que Clairance est ailleurs engagee.
Mais pour rendre le calme à mon ame affligee,
Il flate mon espoir, et contre mon rival*
Me promet un secours qui lui sera fatal ;
65 Je m’en tais par son ordre, et je cache à Clairance
De mes jaloux soupçons la juste defiance160.
Mais adieu ; cet objet* se presente à mes yeux.

SCENE III. §

{p. 5}
PERDICCAS, CLAIRANCE s’enfuit en le voyant.

PERDICCAS.

Faut-il que mon abord* vous chasse de ces lieux ?
Quoy ! serez-vous tousjours à ce poinct insensible !
70 Dieux quel est mon destin ! helas est-il possible 
Que ce cœur qui pour vous souffre mille trespas,
Treuve tant de rigueurs où regnent tant d’appas* ?

CLAIRANCE.

Perdiccas c’en est trop ; ce procedé161 m’offence :
Si vous aviez pour moy la moindre complaisance ;
75 Apres ce que j’ai dict pour en rompre le cours,
Vous ne me162 devriez163 plus addresser ce discours.
Loing de vous souvenir que Porus est mon pere164 ;
Que vous mistes aux fers et ma sœur et ma mere… 

PERDICCAS.

Madame…

CLAIRANCE.      {p. 6}

          Laissez-moy ; considerez mes fers ;
80 N’estes-vous pas l’autheur des maux que j’ay souffers ?
Et cependant…

PERDICCAS

               Helas ! considerez Clairance
Si c’est ou mon malheur, ou moy qui vous offence ;
L’aveugle deïté165 qui preside aux combats166
M’a fait vous offenser, ne vous cognoissant pas ;
85 J’attaque en ennemy l’ennemy d’Alexandre ;
Apres un long combat je le force à se rendre ;
Un succez que mon cœur aborre avec raison,
Fait tomber en mes mains toute vostre maison ;
Vous estes prisonniere ; et bien voila mon crime ;
90 Vostre hayne, Madame, est-elle legitime ?
L’amour punit-il pas167 assez cruellement
Ce malheur arrivé sans mon consentement ?
A peine le Dieu Mars amoureux de ma gloire 
Sembloit vous attacher au char de ma victoire,
95 Que vostre œil adorable amusant* ma raison
Dans mon char triomphant me menoit en prison ;
Ne vous cognoissant pas je vous ay desservie,
Vous pour qui maintenant je donnerois ma vie.
Vous pour qui…

CLAIRANCE.      {p. 7}

               Brisons là168 : je n’en ay que trop sceu.

PERDICCAS.

100 Ah ! vous ne sçavez pas tout ce que j’ay conceu.     
Je veux vous satisfaire au despens de ma vie ;
Vostre injuste rigueur dans mon sang assouvie
Perdra le souvenir de ce funeste jour,
Qui me vit offenser l’objet de mon amour.
105 Ouy, ce bras* pour Clairance à moy-mesme funeste
Va tirer de ce flanc tout le sang qui lui reste,
Et puis que169 ma douleur ne la satisfait pas,
Je ne balance point à courir au trespas :
Trop heureux, si ma mort, inhumaine Clairance,
110 Signalant* mon amour plaist à vostre vengeance ;
Trop heureux, si je puis en me privant du jour*,
Servir à vostre haine, autant qu’à mon amour.
Mais pourray-je percer ce cœur qui vous adore ?
Mais vous me l’ordonnez, et je conteste encore !
115 Ah ! j’y cours, j’obeïs, et le trespas m’est doux,
Puis qu’il le faut souffrir et par vous et pour vous.
C’est le seul avantage où mon amour aspire ;
Je verse avec plaisir le sang qui vous sceut nuire ;
Et voyant par mes vœux* vostre esprit offencé
120 Je rougis du regret d’avoir tant balancé.

CLAIRANCE.      {p. 8}

Ah ! plutost rougissez d’en avoir la pensee ;
Par vostre desespoir vous m’avez offensee ;
Et soubçonner en moy tant d’inhumanité,
C’est plus que de m’avoir osté la liberté.
125 Prince cognoissez mieux les bontez de Clairance.

PERDICCAS.

Et c’est de ces bontez, dont170 je doy la vengeance.

CLAIRANCE.

Mais vous m’offrez en vain un secours etranger,
Quand celuy de mon pere est prest à me vanger ;
Dedans vostre deffaite il cherche sa victoire ;
130 Ne vous dérobez point à l’éclat de sa gloire;
Vous cherchez un trépas, que j’empesche aujourd’huy,
Pour le rendre plus noble, et pour vous et pour luy.
Porus vous va reduire au poinct171 de vous defendre ;
Il vous cherche plutost, qu’il ne cherche Alexandre ;
135 Ne vous desrobez point à sa juste douleur.

PERDICCAS.

Et bien je vay m’offrir, Madame, à sa valeur* ;
Ce cœur infortuné luy doit cette victime.

CLAIRANCE.      [B, 9]

Mais helas pourroit-il vous immoler sans crime !     
Le coup qu’il porteroit seroit trop inhumain,
140 Et je ferois des vœux, pour desarmer sa main.
Vous avez adouci la prison de Clairance ;
Elle vous doit au moins cette recognoissance,
Et les soins obligeans qu’elle a receus de vous
Estouffent la moitié de son juste courroux.
145 Mais…

PERDICCAS.

          Et bien prononcez.

CLAIRANCE.

                         Dieux que je suis sensible !
Je devois le haïr, mais il m’est impossible172.

PERDICCAS.

Ne me faites point grace ou justice à demy.173

CLAIRANCE.

Je commence à le voir sans voir mon ennemy.
Calmez ce desespoir ; vivez.

PERDICCAS.

                         Helas ! Princesse
150 Que la foible pitié qui pour moy s’interesse*,     
En destournant ma mort me sçait mal secourir !      {p. 10}
Vous devez me laisser esperer, ou mourir.
L’un des deux174 doit finir mes mortelles allarmes* :
Parlez.

CLAIRANCE.

     Que je sçay mal resister à vos larmes !
155 Mais aussi dans l’estat où nous reduit le sort,
Que j’ay peu de pouvoir d’empescher vostre mort !
Ce que vous demandez n’est pas en ma puissance,
Pourray-je à vos desirs donner quelque esperance ?
Je suis fille d’un Roy, contre qui le malheur
160 Encore tous les jours arme vostre valeur*.
Jettez les yeux sur luy, regardez Alexandre ;
Et me dittes175 apres, que pouvez-vous pretendre ?
Vivez, Prince vivez, mais sans songer à moy ;
Abandonnez Clairance ; et servez vostre Roy.

PERDICCAS.

165 Je l’ay quitté pour vous, dans ce desordre extréme
Je puis bien le quitter* en me quittant moy-meme ;
Je ne suis plus à luy ; je ne suis plus à moy ;
Et vous seule avez droit de me donner la loy.
Mon amour m’a rendu malgré ma resistance,
170 De sujet d’Alexandre esclave de Clairance ;
Esclave temeraire infidele sujet,  
Pouvois-je resister à ce divin objet* ?
Non ; puis qu’il falloit estre insensible ou rebelle :      {p. 11}
Falloit-il pas quitter* Alexandre pour elle ?
175 Comme si sa rigueur s’oppose à mon amour176,
Si Clairance me hait ; il faut quitter* le jour*.

CLAIRANCE.

Ah ! je ne vous hay point.177

PERDICCAS.

                    Mais vostre indifference
M’ordonne de mourir en m’ostant l’esperance.
Ou souffrez* que j’espere, ou ne pretendez pas
180 Que je puisse un moment differer mon trépas.

CLAIRANCE.

Esperez.

PERDICCAS.

          O bonté qu’il faut que je revere !

CLAIRANCE.

Mais puis-je ainsi traitter l’ennemy de mon pere ?

PERDICCAS.

Vous voulez donc ma mort.

CLAIRANCE.      {p. 12}

                    Ah que vous me pressez !

PERDICCAS.

Helas je cognoy bien à vos soupirs forcez,    
185 Que vous m’allez defendre un espoir legitime.

CLAIRANCE.

Je ne vous defends rien, Prince je vous estime.
Esperez j’y consens ; mais cachez bien vos feux*.
Peut-estre que les Dieux respondront à vos vœux.

PERDICCAS.

De quel plus doux espoir peut-on flater mon ame ?

CLAIRANCE.

190 Prince la Reyne vient, cachez luy vostre flame*.

PERDICCAS.

O ! Dieux que cet abord* me couste de plaisirs !

SCENE IV. §

{p. 13}
ARGIRE, PERDICCAS, ORAXENE, CLARICE.

ARGIRE.

Quelque juste douleur qui forme nos soupirs,     
Nous cessons de treuver nostre sort déplorable
Depuis qu’à nos ennuis* vous estes favorable178.

PERDICCAS.

195 Pour l’estre avec succez que ne m’est-il permis179
De vous offrir ce bras* contre vos ennemis ?
Et de la mesme main qui fit naistre vos peines
Leur rendre vos malheurs et détacher vos chaisnes ?
Que ne puis-je guerir tout le mal que j’ay fait ?
200 Hé bien injuste sort n’es-tu pas satisfait ?
Je voudrois, et ne puis luy rendre sa victoire,
Il ne m’a fait jouïr180 que d’une fausse gloire
Que mon cœur indigné ne peut que detester,
Puis qu’aux prix de vos fers il falloit l’acheter.
205 Ah ! combien le regret m’en est insupportable !
Mais las* que ce regret vous est peu profitable !
A vos maux effectifs181, à vos ennuis* pressans     {p. 14}
Il n’offre que des vœux, et des vœux impuissans.

ARGIRE.

Bien-tost vostre secours nous sera plus utile ;
210 A nostre Ambassadeur vous rendrez tout facile :
Et quoy qu’il puisse offrir pour nostre liberté,
J’espère moins de luy, que de vostre bonté.

PERDICCAS.

De mon peu de credit il ne faut rien attendre ;
Mais j’ose vous jurer cognoissant Alexandre,
215 Qu’il n’est pas en estat de vous rien refuser182.
Et de tout mon pouvoir je vais l’y disposer.

SCENE V. §

ARGIRE, ORAXENE, CLAIRANCE [, CLARICE].

ARGIRE.

Que les Grecs ont sur nous des avantages rares !
Et que c’est à bon droict qu’ils nous nomment barbares183 !

ORAXENE.     {p. 15}

Ce prince vaut beaucoup.         

CLAIRANCE.

                    Enfin le Ciel nous rit184 :
220 Mais vostre estonnement* me trouble, et m’interdit185.

ARGIRE.

Ah ! Clairance.

ORAXENE.

          Ah ! ma sœur.

CLAIRANCE.

                         Un espoir plein de charmes
Doit-il pas essuyer le reste de nos larmes ?
Le sort nous traicte-il avec trop de respect ?
Le bien qu’il nous promet vous devient-il suspect ?

ARGIRE.

225 Dans l’estat où tu vois et ta sœur et ta mere
Apprends que le destin nous devient si contraire ;
Que malgré la rigueur de tant de maux souffers
Nostre moindre malheur est celuy de nos fers.

CLAIRANCE.      {p. 16}

Que peut-il adjouter au mal qui nous outrage ?     
230 N’a-il186 pas déployé sa plus cruelle rage ?
Enfin nostre constance* a lassé son courroux ;
Qu’aurions-nous à souffrir, et qu’apprehendez-vous ?

ARGIRE.

Je prevoy des malheurs dont la funeste suite
Rend avec ma raison ma constance* interdite187.
235 Porus que ton mépris m’est aujourd’huy fatal !
Qui te peut obliger à nous traicter si mal ?
Tu vois à mille maux ta femme abandonnee,
Le debris* malheureux de ton triste hymenee*,
Ta famille, ton sang languir dans la prison,
240 Le destin resolu d’accabler188 ta maison ;
Et ton cœur insensible à ces rudes allarmes*
Regarde avec courroux nos soupirs et nos larmes.

CLAIRANCE.

Madame, jugez mieux d’un pere et d’un époux.

ARGIRE.

Helas si tu sçavois.

CLAIRANCE.

               Dequoy189 l’accusez-vous ?

ARGIRE. A Clarice190 {p. 17}

245 Clarice conte lui ce que je voulois taire,
Apprends la cruauté d’un espoux et d’un pere.

CLARICE.

Quand la Reine eut mandé Phradate devers191 luy
Pour lui faire sçavoir l’excez de vostre ennuy*,
Le Roy triste et pensif192 fait en ouvrant sa lettre
250 Tout ce qu’en ce moment la douleur peut permettre,
S’engage bien avant193 dedans vos déplaisirs*,
Et mesle à vos sanglots ses pleurs et ses soupirs ;
Mais à peine a-il leu, qu’il crie et qu’il deteste ;
Qu’on m’éloigne (dit-il) cet objet* si funeste.
255 Phradate alors surpris de ce grand changement,
Et ne sçachant d’où vient ce prompt ressentiment
Quoy qu’il se treuve seul avec luy dans sa tante,
Croit qu’il parle à quelqu’autre, et son ame tremblante
Cherche de tous costez cet objet* odieux194,
260 De qui le Roy se plaint, et qui blesse ses yeux.
Mais il congnoist enfin où vient fondre l’orage ;
Il s’écarte et voyant la colere et la rage,
Qui dans le cœur du Roy par de bruslans transports*
Contre la Reyne mesme envoyoit195 ses efforts196,
265 Il écoute de loin ce qu’elle luy fait dire
Il l’entend murmurer*. Dieux souffrez-vous* qu’Argire
Me traite indignement ; et que cette prison
Couste tant de desordre à toute ma maison ?
Que je sois sans secours, que le Ciel me trahisse, {p. 18}
270 Que les miens soient aux fers, que mon trosne perisse,
Mais faut-il… A ces mots il se taist ; et soudain
Il reprend un discours sans ordre et sans dessein.

CLAIRANCE.

Dieux !

CLARICE.

     Phradate n’a peu comprendre davantage
De ce discours confus, qu’interrompoit sa rage.
275 Lors* Attale approchant le Roy, pour luy parler,
Apres un long conseil on le fait r’appeller.
Phradate, dit le Roy, rapportes197 à la Reyne,
Que mes Ambassadeurs vont terminer sa peine ;
Dis luy… ne luy dis rien ; retire-toy d’ici ;
280 Phradate alors s’écarte, et s’en revient ainsi.

CLAIRANCE.

Imputez au regret198 de nostre servitude
Ces violens199 transports* et son inquietude,
Se treuvant accablé du poids de nos malheurs,
Il ne peut autrement exprimer ses douleurs ;
285 Si200 vous n’avez d’ailleurs201 de sujet de vous plaindre.

ARGIRE.

Où l’on escoute Attale, Argire doit tout craindre.

CLAIRANCE.

Quelque estat que le Roy fasse de ces conseils,      {p. 19}
Que peut-il contre vous ?

ARGIRE.

                    Que peuvent ses pareils !
Préférant dans les vœux* qu’il fit pour Oraxene,
290 Ceux d’Arsacide aux siens, j’ay mérité sa haine ;
Et voyant que le Roy s’obstine à l’écouter
Sa haine est un malheur que je doy redouter ;
Mais quoy que sa fureur contre moy puisse dire,
Rien ne peut ébranler la constance* d’Argire,
295 Ni Porus m’imposer d’assez severe loy ;
Pour me faire oublier mon espoux et mon Roy.

[Fin du premier Acte]

ACTE II §

{p. 20}

SCENE PREMIERE. §

[ORONTE,] PORUS, et ARSACIDE inconnus202.

ORONTE s’en allant.

Ouy Seigneur de ce pas je m’en vay vers la Reyne.     

PORUS.

Quoy verray-je grands Dieux cet objet de ma hayne !
Sçachant sa perfidie, et voyant que son cœur
300 Au milieu de ses fers adore ce vainqueur.
Non, perfide, non, non, brûle pour Alexandre.
Lasche.

ARSACIDE.

     Seigneur je crains qu’on ne vous puisse entendre.
Devorez vos douleurs, ne parlez qu’à demy203 ;
Tout doit estre suspect dans un camp ennemy.
305 Alexandre pourroit par quelque defiance     {p. 21}
Vous faisant observer tromper vostre esperance204.

PORUS.

On nous prend pour Suivans de mon Ambassadeur.

ARSACIDE.

Mais on pourroit enfin sortir de cet erreur205.

PORUS.

Où penses-tu mon cœur, et qui t’oblige à feindre ?
310 Esclate, il n’est plus temps d’esperer ni de craindre,
Argire me trahit, fay ton dernier effort ;
Asseure d’un seul coup ma vengeance et sa mort.
De l’éclat d’un vainqueur orgueilleux* de ma perte
Argire est éblouye, Argire s’est offerte
315 A ce cruel fleau de tous les Potentats206,
De qui l’ambition207 devore mes estats.
Ouy, c’est elle mon cœur, ouy c’est cette infidelle ;
Estouffe les soupirs, que tu pousses pour elle.
A ce coup ma raison ne m’abandonne pas ;
320 Parle moy de son crime en cachant ses appas*.
Je crains qu’en sa faveur mon amour s’interesse*,
Que l’ingrate m’arrache une indigne tendresse ;
Et que tous ses attraits venans pour me trahir,
Ne me fassent aimer ce que je dois haïr.
325 Argire, lasche Argire, est-ce ainsi que ton ame
Soustient la pureté de sa premiere flame* ?
Va perfide il est temps ; sors enfin de mon cœur.      {p. 22}
Sers d’infame trophée au char de mon vainqueur.
Puisqu’il faut à son tour que ma haine s’exprime,
330 Je ne te cognois plus à travers de208 ton crime,
Et mon cœur convaincu d’un si grand changement
S’abandonne sans peine à son ressentiment.

ARSACIDE.

Ouy, Seigneur, je l’advoüe ; il est vrai que la Reine
Se rend par cet amour digne de vostre haine.
335 Mais sur quel fondement vos soupçons sont formez ?
Est-ce sur des billets que l’envie a semez ?
C’est de vos ennemis le lache stratageme.

PORUS.

Je ne le sçay que trop. Arsacide elle l’aime.

ARSACIDE.

Donnez à vos soupçons plus d’éclaircissement.

PORUS.

340 Je donne à mes soupçons un meilleur fondement,
J’asseure ces billets sur sa premiere lettre ;
J’y vis un certain feu* qui commençoit de naistre ;
Et son ame en desordre agissant lâchement
Ceder sans resistance à cet embrazement.
345 Mais dois-je plus209 douter de son injuste flame* ?
Et qu’Alexandre enfin ne regne dans son ame.
Elle ne m’escrit plus que ses fers sont pesans,      {p. 23}
Et ne m’entretient plus que de riches presens,
Que du bon traitement que luy fait Alexandre ;
350 Que sa prison n’a rien qui puisse la surprendre,
Qu’il n’appartient qu’à lui de ranger sous ses loix
Par sa rare douceur les Reines et les Rois.
Je versay sur sa lettre un deluge de larmes ;
Malgré sa trahison voyant encor ses charmes,
355 Je me persuaday que mes yeux imposteurs
Envelopoient mes sens en des songes trompeurs :
Mais enfin ma raison se voyant degagée
De cette aveugle amour210 où je l’avois plongee,
Et traisnant apres elle une suite d’horreurs,
360 Me fit voir de plus prés son crime et mes malheurs.
Mon ame en ce moment sembla voir Alexandre,
Qui malgré mes efforts vouloit tout entreprendre.
Je le vis triomphant de ses rares appas* ;
Arsacide que vis-je ? ou que ne vis-je pas ?

ARSACIDE.

365 Cet objet qui vous trompe, et qui vous épouvente
N’est rien qu’une vapeur211 que vostre amour enfante.
La Reine vous a veu trop sensible à ses pleurs
Ressentir la moitié de ses vives douleurs ;
Et pour vous esloigner de ce triste partage212
370 Vous parle d’Alexandre avec tant d’avantage.

PORUS.      {p. 24}

Ah ! non, non, dis plutost que son cœur amoureux    
N’a pû parler de lui sans decouvrir ces feux*,
Dont213 malgré le devoir une ame revoltee
De l’estime à l’amour se voit precipitee.
375 Mon esprit prevoyoit ce sensible malheur :
Du mal qui l’approchoit il souffroit la douleur,
Et le pressentiment de cette grande perte
Ne l’affligeoit pas moins, que s’il l’avoit soufferte.

ARSARCIDE.

Quoy Seigneur, ce grand cœur se rend-il sans combat ?
380 Un soupçon lui fait peur, un phantôme l’abbat ?
Formez-vous un penser* avec si peu de peine
Si peu digne de vous, si mortel à la Reine ?
Et loin d’estre venu pour la desabuser,
Ne voudriez214 vous la voir qu’afin de l’accuser ?
385 Si c’est vostre dessein, une fureur si grande
Merite plus de maux qu’elle n’en apprehende.
Seigneur pardonnez-moy, si je sors du respect ;
Le discours d’un flateur vous doit estre suspect ;
Mais celui qu’a formé la grandeur de mon zele
390 S’il est moins complaisant, est d’autant plus fidelle.

PORUS.

Ah ! Soupçons trop cruels qui m’avez allarmé* ;
Dans quel gouffre d’horreurs m’avez-vous abismé215 ?
Enfans tumultueux de mon amour extréme,      {p. D, 25}
Ou souffrez* que je meure, ou souffrez* que je l’aime,
395 Appaisez le desordre où vous m’avez reduit,
Et ne détruisez pas celle qui vous produit216.
N’estes-vous pas lassez de causer mon martyre ?
Qu’avez-vous observé dans la prison d’Argire ?
Que luy reprochez-vous ? ah ! que vous me pressez !
400 Argire est criminelle, et vous me punissez.
Juges, témoins, bourreaux, de mon sort déplorable
Vous perdez l’innocent et sauvez la coupable.
Vous venez m’exposer l’horreur de son forfait,
Et vous vangez sur moy le tort qu’elle me fait.

ARSACIDE.

405 Mais Seigneur vous devez…

PORUS.

                    Que veux-tu que je fasse ?
Pese mes déplaisirs*, regarde ma disgrace.

ARSACIDE.

Helas ! je tache en vain de flater vos malheurs.
Je sens que vos souspirs réveillent mes douleurs
Voulant vous consoler ma constance* se trouble :
410 Plus je combats vos maux, plus le mien se redouble.
Ouy Seigneur, mes malheurs sont sans comparaison,
Et de mon désespoir j’attens ma guerison
Qui pourroit resister à mon sort deplorable ?     {p. 26}
Vous m’aviez accordée une fille adorable,
415 L’hymen* desja tout prest d’allumer son flambeau ;
Promettoit à mes feux* le destin le plus beau.
Un excez de bonheur alloit suivre ma peine,
Et les Dieux assemblez pour former Oraxene,
N’avoient jamais uni par de si doux accords
420 Les charmes d’un esprit à la beauté d’un corps.
Et cependant le sort déployant ses caprices
De mes plus doux plaisirs a formé mes supplices.
Oraxene est captive, et ce malheur fatal
Dans le camp ennemi me suscite un rival*.
425 Mais un rival* aymé.

PORUS.

               L’on te trompe Arsacide.
D’où te naist un penser* si bas et si timide* ?

ARSACIDE.

Je sçay… mais non, souffrez* que malgré ma douleur
J’espargne à ma Princesse un affront plein d’horreur.
Il faut qu’auparavant sa bouche m’en asseure :
430 Je pourrois toutefois sans luy faire une injure217.

PORUS.

Quoy…

ARSACIDE.      {p. 27}

     Je me plains, Seigneur de mon sort rigoureux,     
Et je dis seulement que je suis malheureux.

SCENE II. §

ORONTE, PORUS, ARGIRE, CLAIRANCE.

ORONTE s’en allant.

Madame les voici.

ARGIRE.

               Dieux que voy-je Clairance !

CLAIRANCE.

Ah ! Madame.

PORUS bas.

          Peux-tu soustenir ma presence !
435 Perfide me trahir.

ARGIRE.      {p. 28}

          Est-ce vous ? ah ! Seigneur.
Comment puis-je acquitter cette extréme faveur ?
Mais las* ! quelle terreur vient surprendre ma joye ?
Dans ces lieux ennemis faut-il que je vous voye ?
Pourquoy vous faites-vous un sort si rigoureux ?
440 Et pourquoy m’offrez-vous un bien si dangereux ?
Puis-je voir sans trembler dans ce peril extréme
Un espoux qui m’est cher cent fois plus que moy-mesme ?
Retirez-vous, Seigneur, de ces dangers pressans,
Et delivrez mon cœur des troubles que je sens.
445 Fuyez, qu’avez-vous fait Arsacide ?

PORUS.

                              Madame…

ARGIRE.

Que de craintes en foule entrent dedans mon ame !
Je voy de tous costez des gouffres entr’ouverts ;
Et tout me parle icy de prison et de fers.
De l’excez de mes maux ma constance* troublee
450 Par cet abord* fatal est enfin accablee.
Sauvez-vous, et souffrez*

PORUS.

                    Arrestez.

               ARGIRE.                {p. 29}

                              Je ne puis.     

PORUS.

M’abandonnerez-vous en l’estat où je suis ?
Non, je ne doy pas craindre un traitement si rude ;
Vous estes trop sensible à mon inquietude.

ARGIRE.

455 Laissez-moy.

PORUS.

          Cet accueil est un peu surprenant.

ARGIRE.

Je ne puis vous sauver qu’en vous abandonnant.
Considerez, Seigneur, que mon amour extréme
Ne pourroit s’empescher d’agir contre vous-mesme.
Mes sanglots, vos regards, mes soupirs et vos feux*
460 Sont ici contre nous des témoins dangereux.
Menageons mieux Seigneur, quelque espoir qui nous reste,
Et puis que le destin nous est encore funeste,
Attendons que le Ciel touché de nos tourmens
Accorde à nostre amour de plus heureux momens.

                    PORUS.                {p. 30}

465 Je cognoy, je cognoy la crainte qui te blesse.
Cette fausse pitié, qui pour moy s’interesse*,
Ces sanglots malformez, et ces brûlants soupirs
Me declarent assez quels sont tes déplaisirs* ;
Va, perfide, va, cours apres ton Alexandre.

ARGIRE.

470 Qu’entens-je ?

PORUS.

          Ce reproche a droit de te surprendre.

ARGIRE.

Quoy, Seigneur, est-ce ainsi…

PORUS.

                         Je ne t’écoute plus,
Tu fais pour t’excuser des efforts superflus.

ARGIRE.

Ce sont donc les soupçons dont vostre ame est saisie ?
C’est donc la trahison de vostre jalousie218,
475 Qui vous donnent en proye à tous ces mouvemens219,
Et vous font consentir à ces déguisemens ?
Quoy, Seigneur, non content de220 mortelles allarmes*
Que m’a fait ressentir le malheur de vos armes…

PORUS.      {p. 31}

Alexandre t’attend, va donc, je te promets
480 Pour ne te plus choquer de ne te voir jamais.
Perfide qu’attens-tu ? qui peut donc te contraindre ?
Si tu ne crains que moy, tu n’as plus rien à craindre.
Va lâche.

ARGIRE.

     Justes Dieux !

PORUS.

               Vole apres ton amant.
Sa passion se plaint de ton retardement.
485 Mais ton crime te suit, et ton ame étourdie
Par les remors affreux de cette perfidie
T’occupant pleinement arreste ici tes pas.

ARGIRE.

Ah ! barbare, ah ! cruel je ne m’estonne pas
Si ton Ambassadeur pour rompre nostre chaisne
490 Presente une rançon indigne d’une Reyne.

PORUS.

Si l’offre que je fais est au dessous de toy,
Je puis abandonner ce qui n’est plus à moy.

ARGIRE.      {p. 32}

Puisque mon innocence a perdu l’avantage
De se faire cognoistre à celuy qui l’outrage,
495 Suivez aveuglement vostre jalouse humeur :
Argire aime Alexandre, Argire est dans son cœur,
Je presse vostre hayne, et sers vostre vengeance,
J’arme vostre fureur contre mon innocence :
Mais je puis mettre fin à mon sort inhumain ;
500 Puisqu’il me reste encor et mon cœur* et ma main
Pour punir vos soupçons et me rendre justice,
Je me dois à moy-mesme un si beau sacrifice ;
Et mon sang soupçonné de cette lascheté
Brûle de vous monstrer quelle est sa pureté.

PORUS

505 Dieux un reste d’amour entreprend sa defence ?
Et dans sa trahison cherche son innocence ;
Ma haine s’affoiblit sous son premier effort :
Je sens qu’elle chancelle, et qu’il221 se rend plus fort.
Revenez mes soupçons, voyez voyez qu’Argire
510 Sur ma rage lassee establit son Empire*.
Que ne redonnez-vous à mon cœur abbatu
Malgré tous ses appas* un reste de vertu ?
Vous rendez-vous si tost à l’éclat de ses charmes,
Et pour me secourir n’avez-vous que des larmes ?

ARGIRE     [E,33]

515 Ah ! si vous ne voulez me rendre mon honneur,
Du moins pour m’arracher aux desirs d’un vainqueur,
Percez ce cœur, chassez cette indigne tendresse.
Haïssez, haïssez avec moins de foiblesse.
Argire doit mourir puisque vous le voulez,
520 Portez le dernier coup à ses sens desolez222.
Mais Alexandre vient. Dieux mon ame abatüe
Pourra-elle cacher la douleur qui la tüe ?
Estouffez ces transports*. Ne me regardez pas.
Cachez-vous.

PORUS.

          Moy !

ARGIRE.

               Seigneur il dresse ici ses pas.

SCENE III. §

{p. 34}
ALEXANDRE, PORUS, ARGIRE, ARSACIDE, CLAIRANCE, Troupe des Gardes.

ALEXANDRE.

525 Qu’on nous laisse ici seuls, gardes qu’on se retire.

PORUS.

Arsacide !

ARSACIDE.

          Seigneur.

PORUS

                    Quoy luy quitter* Argire !
Non, il faut par sa mort l’arracher de ses bras.

ARSACIDE.

C’est se perdre, Seigneur, et ne se vanger pas.

SCENE IV §

{p. 35}
ALEXANDRE, ARGIRE.

ALEXANDRE.

Je ne puis vous celer223 ce que je viens d’apprendre,
530 L’offre de vostre époux me fait peine à comprendre224
M’offrant une rançon, que je n’ose accepter
Je doute avec raison s’il veut vous racheter.
Je m’estonne qu’un Roy dont l’amour est extréme,
Qui perd en vous perdant la moitié de soy-mesme225
535 Ait pour vous des pensers* jusques-là ravalez,
Et qu’il offre si peu pour ce que vous valez.

ARGIRE.

Seigneur, pour m’affranchir s’il t’offroit davantage ;
Ta générosité recevroit quelque outrage :
D’elle seule aujourd’huy j’attens ma liberté,
540 Tu vois qu’elle s’oppose à ma captivité.
Ne luy226 dérobe pas une illustre matiere227,
Qu’elle doit pleinement exercer la premiere.

ALEXANDRE.      {p. 36}

Un qui vous coignoistroit bien moins que je ne fais
Sur l’offre qu’il me fait ne vous rendroit jamais,
545 Si j’estois comme luy pour vous tirer des chaisnes
J’offrirois et mon thrône et le sang de mes veines ;
Et mon cœur méprisant le sceptre et le danger
A quel prix que ce fust vous iroit dégager.
Mais pourroit-il tomber dans ce désordre extréme.
550 Vostre vertu vous rend seule égale à vous-mesme ;
Et je ne puis souffrir de semblable revers
Puisqu’il n’est qu’une Argire en tout cet Univers.

ARGIRE.

Argire vaut si peu, que je croy qu’Alexandre
Ne feroit qu’à regret ce que je viens d’entendre.
555 Porus fait ce qu’il doit ; et j’estime qu’aussi
Si vous la cognoissiez vous agiriez ainsi.

ALEXANDRE.

Je cognois mieux que luy le merite d’Argire,
Et pour vous confirmer ce que je viens de dire
Je vous laisse à vous-mesme, il ne tiendra qu’à vous
560 De me faire accepter l’offre de vostre époux.

SCENE V. §

{p. 37}
CLAIRANCE, ARGIRE.

CLAIRANCE.

O ! Dieux fut-il jamais ame plus genereuse* !

ARGIRE.

O Dieux fut-il jamais Reyne plus malheureuse !

CLAIRANCE.

Sa generosité* va finir vos ennuis*.

ARGIRE.

Ah ! que tu juges mal de l’état où je suis !
565 Que l’offre qu’il me fait est peu digne d’envie !
Si d’un plus grand malheur cette grace est suivie ;
Et s’il faut que ce cœur en cette extremité*
De mesme que ses fers craigne la liberté.
Voy quel est de mon sort le bizarre caprice :
570 Le comble de mes vœux fait mon plus grand suplice.
Je trouve un ennemy si je cherche un époux.
Si je fuis mon vainqueur ; c’est pour suivre un jaloux.
Profitons toutefois des faveurs d’Alexandre ;     {p. 38}
Allons, allons presser ce que j’en ose attendre.
575 Pour perir promptement abandonnons ces lieux ;
Exposons-nous entiers aux traits* d’un furieux ;
Et sans examiner le couroux qui l’anime,
Allons à ses soupçons offrir cette victime.

Fin du second Acte.

ACTE III. §

{p. 39}

SCENE PREMIERE. §

PORUS, ARSACIDE.

PORUS.

He bien cher Arsacide, en doy-je plus douter ?
580 Diras-tu desormais que j’ay tort d’éclater228 
Et que je dois bannir l’injuste deffiance,
Dont la vertu d’Argire et mon amour s’offense ?
Elle le suit l’ingrate, et je suis dans ces lieux
Un objet importun à son cœur, à ses yeux.
585 Mais lâche que je suis ! Alexandre a peu dire
Qu’on nous laisse ici seuls ; soldats qu’on se retire ;
Et loin de l’immoler à mon ressentiment
J’obeïs en esclave à son commandement.
Quoy dans le temps qu’il faut signaler* ma vengeance,
590 J’escoute des discours si remplis d’insolence ?
Qui s’oppose à sa perte et qui retient mon bras*229 ?
Puis-je vivre, le voir, et ne me vanger pas ?
Quoy Porus, quoy ce Roy qui sceut se faire craindre     {p. 40}
Cherche et voit son rival*, et s’amuse* à se plaindre !
595 Et sans me souvenir ny de luy, ny de moy,
J’obeis230 en esclave et je reçois sa loy.
Que suis-je devenu ! je me cherche moy-mesme ;
Et ne me trouve plus dans ce desordre extreme.
Vous ay-je donc quittez* trône, sceptre, grandeur,
600 Pour servir mon rival* et mon Ambassadeur ?
Mais gardez-vous encor de monstrer ma naissance :
Vous quittant* je vous sers autant que ma vengeance.
Trône ! pour t’affermir un rival* massacré
Doit estre ma victime et ton premier degré* ;
605 Enfin sceptre, grandeur, je ne puis vous reprendre
Que je ne sois vengé d’Argire et d’Alexandre.
C’est à toy231 seulement que ce cœur mal traicté
Demande du secours en cette extremité* ;
C’est par toy, c’est par toy que cette ame outragee
610 Doit estre pleinement satisfaite et vengee.
Arsacide fais voir que pour me secourir
Tu sçais…

ARSACIDE.

Ouy je sçauray vous vanger ou mourir.
Mais pensez-vous qu’Argire…

PORUS.

                         Oses-tu la defendre ?

ARSACIDE.     [F, 41]

Separez sa vertu du crime d’Alexandre ;
615 Et perdant ce rival* Seigneur ne soüillez pas
Par des soupçons si noirs de si divins appas* ;
Ecoutez la raison autant que vostre hayne.
Encor que Perdiccas soit aimé d’Oraxene,
Et qu’un méme destin pour accroître nos maux
620 De ces deux ennemis ait fait nos deux rivaux* ;
Aussi pressé que vous du mal qui nous possede,
Malgré mon desespoir, j’en pese le remede ;
Et celui-ci, Seigneur, est si peu de saison ;
Qu’il avance la mort, et non la guerison.
625 Allons…

PORUS.

          Et bien* sans perdre un moment davantage,
Retourne dans le camp et laisse agir ma rage :
Tiens nos soldats tous prests à combattre demain ;
Les traictez sont rompus ; cependant de ma main
Par ma juste douleur puissament animee
630 Je cours perdre Alexandre au cœur de son armee.

ARSACIDE.

C’est à moi qu’appartient ce dangereux employ
Vous…

PORUS.      {p. 42}

          Va parts Arsacide ; obeïs à ton Roy.

ARSACIDE.

Quoy vous abandonner ; et trahir ma querelle !
Non, non, l’obeissance est ici criminelle ;
635 Double interest m’engage à courir ce danger :
J’ay mon Prince à servir ; mon amour à vanger ;
Ces devoirs opposez à mon obeissance
De leur costé sans sans peine emportent la balance.
Et m’instruisant par eux de vos commandemens
640 Je sens qu’ils sont d’accord avec mes sentimens.
Vous plutost en qui seul tout nostre espoir se fonde ;
Dont le salut importe à la moitié du monde,
Qui de l’autre moitié redoutant le malheur
Oppose à son tyran vostre seule valeur* ;
645 Menagez pour son bien une teste si chere ;
Je suffis au dessein que l’amour nous suggere.
Et vous, en qui l’Indie232 a mis tout son espoir :
Reservez-vous, Seigneur, à ce premier devoir.
Retournez dans le camp, et par vostre presence
650 Rendez à vos soldats leur premiere asseurance ;
Demain, si le demon* qui veille en sa faveur,
Sauve vostre ennemi des traits* de ma fureur ;
Vous pourrez pour finir cette sanglante guerre,
Disputer contre luy l’empire* de la terre ;
655 Le deffier en Roy, le vaincre aux yeux de tous.     {p. 43}
Mais tout autre dessein est indigne de vous.

PORUS.

Helas ! quand tes discours eschauffent mon courage
Que je hay les desseins que m’inspire ma rage !
Mais aussi quand je voy l’excez de mon malheur,
660 Que tes discours sont froids auprez de ma fureur :
Autrefois du seul bruit de ses grandes merveilles ;
Quand le nom d’Alexandre eut frappé mes oreilles
Avec le méme effect je sentis dans mon cœur
Allumer le desir d’attaquer ce vainqueur.
665 Quand j’appris qu’il venoit fondre sur cette terre,
Mon ame avecque joye embrassa cette guerre,
Et me voir prevenu* par ce fameux vainqueur233
Est le seul déplaisir* qui troubla ce bonheur…
Mais depuis quand le Ciel ennemi de ma gloire
670 Dés le premier combat lui livra la victoire ;
Au malheureux moment qu’il234 mit dans sa prison
Ma femme et mes enfans ; je perdis la raison.
Comme d’un gouffre affreux de ce malheur extrême
S’éleverent des maux pires que ce mal méme ;
675 Je resté sans vertu*, sans cœur*, sans jugement ;
Et tu vois un effet de ce déreglement*.
Mon dessein quel qu’il soit ne doit plus le surprendre ;
Je cherche mon rival* ; et non pas Alexandre ;
Et je cherche en rival*, en amant, en jaloux,
680 Un tiran qui ravit sa femme à son espoux.
Le delay d’un moment redouble mon offence ;     {p. 44}
Et tu veux d’une nuict reculer ma vengeance.
Ce conseil me nuiroit, plus que mon desespoir :
Aussi pour arracher Argire à son pouvoir
685 Sans en plus consulter que ma fureur extréme,
Je cours perdre Alexandre, et l’ingrate, et moy-méme.
Enfin pour amoindrir l’excez de mon malheur
Je veux tout accorder à ma forte douleur.

SCENE II. §

ARGIRE, PORUS, ARSACIDE, ORAXENE.

ARGIRE.

Ne luy refuse rien, fais ce qu’elle t’inspire235 ;
690 La cruelle qu’elle est a soif du sang d’Argire ;
Je viens pour te l’offrir, Seigneur, que tardes-tu
Desja de cette main je l’aurois répandu ;
Si ne te pouvant pas monstrer mon innocence,
Je ne t’avois voulu reserver ta vengeance.

PORUS.

695 Va mon honneur la veut devoir à mes efforts ;
Et non pas à l’effect de tes lâches remords ;
Si tu veux m’obliger, songe à te mieux defendre
Appelle à ton secours la valeur* d’Alexandre,
Je la veux égorger à ses yeux dans ses bras ;      {p. 45}
700 Et sa mort autrement ne me vangeroit pas.

ARGIRE.

Ah ! Porus est-ce ainsi que ton amour m’offence ?
Vangez Dieux immortels, vangez mon innocence :
Mais où m’emporte ici mon premier mouvement* ?
Dieux ne la vengez pas sauvez-la seulement.
705 Mon ame au desespoir vous demandoit un crime :
C’est mon Roy qui l’offence et mon Roy qui l’opprime ;
Conservez-la236 grands Dieux, et soyez son appuy ;
Ce seroit m’accabler, que la vanger sur luy.237
Que t’ay-je fait cruel, pour estre ainsi traitee ?

PORUS.

710 De quels divers transports* mon ame est agitee !
Fuyons.

ARGIRE.

     N’espere pas d’échapper à mes pleurs ;
Il faut ici finir ma vie, ou mes malheurs ;
J’y veux vivre innocente ou mourir en coupable,
Ta haine ou ton amour me sera favorable,
715 Je t’aimeray tousjours dans l’un ou l’autre sort.
Detrompé d’un faux crime, ou vangé par ma mort.

PORUS.

Dieux pourquoy falloit-il qu’elle fut infidelle !

ARGIRE.      {p. 46}

Ne puis-je…

PORUS.

          Ne crains rien trop chere criminelle :
Malgré ta trahison je t’ayme, et ma douleur
720 Sent bien que t’outrager c’est croistre mon malheur.
Vis, et souffre* qu’ailleurs je porte ma vengeance.

ARGIRE.

Ah ! plus que tes rigueurs je hay cette indulgence.
Rends-moy mon innocence, ou me prive238 du jour*.
Mais tu fuis ; est-ce ainsi qu’on traite mon amour ?
725 Je te suivray par tout.

ARSACIDE.

               Qu’allez-vous entreprendre ?
Voulez-vous le livrer au pouvoir d’Alexandre ?
Vous l’allez découvrir.

ORAXENE.

               Madame où courez-vous ?

ARGIRE.

Quel obstacle nouveau m’arrache à mon époux ?
Que dois-je devenir Arsacide, Oraxene,
730 Je vous entens, la mort doit terminer ma peine.

SCENE III. §

{p. 47}
ORAXENE, ARSACIDE.

ORAXENE.

Quoy Prince, dans nos fers loin de nous soulager
Le Roy n’est-il venu que pour nous outrager ?
Est-ce là ce secours, cet effort salutaire 
Que nos maux attendoient d’un époux et d’un pere ?
735 Vous, qui vistes former, et croistre son erreur,
Prince vous nous devez compte de sa fureur.
Loin de vous opposer…

ARSACIDE.

                    Helas ! ma resistance
Loin de la ralentir a creu sa violence ;
Et malgré mes efforts sur l’esprit de ce Roy
740 Attale le flattant a plus gagné que moy.

ORAXENE.

Ah ! le lâche !

ARSACIDE.      {p. 48}

          Un billet qu’on trouva dans sa tente
Donna le premier bransle à son ame flotante
Preste à tout presumer de l’heur* de son rival* ;
Et vos lettres enfin acheverent ce mal.
745 La Reyne en escrivant luy parloit d’Alexandre
Comme d’un conquerant, à qui tout se doit rendre ;
A qui seul appartient de ranger sous ses loix
Par sa rare239 douceur les Reynes et les Rois.
Nous vismes à ces mots dans son ame troublee
750 Repasser les soupçons qui l’avoient ébranlee.
Et suivant des pensers* conceus sans fondement,
Il se precipita dans son aveuglement.
Tous ces doutes ainsi changez en asseurance,
Il ne respire plus que haine, que vengeance ;
755 Et de tous nos conseils il ne veut recevoir
Que celuy qui s’accorde avec son desespoir ;
Attale en est l’autheur, pour racheter la Reine240,
Ou plutost pour servir sa detestable haine241.
Il242 depute en ces lieux, suit son Ambassadeur ;
760 Moy qui vis ce dessein conforme à mon ardeur243,
Je le suis dans l’espoir que toutes nos allarmes*
S’enfuiroient à l’éclat de tant d’aimables charmes.
Mais helas ! je sens bien, que loin de les guerir
Notre abord* en ces lieux n’a fait que les aigrir.

ORAXENE.      [G, 49]

765 Vous parlez pour le Roy !

ARSACIDE.

                    Madame.

ORAXENE.

                         Quoy ?

ARSACIDE.

                              Princesse
Il est vray que je sens la douleur qui le presse :
Mais aussi…

ORAXENE.

    Mais comment a-il peu dans son cœur
Recevoir des soupçons mortels à son honneur.
Sur un billet qu’aura semé la medisance,
770 Une lettre, où la reyne avec recognoissance
Parle du traictement que nous font nos vainqueurs
A-il lieu de former de pareilles erreurs ?

ARSACIDE.

Il est vray ses soubçons ont fort peu d’apparence244,
A les examiner avec indifference ;
775 Mais aussi qu’un esprit conduit par son malheur
Y treuve des subjets d’une extreme douleur ;

ORAXENE. {p. 50}

Il est vray que l’on voit dans la Cour d’Alexandre
Des charmes, dont l’esprit a peine à se deffendre ;
Mais quelque grand qu’il245 soit en est-il d’assez doux
780 Qui puisse justement alarmer* un époux ?

ARSACIDE.

Hé bien Porus a tort ; une chaisne246 si saincte
Doit vaincre ses soupçons, et sa jalouse crainte,
Mais que puis-je esperer ? où sera mon recours ?
Si contre un plus grand mal j’ay demandé secours ?
785 On treuve, dictes vous, dans la Cour d’Alexandre
Des charmes, dont le cœur a peine à se defendre ;
Et le vostre contr’eux s’est si mal deffendu,
Qu’il le faut confesser Princesse ; il s’est perdu.
Au moins est-il perdu pour le triste Arsacide ;
790 Perdicas me le vole ; et vous mesme perfide
Vous luy tenez la main, pour me voler mon bien
Et luy livrez un cœur qui me couste le mien.
Ingrate, car enfin il est temps de se plaindre ;
Et mon ressentiment ne doit plus se contraindre ;
795 Où sont tant de serments et donnez et receus
Que mon timide* amour avoit si bien conceus247.
Serments qui m’asseuroient d’une foy* si durable
Par tout ce que le ciel a de plus venerable ;
Il ne t’en souvient plus248, ou sans les rapeller,
800 Il ne t’en souvient plus que pour les violer,
Rens moy, rens moy ta foy* perfide.      {p. 51}

ORAXENE.

                         Je me lasse
D’entendre des discours de si mauvaise grace ;
Ces reproches eloquents sont si mal inventez,
Que qui peut les souffrir, les a bien merités ;
805 Bizare249 deffiant ; esprit foible et timide*
Que je t’ay mal conneu, c’est donc vous Arsacide ?
Qui pour authoriser vostre dereglement*
Avez plongé le Roy dans son aveuglement.
Je n’en accuse plus Attale, ny quelque autre :
810 Sa fureur, nos malheurs tout ce desordre est vostre.
C’est vous, par qui je voy la Reine au desespoir.
Ah ! ne m’obligez plus desormais à vous voir.
Va.

ARSACIDE.

     Princesse arrestez ; est-ce ainsi qu’on s’excuse ?

ORAXENE.

Tu ne merites pas que je te desabuse.

ARSACIDE.

815 Perfide dy plustost qu’on ne peut t’excuser ;
Et qu’il n’est pas en toy de me desabuser250 ;
Hé bien volage cours à ta nouvelle flame* :
Ou si quelque pitié loge encor dans ton ame,
Donne au moins un moment à voir couler mes pleurs ;      {p. 52}
820 Je n’en espere pas d’adoucir251 mes malheurs ;
Ny de mon mauvais sort changer l’ordre barbare ;
Puisque tu l’as voulu, mon esprit s’y prepare ;
Et je ne veux jouïr du plaisir de te voir
Que pour en redoubler mon juste desespoir ;
825 Triste et funeste effect d’une chere presence
Ouy je sens à tes yeux croistre sa violence
Par le poids des malheurs à mon esprit offerts
Quand je voy de quel prix est le bien que je pers.

ORAXENE.

Arsacide…

ARSACIDE.

          Il est tel que quelque tirannie
830 Qu’exerce sur mon cœur ta puissance infinie,
Je ne puis resister au juste mouvement
Qui me faict revolter contre ton changement.
Je sens tous mes transports* ceder à cette envie ;
Pour m’oster ma Princesse, il faut m’oster la vie,
835 Et dans mon desespoir je me sens assez fort
Pour garder ma Princesse et destourner ma mort.
Ouy rival* tu scauras qu’on n’acquiert Oraxene
Qu’apres de grands travaux* qu’apres beaucoup de peine ;
Qu’il reste, apres avoir triomphé de son cœur,
840 Un ennemy plus fort que sa molle rigueur.

ORAXENE.      {p. 53}

Quoy Prince ?

ARSACIDE.

          Je voy bien que ce dessein vous blesse,
Mais que m’ordonnés-vous inhumaine Princesse ?
Faut-il par un desordre à mon honneur fatal
Que pour vous contenter je serve mon rival* ?
845 N’attendez point de moy de si sotte indulgence ;
Vous m’avez tout osté laissez moy ma vengeance.

ORAXENE.

Non…

ARSACIDE.

          Voulant obeir jusques à mon trépas
Je ne puis la garder qu’en ne t’escoutant pas.

ORAXENE.

Escoute et souffre* enfin que je te desabuse
850 Arreste Prince aveugle ; ah ! que je suis confuse !
Qu’ay-je faict ?

SCENE IV. §

{p. 54}
ORAXENE, CLAIRANCE.

ORAXENE continuë.

          Ah ma sœur suis ce desesperé
Empesche son trépas, que je vois asseuré ;
Dis luy pour l’arracher à sa fureur extreme
Qu’Oraxene pour luy sera tousjours la mesme ;
855 Que je l’aime au moment qu’il soubçonne ma foy*,
Plus que je n’ay promis, et plus que je ne doy.
Va.

CLAIRANCE.

Quoy ma sœur descendre à cette complaisance ?

ORAXENE.

Pardonne une pitié dont ma gloire s’offence
J’ay creu que pour finir son mortel desespoir
860 Je pouvois faire un pas au delà du devoir ;
Mais j’y rentre, et l’amour banny de ma memoire
J’abandonne ce Prince, et prends soin de ma gloire ;
Meurs, meurs, et par un coup qui te sera fatal
Immole un innocent que tu vois ton rival*.      {p. 55}
865 Porte sur Perdicas ta fureur et tes armes
Meurs et n’attends de moy que d’impuissantes larmes.

CLAIRANCE.

Sur Perdicas.

ORAXENE.

          C’est là ce rival* suposé.

CLAIRANCE.

Ah ! vous deviez252 ma sœur l’avoir desabusé ;
Faire si peu d’estat du salut d’Arsacide
870 L’abandonner ingratte au couroux, qui le guide.
Helas !

ORAXENE.

     Où courez vous ?

CLAIRANCE.

               Faire vostre devoir.
Et par vos repentirs chasser son desespoir.

ORAXENE.

Pour un ingrat descendre à cette complaisance !

CLAIRANCE.

Que tu merites bien le soubçon qui l’offence.
875 Il faut plaindre Arsacide, et son aveuglement
Est digne de pitié, non pas de chastiment ;
Et quand bien253 ses soubçons meriteroient sa peine ;      {p. 56}
Que t’a faict Perdicas, insensible Oraxene :
Et pourquoy l’exposer aux redoutables coups ;
880 D’un amant furieux, desesperé, jaloux.

ORAXENE.

Ah ! ma sœur je vois bien, la pitié qui te touche.

CLAIRANCE.

Toute celle que j’ay s’explique par ma bouche.
Et je ne parle icy que pour vostre interest.

ORAXENE.

He bien je ne veux pas entrer dans ton secret.
885 Suis le.

CLAIRANCE.

     Est-ce ainsi ma sœur…

ORAXENE.

                    C’est perdre temps Clairance.
Va tâche à destourner sa mort, ou sa vengeance
Mais…

CLAIRANCE.

     Quoy.

ORAXENE.

          Ne luy dis rien qui me fasse rougir ;

CLAIRANCE.

J’apprens de ton orgueil comme254 je dois agir.

Fin du troisiesme Acte.

ACTE IV. §

[H, 57]

SCENE PREMIERE. §

PERDICCAS, ORAXENE.

PERDICAS.

Encor pour quelque temps vous serez prisonnières ;
890 Ce n’est pas que le ciel n’ait receu vos prieres ;
Mais au point qu’255 Alexandre alloit tout accorder,
Les vostres ont cessé de luy plus demander.
Rompant tous les tracités d’assez mauvaise grace,
Ils ont d’abord passé256 de l’offre à la menace ;
895 Mais par un changement si superbe* et si prompt,
Qu’à peine le vainqueur257 s’est sauvé de l’affront.
Par son ambassadeur Porus a faict entendre
Que son bras* peut forcer les prisons d’Alexandre ;
Que c’est par ce moyen qu’il veut vous secourir,
900 Et qu’il pretend par là vous r’avoir ou perir.

ORAXENE.      {p. 58}

Il vaut mieux en effect que son cœur* en258 ordonne ;
Il sied mal de prier portant une couronne :
Et le Roy possedé de ce beau sentiment
Croit nos fers moins honteux, que cet abaissement.
905 Argire est en vos mains il hazarde sa gloire
S’il pretend la r’avoir, que par une victoire ;
Et nous nous trouverions dans un pire malheur,
Si nostre liberté nuisoit à sa valeur.
Ne plaignez point, Seigneur, cette heureuse disgrace.

PERDICCAS259.

910 Je donne ces soupirs au mal qui me menace,
Quand je voy que le ciel de mon bonheur jaloux
Me force encor un coup260 à m’armer contre vous.

ORAXENE.

SCENE II. §

{p. 59}
CLAIRANCE, ARSACIDE, ORAXENE, PERDICCAS.

CLAIRANCE retenant Arsacide.

               Quoy Prince ?

ARSACIDE.

                              Non Clairance ;
Je ne puis perdre un temps si cher à ma vengeance.

(Luy eschape et met l’épée à la main.)

CLAIRANCE.

915 Au secours.

ORAXENE.

          Justes Dieux !

PERDICCAS va contre luy.

                    Ah barbare !

ORAXENE l’arreste.

                              Seigneur.

PERDICCAS.      {p. 60}

Ah ! ne m’empeschez pas de vanger vostre sœur.

ARSACIDE.

C’est à toy que j’en veux, garde-toy d’Arsacide.

PERDICCAS.

Ah rival* ! penses-tu que ton nom m’intimide ?
J’accepte le combat et malgré moy je pers
920 Le respect que tu dois à celle que tu sers261.

ARSACIDE.

(Ils se battent.)
Contre mon desespoir songe à te mieux defendre.

ORAXENE.

Ah Clairance !

CLAIRANCE.

          Ah ma sœur ! j’apperçois Alexandre.

SCENE III. §

{p. 61}
ALEXANDRE, PERDICCAS, ARSACIDE, ORAXENE, CLAIRANCE
[, ORONTE].

ALEXANDRE.

Par tout262 des assassins à ma table à mon lict.
Viens-tu pour m’achever ? il chancelle ; il paslit ;
925 Qu’on voit bien dans ses yeux les horreurs de son crime,
Plus il veut le cacher plus sa fureur s’exprime.
Amenez son complice Oronte. Fiers263 destins
Livrez-vous Alexandre à ces noirs assassins ?
Mais où m’emporte ici cette fureur extréme ?
930 Pardonnez-moy, grands Dieux, cet imprudent blaspheme ;
Si formant contre vous des soupçons mal fondez
J’ose vous attaquer quand vous me defendez.
Je vous doy mille autels et mille sacrifices.
Vous m’avez découvert le traistre et ses complices ;
935 Vous avez empesché leurs efforts inhumains ;
Et vos rares bontez m’arrachent de leurs mains.
Traistre tu venois donc…

PERDICCAS.      {p. 62}

               Son nom a trop de gloire
Pour le des-honorer d’une tache si noire ;
J’ai si bien recogneu sa generosité*
940 Que si l’on a sur vous lâchement attenté
Il n’est point du complot, non Seigneur ; et je jure
Que pour un tel forfaict il a l’ame trop pure.
Un bien plus genereux* et plus noble dessein
Luy mettoit en ces lieux les armes à la main :
945 Laisse-le sur sa foy264 ; que rien ne le retienne ;
Et ma teste par tout répondra de la sienne.

ARSACIDE.

Ma fureur qui n’a peu jusqu’ici s’exaler,
Enfin se relaschant me permet de parler.
On te trompe Alexandre ; et Perdiccas lui mesme
950 Se trompe en m’arrachant à ce peril extréme ;
Et ne me cognoissant seulement qu’à demy
Sauve ton assassin sauvant son ennemy.
Mais en vain ignorant ou cachant mon envie
Il aspire à l’honneur de me sauver la vie :
955 J’aime bien mieux perir, que s’il s’osoit vanter
Qu’il m’eust donné le bien que je luy veux oster :
Mes malheurs ont laissé mon ame* toute entiere :
Mon cœur* n’a rien perdu de sa grandeur premiere ;
Et toute ta faveur l’aidant plus puissamment
960 Preste un nouveau secours à son ressentiment.
Non, non ; ne defends plus un mortel adversaire.      {p. 63}
Puisque pour ton repos sa mort est necessaire ;
En le tirant des fers dont tu veux l’arracher
Ta generosite* te cousteroit trop cher.

ALEXANDRE.

965 Quand ce traistre t’attaque, et qu’il ose entreprendre265
Sur un destin plus cher que celuy d’Alexandre ;
Faut-il que ses remors asseurant ton destin
Malgré luy malgré toy livrent cet assassin ?
Qu’on le charge de fers.

PERDICCAS.

                    Seigneur.

ALEXANDRE.

                         Point de Clemence.

PERDICCAS.

970 Voulez-vous m’exposer à souffrir cette offence,
Qu’il me soit desormais justement imputé,
D’avoir dans son malheur cherché ma seureté.
Cognoissant son dessein, son cœur* et sa franchise
Je ne crains de sa part trahison ny surprise ;
975 Et de l’air dont ce Prince attente sur mes jours
Ce fer sans ta faveur m’offre assez de secours.

ALEXANDRE.      {p. 64}

Ce Prince !

PERDICCAS.

          Qu’ay-je dict ?

ARSACIDE.

                    Ce repentir m’offence ;
Arsacide est mon nom ; appreste ta vengeance :
Ouy, ouy, si quelque orage a menacé ta teste,
980 Sçache que j’ay moy seul émeu ceste tempeste.
J’en voulois par ta mort delivrer l’Univers
Qui soupire et gemit sous le poids de tes fers ;
Que si le Ciel ailleurs n’eust destourné mes armes
Desja dedans ton sang j’aurois noyé ses larmes ;
985 Puisque pour achever un si noble dessein,
Je croy l’assassinat digne de cette main.

ALEXANDRE.

Prince indigne du rang où les Dieux t’ont fait naistre,
Mais voici l’assassin ; Cognois-tu bien ce traistre ?

SCENE IV. §

{p. I, 65}
PORUS, ALEXANDRE, PERDICCAS, ARSACIDE, ORAXENE, CLAIRANCE.

PORUS.

Ah ! reproche sanglant qui déchires mon cœur,
990 Où m’avez-vous conduit, amour, haine, fureur ?
Arsacide ;

ORAXENE.

          Ah ma sœur, advertissons la Reyne !
(S’en vont.)    

SCENE V. §

{p. 66}
[PORUS, ALEXANDRE, PERDICCAS, ARSACIDE.]

ALEXANDRE à Arsacide.

Le congnois-tu ? son nom.

ARSACIDE.

                    Il n’en vaut pas la peine
Tu le peux renvoyer.

ALEXANDRE.

               Qu’on le fasse mourir.

ARSARCIDE.

Arreste.

PORUS.

     Ah ! tu me perds, loin de me secourir,
995 Abandonne mes jours* et prends soin de ma gloire.

          ALEXANDRE.           {p. 67}

Qu’on despesche ;

ARSACIDE.

          Sa mort flestrira ta memoire,
Et c’est pour ton malheur que le ciel a permis
Qu’on conte266 un vil esclave entre tes ennemis.
Donnes267 d’autres objets à ta noble colere ;
1000 Tu voy en moy l’autheur du coup qu’il n’a sceu faire :
Et le lâche n’a rien digne268 de ton courroux.

ALEXANDRE.

Qu’on l’oste de mes yeux.

PORUS.

               Soldats que tardez-vous ?

SCENE VI. §

{p. 68}
ARGIRE, ALEXANDRE, PORUS, etc. [PERDICCAS, ARSACIDE.]

ARGIRE à Alexandre.

Prens plus de soin, Seigneur, d’une si belle vie.

PORUS.

Viendroit-elle à mes maux adjouster l’infamie ?

ARGIRE continüe.

1005 Porus est en tes mains, et le sort a voulu
Que d’Argire et de luy tu sois maistre absolu :
Mais lors que269 sa rigueur insolemment nous brave ;
Souviens-toy qu’il est Roy plustost que ton esclave ;
Et ne pretendant pas de luy donner la loy,
1010 Songe à le moins traitter en esclave qu’en Roy.

ALEXANDRE.

Quoy ? Porus en infame attente sur ma vie ?
Porus a pû former une si lache envie ?
Et dressant à sa gloire un monument d’horreur,      {p. 69}
En traistre, en assassin exercer sa fureur !

PORUS.

1015 Ah de mon mauvais sort, rigueur insupportable,
Qu’ay-je fait ! ou plustost dequoy suis-je coupable !
Dans le noble dessein qui m’a conduit icy,
Mon crime est seulement d’avoir mal reüssi.
Vange-toy, sauve-toy des efforts de ma haine,
1020 Si je suis dans tes fers je puis rompre ma chaisne ;
Croy moy, n’espargne point un puissant ennemy,
Tu n’en as jusqu’icy triomphé qu’à demy,
Acheve et par ma mort asseure ta victoire.

ALEXANDRE.

Ah ! que ta trahison est funeste à ma gloire !
1025 Grands Dieux ! me faites-vous un si cruel destin ?
Si je dois triompher est-ce d’un assassin ?

PORUS.

Mon ame de dépit et de rage enflammee
M’oblige à te chercher au cœur de ton armee,
N’ayant pû jusqu’icy te rencontrer ailleurs.

ALEXANDRE.

1030 Donne à ta trahison de meilleures couleurs,
De ton noir attentat tu sçais mal te defendre,
Il n’est pas mal aisé de treuver Alexandre ;
Tu ne le peux trouver, luy, qui dans les combats     {p. 70}
S’expose tous les jours au moindre des soldats ;
1035 Luy qui vient de si loin fondre comme un tonnerre
Au cœur de tes Estats te declarer la guerre.

PORUS.

Luy qui fait en tyran tout ce qu’il entreprend,
Luy qui n’ose attaquer et fait le conquerant,
Qui n’employant jamais de moyens legitimes
1040 Usurpe les Estats à la faveur des crimes.

ALEXANDRE.

Je ne dois qu’à ce cœur*, je ne dois qu’à ce bras*,
Ma gloire, ma grandeur, ta perte et tes Estats.
Qu’appelles-tu tenter des moyens legitimes ?
Est-ce te restablir à la faveur des crimes ?
1045 Est-ce entrer dans mon camp, suivre un Ambassadeur ?
Descendre de ton trône, oublier ta grandeur ?
Te cacher dans ma tente et m’attaquer en traistre ?
Perfide, est-ce par là que tu te fais connoistre ?
La poudre270 qui s’esleve en mille tourbillons
1050 Sous les pas triomphans de mes fiers bataillons,
Tant de forts renversez et tant de murs superbes*
Dont le fameux debris* est caché sous les herbes,
Tes soldats par ce fer de mille coups percez,
Tes escadrons tousjours plians ou renversez,
1055 Font voir pour ton malheur que du moins Alexandre
Attaque beaucoup mieux que tu ne sçais defendre.

PORUS.      {p. 71}

Joints à ces vanitez celle de ton amour :
C’est par là que je perds et l’honneur et le jour* ;
Tu n’eus que ce moyen pour conquerir l’Indie ;
1060 Et tu n’eus que par là du pouvoir sur ma vie.

ALEXANDRE.

Ah ! Porus, j’ay pitié de ton aveuglement.

PORUS.

Et moy j’ay de l’horreur de ton déreglement*.

ALEXANDRE.

Ah ! c’est faire à ma gloire un trop sensible outrage.

ARGIRE.

Ah ! Seigneur.

ARSACIDE.

          Dans mon sang viens assouvir ta rage.
1065 Que tous ses traits mortels se destournent sur moy :
Frape.

ALEXANDRE.

     Va, tu suivras le destin de ton Roy.
(Alexandre s’en va avec Perdiccas).271

SCENE VII. §

{p. 72}
[ARGIRE, ALEXANDRE, PORUS, PERDICCAS, ARSACIDE, CLARICE.]

ARGIRE.

Quel sera ce destin, consulte avec ta gloire
Comme272 tu dois user des traits de ta victoire !
Ne laisse pas languir un Roy dans ses liens273,
1070 Tire-le de ses fers et redouble les miens ;
Et puis que c’est pour moy qu’il s’expose à l’orage,
Accable-moy des maux où son amour l’engage,
Pour rendre mes ennuis* un peu moins rigoureux,
Oste à mon mauvais sort au moins un malheureux.

ALEXANDRE.

1075 Oüy Reyne…

PORUS à Argire.

               Garde-toy de suivre son envie,
Lâche, ma liberté te couteroit la vie,
Il faut finir mes jours*, et non pas ma raison,
Porte jusques au bout ta noire trahison,
Tu m’as mis dans ses fers, acheve ton ouvrage.

ARGIRE.      [K, 73]

1080 Moy ?

PORUS.

     Toy perfide toy !

ARGIRE.

                    Justes Dieux quelle rage !
Quoy Porus ?

PORUS.

          Ne fains point de répandre des pleurs
Ton remords les arrache, et non pas tes malheurs :
Mais chasse ces remords et cesse de te plaindre,
Alexandre est sauvé ; tu n’as plus rien à craindre.
1085 Mon rival* est paisible et par ta lâcheté
Contre tous mes efforts il est en seureté ;
Garde, garde ces pleurs que tu devois répandre,
Si j’eusse triomphé de ce grand Alexandre.
Argire si le sort vient à le traverser274
1090 Tu maudiras tes yeux, qui n’en pourront verser.

ARGIRE.

Où ce cœur innocent treuvera-il des armes
Puisque mesme tu fais un crime de mes larmes ?
Soupirs, larmes, sanglots vous estes sans effort ;
Et je n’ay du275 secours que celuy de la mort,
1095 J’y cours. Porus au nom de ta premiere flame*     {p. 74}
Prens les derniers soupirs276 de ta mourante femme.

PORUS.

Laisse-moy.

ARGIRE.

          Quoy cruel tu ne m’écoutes pas.
Va tigre. Cependant que je cours au trépas,
Que mon sang va monstrer quelle est mon innocence,

(A Alexandre.)

1100 Daignez dire, Seigneur, un mot en ma defense.

PORUS.

Arreste-la, Clarice.

CLARICE.

               Ah Madame ! un moment.

ALEXANDRE.

Que je me sens touché de son aveuglement !

PORUS.

Argire, arreste encor.

ARGIRE.

               Que me veux-tu barbare ?

ALEXANDRE.      {p. 75}

Commence à mieux traiter une vertu si rare.
1105 A tes derniers soupçons mesure le premier.
Tu vois dans cet escrit qui t’a faict prisonnier.
Madame esperez mieux.

PORUS.

                    Ciel qui voids mon martyre
Prends contre ma fureur la defense d’Argire.
(Il lit.)
Alexandre prends garde à toy
1110 Deux hommes par l’ordre du Roy
Sont allez dans ton camp t’immoller à sa haine,
Deffais-toy de ces inhumains,
Et deslors sans aucune peine
Si tu me donnes Oraxene
1115 Je mets l’Indie entre tes mains. 277
Attale. Dieux vangeurs prestez-moy vostre foudre.
Ah ! traistre, quand leurs coups te reduiroient en poudre ;
Apres ta trahison, apres tes attentats
Leurs coups les plus cruels ne me vangeroient pas.

ARGIRE.      {p. 76}

1120 Attale l’a trahi.

ALEXANDRE.

          C’est luy-mesme.

ARGIRE.

                    L’infame !

PORUS.

Que de troubles nouveaux s’élevent dans mon ame !
Mon esprit attentif à cette trahison
Contre ma jalousie arme encor ma raison.
Traistre ne dois-je pas à ta lâche conduite
1125 De ma jalouse ardeur la naissance et la suite ?
N’est-ce pas ton conseil qui m’ameine en ces lieux ?
M’as-tu pas inspiré ce dessein furieux ?
Et cependant Attale ta trame est découverte !
Mais elle l’est trop tard, pour empescher ma perte.
1130 Viens lâche, viens jouyr du mal que tu m’as faict.
Où doy-je commencer d’expier mon forfait
Par tout également envers vous envers elle,
Je voy mon cœur coupable et ma main criminelle,
Icy lâche assassin, là barbare, jaloux
1135 Que n’ay-je point commis contre vous, contre vous ?
Vangez-vous, vangez-vous, que rien ne vous retienne,
N’avez-vous point de main qui ressemble à la mienne ?
A l’exemple cruel que je vous ay donné     {p. 77}
N’oseriez-vous prester qu’un esprit estonné* ?
1140 Ce fut en moy fureur ; mais en vous c’est justice.
Par pitié tirez-moy de ce noir precipice ;
Plus j’en veux fuir l’abisme et plus avec terreur
D’un timide* regard j’en mesure l’horreur.
Plus ma raison m’arrache à cet estat coupable,
1145 Plus l’objet à mon cœur en paroist effroyable.
Argire, de quel œil vous dois-je regarder ?

ARGIRE.

Ah ! c’est à moy Seigneur à278 vous le demander.
De quelque trahison dont on accuse Attale,
Puisque c’est vostre amour qui vous la rend fatale.
1150 J’ay causé vos malheurs, et loing de les guerir,
Peut-estre ay-je vescu d’un air à les aigrir ?
De tous les deux, Seigneur, je vous demande grace,
Souffrez* qu’avec mes pleurs mon amour les efface.

PORUS.

Ah ! Reine ce n’est pas comme il me faut punir :
1155 Mais tu laisses le soin à mon ressouvenir.
Il te servira bien, et vous Roy magnanime
Perdez un criminel.

ALEXANDRE.

               Ne parlons plus de crime.
Vous n’avez rien commis qui merite ce nom     {p. 78}
Si l’amour n’en est un indigne de pardon.

PORUS.

1160 Mon cœur* en juge mieux que ne fait ta clemence.
Et je n’ay pas dessein de frustrer ta vengeance,
La mienne te regarde, et je laisse à ton choix
De vanger hautement la Majesté des Roïs.
Tu sçais les trahisons et les crimes d’Attale,
1165 J’en laisse la vengeance à ton ame Royale ;
Quelque indigne qu’il soit de mon ressentiment,
Mon cœur avec plaisir attend son chastiment.

ALEXANDRE.

Hé bien va dans ton camp chastier ce rebelle ;
C’est à toy de punir un sujet infidele ;
1170 Puis que tu n’as des fers que par sa trahison.
Il est de mon devoir de rompre ta prison.
Permets qu’à ce devoir j’adjouste quelque chose,
Puisqu’il plaist au hazard que d’elle je dispose,
Avecque tous les tiens, Prince je te la rends.
1175 Souffre pour la rançon celle de tes enfans.
Que j’adjoute aux estats que sont sous ta couronne
Ceux que sur tes voisins ma conqueste me donne.
J’auray beaucoup gaigné, si je puis à ce prix
Conter le grand Porus au rang de mes amis.

ARGIRE.     

1180 O generositez à qui tout se doit rendre !      {p. 79}
O cœur vrayment Royal !

PORUS.

                    Tu sçais vaincre Alexandre.
Et le Ciel assemblant tant de vertus* en toy.
Sans doute à l’Univers ne veut donner qu’un Roy.
A cette auguste loy j’obeis sans contrainte ;
1185 Regne ; porte par tout ou l’amour ou la crainte :
Rien ne puisse279 arrester ton destin glorieux ;
Toutefois sans choquer l’ordonnance des Cieux
Trouve bon que ce cœur plein de recognoissance
Ose se prevaloir de ta magnificence ;
1190 Il choisit ; et des biens que m’offre ta bonté,
Je te veux seulement devoir ma liberté,
Je la reçoy de toy, mais si pleine et si belle
Que mon premier orgueil me revient avec elle ;
Et n’ayant jusqu’ici combattu qu’à demy,
1195 Je brusle de t’avoir encor pour ennemy.
Apres ce que pour moy ta bonté vient de faire ;
Ce desir est ingrat, injuste, temeraire,
Dont tout autre que toy se pourroit outrager.
Mais le grand Alexandre en sçaura mieux juger.
1200 Par ta rare faveur mon ame delivree
Des soupçons qui l’avoient si fort deffiguree,
Reprend ses sentimens et la noble chaleur*     {p. 80}
De vouloir d’Alexandre eprouver la valeur.
Souffre* donc qu’un combat acheve nostre guerre ;
1205 Non pour te disputer l’Empire* de la terre.
Tu peux seul y porter tes desirs justement ;
Les Dieux te l’ont promis, et je veux seulement
Que quelque grand exploit heureux ou magnanime
Avant ton amitié m’acquiere ton estime.
1210 Ainsi charmé d’un bien que je n’ose accepter
Je ne te combattray que pour le meriter.

ALEXANDRE.

Ton dessein me ravit, adieu. Quoy qu’il arrive
Suivez ou demeurez, soyez libre, ou captive.

SCENE VIII §

[L, 81]
PORUS, ARGIRE [, ARSACIDE].

PORUS.

Demeurez.

ARGIRE.

     Ah ! souffrez*

PORUS.

               Ah ! laissez-moy l’honneur
1215 De vous tirer des mains d’un illustre vainqueur.
Apres tant de biens-faits je fais tort à ma gloire,
Si je ne vous obtiens des mains de la victoire ;
Puis je dois d’autant plus recevoir de l’éclat
Du succez que j’attens de ce dernier combat,
1220 Que j’y dois signaler mon devoir et ma flame,
Relever mon Empire et rachepter ma femme.

ARGIRE.      {p. 82}

Quoy ? faudra-t’il, Seigneur, apres tant de hazards
Tenter encore un coup280 la fortune de Mars ?
Cet honneur delicat dont vostre ame s’abuse
1225 A mon timide amour est une forte excuse.

PORUS.

Argire mon devoir ne s’en peut dégager ;
Mais n’en redoutez rien qui vous puisse affliger.
Adieu. Toy281 cependant viens voir nostre vengeance,
Et dans le sang d’Attale amoindrir mon offence.

Fin du quatriesme Acte.

ACTE V §

{p. 83}

SCENE PREMIERE. §

ARGIRE, CLARICE, ORAXENE, CLAIRANCE.

ARGIRE.

1230 He bien Attale est mort.

CLARICE.

                    Phradate m’a tout dit.
Et m’a fait de sa mort un fidelle recit.

ARGIRE.

Parle.

CLARICE.

     Sa trahison estoit si bien tissuë282,
Que les Dieux seuls pouvoient en détourner l’issuë.
Je ne vous diray pas par quel estrange erreur     {p. 84}
1235 Il fit naistre du Roy la jalouze fureur ;
Mais enfin ce fut luy qui sema dans sa tante
Des billets à troubler l’ame la plus constante :
Et sceut avec tant d’art ses soubçons ménager
Que le Roy n’a depuis songé qu’à se vanger.
1240 Dans la mesme entreprise il engage Arsacide :
Ils viennent dans ces lieux. Cependant le perfide
Advertit Alexandre ; et couvrant ses desseins
Sous des noms inconnus cache les assassins,
Afin que dans l’erreur de leur basse naissance
1245 Alexandre en tirast une prompte vengeance.
Et que luy par leur mort seul maistre des soldats
Il peut sans nul obstacle usurper vos Estats.

ARGIRE.

Quelle suite grands Dieux d’attentats et de crimes !

CLARICE.

Il croyoit que l’amour les rendroit legitimes.
1250 Ne pouvant l’obtenir ny du Roy ny de vous.
Il vouloit l’acquerir par la perte de tous.
Desja depuis long-temps il formoit cette trame ;
Et le peu de combat que rendit cet infame
Quand il dût vous sauver des mains de Perdiccas,
1255 Fut le commencement de ces noirs attentats.

CLAIRANCE à Oraxene.     {p. 85}

Ainsi de ma prison je vous suis obligee.

ORAXENE.

Mais vous n’en estes pas ma sœur trop affligee.

ARGIRE.

Acheve.

CLARICE.

          Cependant par l’absence du Roy
Tout le camp se remplit de tristesse et d’effroy.
1260 Jusques aux plus zelez tout le monde en murmure*,
Quelques seditieux passent jusqu’à l’injure :
Et gagnez par Attale ils portent283 les soldats
A demander un Roy qui ne les quitte pas.
Faisons, dit-il, un Roy qui nous puisse defendre,
1265 Et qui sçachant flechir ou combattre Alexandre,
Apres tant de perils et des travaux* soufferts
Nous rende à nos enfans, et nous sauve des fers.
Ces mots volants par tout excitent leur furie ;
Araspe s’opposant à la mutinerie
1270 Percé de mille coups tombe ; et par son malheur
De vos meilleurs subjets rallentit la chaleur.
Voyant que resister c’est croistre le tumulte :
Ils cedent, et d’abord on s’assemble, on consulte :
Attale est éleu Roy, ses vœux sont satisfaits.      {p. 86}
1275 Pour gagner les soldats il leur promet la paix.

ARGIRE.

Est-ce là le succez que tu m’as faict attendre ?

CLARICE.

Ecoutez tout. Croyant l’obtenir d’Alexandre
Luy-mesme il vient l’offrir ; mais il est arresté
Par Porus et par ceux qui l’avoient escorté.
1280 Recognoissant le Roy ; d’abord il perd courage ;
Mais aussi-tost tournant son desespoir en rage
Il crie avec fureur, Aux armes mes amis
Voici le plus cruel de tous vos ennemis ;
Il vient de vendre aux Grecs vos femmes et vos vies,
1285 Mais le Ciel pour punir ces noires perfidies
Sans defence en vos mains le livre à cette fois284
Frapez ; et par sa mort confirmez vostre choix.
Il est hors de saison de s’en pouvoir dédire :
Et vostre seureté depend de mon Empire.
1290 Eux cependant pressez de leur noir attentat
Par des regards affreux s’animent au combat ;
D’autre costé les Grecs voyant leur contenance
Pour secourir leur Roy se mettent en defence ;
Là Porus à l’objet de cette trahison
1295 Sent fremir tout son corps et troubler285 sa raison.
Tout son sang vers le cœur se ramasse et se presse ;
Il pâlit ; mais ce sang d’une mesme vitesse
Se repand au dehors avec tant de chaleur      {p. 87}
Qu’on ne peut de son front soustenir la lueur,
1300 Ses yeux estincellans de colere et de flamme
Vont porter la terreur jusques au fonds de l’ame.
Amis, (dit-il) parlant aux Macedoniens,
Ce n’est pas me servir que d’attaquer les miens.
De leur perfide chef laissez-moy la vengeance.
1305 Avec tant de fureur à ces mots il s’avance,
Qu’Attale et tous les siens frappez d’estonnement*,
Confus, épouventez restent sans mouvement :
Mais voyant le Roy seul ils reprennent courage,
Soudain pour profiter d’un si grand avantage
1310 Font mine d’attaquer. Loin de parer leurs coups
Le Roy jette son casque, et se fait voir à tous.
Amis (leur crie286-t’il) qu’on enchaine ce traistre :
Lors* Attale tremblant à la voix de son maistre
Comme un serf fugitif, qui se sent approcher,
1315 Dans la foule des siens tâche de se cacher.
Mais en vain ; le Roy suit ; et les siens sans defense
Livrent ce criminel à sa juste vengeance.
Seul parmi tous les Chefs d’un party revolté
Le Roy pour les dompter n’a que sa Majesté.
1320 Mais admirez l’effect de sa force Royale ;
Ses plus chers confidens se tournent contre Attale.
Et portent contre luy tant de coups inhumains
Qu’à grand peine le Roy l’arrache de leurs mains.
Lors* ce traistre à ses pieds au poinct de rendre l’ame
1325 Découvre aux yeux de tous son infidele trame.
Tout le monde en fremit, quand d’un ton élevé     {p. 88}
Graces (dit-il) destins tout n’est pas achevé.
Mon rival* Arsacide écumant de furie
Il perd avec ces mots et la voix et la vie.

ORAXENE.

1330 Ah ! mot plein pour mon cœur de menace et d’effroy.
Clarice que faisoit Arsacide ?

ARGIRE.

                    Et le Roy ?

CLARICE.

Porus voyant enfin les deux camps en presence
Depesche aux ennemis avecque diligence ;
Et sans perdre un moment leur offre le combat.
1335 Là soudain chaque Chef anime le soldat.

ORAXENE.

Mais dy-moy promptement que faisoit Arsacide ?

CLARICE.

On l’ignore.

CLAIRANCE.

          Ma sœur vous estes trop timide.

CLARICE.     {p. M, 89}

Il est vray que l’on croit qu’avecque Perdiccas.

CLAIRANCE.

Ah ! je t’entens.

ORAXENE.

               Ma sœur ne vous allarmez* pas.

ARGIRE.

1340 Porus est donc aux mains ; quel destin est le nostre ?
Sans sortir d’un malheur nous tombons dans un autre.
Nous abandonnez-vous et pouvez-vous grands Dieux
Veillant pour tout le monde estre pour nous sans yeux ?

ORAXENE.

Dieux vous qui contemplez du haut de vostre gloire
1345 Qui de nous ou du sort emporte la victoire ;
Jusqu’à quand voulez-vous croistre nos déplaisirs*,
Et d’un aspre dédain rejetter nos soupirs ?

SCENE II. §

{p. 90}
ARGIRE, PHRADATE, ORAXENE, CLAIRANCE, CLARICE.

ARGIRE.

Mais Phradate revient ; je voy sur son visage
D’un malheureux succez le sinistre presage.
1350 Hé ! bien le Roy Phradate, ah ! tu ne respond pas :
Ce silence cruel m’annonce son trépas.

PHRADATE.

Rien ne peut resister au destin d’Alexandre.
Tout est perdu, Madame, il est temps de se rendre.

ARGIRE.

Quoy ? Porus est donc mort ; ne me deguise rien.

PHRADATE.

1355 Le Demon* de la Grece est plus fort que le sien.
Il vit. Mais las…

ARGIRE.      {p. 91}

          Phradate apprens moy sa disgrace.

PHRADATE.

Madame ; puisqu’il faut que je vous satisface.
Aussi-tost que le Roy parut aux yeux de tous,
On voit tous ses soldats tomber à ses genoux,
1360 Renouveller le vœu de leur obeissance,
Et d’un cry pitoyable implorer sa clemence.
Selon qu’ils avoient pris son party dans leur cœur,
On voit leur front serain, et287 couvert de frayeur.
Et luy par les effects d’une clemence rare
1365 Confondre tous les siens, que le crime separe.
Amis (leur a-t’il dit) vous estes innocens ;
Attale a seul failly. Ces mots doux et pressans
Les font lever de terre ; et leur cachant leur honte
R’animent tous leurs fronts d’une ardeur vive et pronpte.
1370 Porus en peu de mots les anime au combat ;
Leur parle de vos fers, de l’honneur, de l’estat,
Et sans leur amoindrir le peril, ny le croistre,
Leur disant seulement ce qu’il faut en cognoistre.
Suivez-moy, reprent-il, je vay vous exhorter
1375 Par les coups glorieux que mon bras va porter :
Il dit. Et cependant Alexandre s’avance ;
On voit à mesme temps ces deux Rois en presence ;
Qui sans perdre un moment à se considerer
D’une égale valeur se viennent mesurer.      {p. 92}
1380 Là d’un commun accord une loüable rage
Dessus ce sang Royal exerce leur courage.
L’espoir de la victoire excitant leur ardeur
Releve le vaincu, renverse le vainqueur.
Tantost Porus triomphe, et tantost Alexandre.
1385 Mais pressé de tous deux ne sçait à qui se rendre,
N’ose se declarer, et laisse en cet instant
Le succés du combat incertain et flottant.
De ce choc furieux et l’une et l’autre armée
Chacune pour son Chef puissamment allarmee*,
1390 Opposant sa valeur à leurs sanglans efforts
Presente à leur courroux tout un monde de morts.
Luy fait veoir que Hydaspe en ravageant la plaine,
Enflé de tant de sang qu’a répandu leur haine,
Dans son debordement entraine à flots pressez
1395 Des montagnes de morts l’un sur l’autre entassez.
Mais rien ne pût calmer cette funeste envie ;
Et leur fureur lassée et non pas assouvie
Pour donner à leurs coups plus d’espace et de temps
Dérobe l’un et l’autre aux yeux des combattans,
1400 Là par l’ardeur de vaincre encore r’allumée
La valeur de leur sang devient plus affamée.
Ils reviennent aux mains avec plus de fureur ;
Par des coups redoublez signalent* leur valeur ;
Et la cheute du Roy seulement les separe.
1405 Pour Alexandre enfin le destin se declare ;
Ce Roy tombe à ses pieds ; il veut le relever ;
Et descend de cheval afin de le sauver.      {p. 93}

ARGIRE.

O ! generosité* favorable et funeste,
Que je benis cent fois, que cent fois je deteste.

PHRADATE.

1410 Mais le Roy dedaignant un secours ennemy,
Ne se croit malheureux ny vaincu qu’à demi ;
Et son cœur ramassant le reste de ses forces
Des ses soins obligeans repousse les amorces.
Il faict tout ce qu’il peut, mais son corps abattu
1415 Par des coups languissans trahissant sa vertu
Et sa foible vigueur semant mal son courage
Fait de l’autre costé voler tout l’avantage.

ARGIRE.

Helas ! mais pour le moins puis-je bien esperer
De le revoir encor.

PHRADATE.

               J’ose vous l’assurer,
1420 Les Dieux ont trop de soin de cette illustre vie,
Qu’un sort capricieux a long-temps poursuivie.

ARGIRE.

Quoy ? tu crois que les Dieux qui l’ont persecuté
Esclaves d’Alexandre et de leur cruauté
Dont l’aveugle fureur ne peut estre assouvie     {p. 94}
1425 Abandonnant sa gloire ayent pris soin de sa vie ?

SCENE III. §

[ARGIRE, ALEXANDRE, PHRADATE, ORAXENE, CLAIRANCE, CLARICE.]

ARGIRE continuë.

Non, non, pour m’achever ils offroient à mes yeux
Son vainqueur teint d’un sang qui m’est si précieux.
Le vois tu pas enflé de l’orgueil de sa gloire,
Qui vient à mon malheur étaller sa victoire ?
1430 Mais quelle tyrannie, et quelle cruauté.
Viens tu vanter ce coup que ton bras a porté ?

ALEXANDRE.

Madame…

ARGIRE.

          Acheve enfin ; signale* ton courage
Par les plus noirs degrés où peut monter ta rage ;
Et si tu n’as assez de ce malheureux flanc,
1435 J’offre à ta cruauté le reste de mon sang.
Ouy, s’il te faut encore Oraxene et Clairance ;
Je ne dérobe rien au cours de ta vengeance ;
Elle a ravi le pere, et doit en ce moment     {p. 95}
Entrainer les enfans dans son debordement.

SCENE IV. §

[PORUS, ARGIRE, ALEXANDRE, PHRADATE, ORAXENE, CLAIRANCE, CLARICE.]

PORUS.

1440 Reyne que faites-vous.

ARGIRE.

               Ah ! moment plein de joye
Ah ! Seigneur se peut-il qu’encore je vous revoye ?
Pardonnez, grand Monarque, à l’injuste courroux
Que ma douleur seduite288 a pressés contre vous.
C’est elle malgré moy qui m’inspiroit ce crime.

ALEXANDRE.

1445 Vostre ressentiment estoit trop legitime.

CLAIRANCE.

Ah ! Seigneur ! que de pleurs vous nous avez coûté.

PORUS.

Princesses ce vainqueur vous rend la liberté,
Il fait plus, il me rend la puissance Royale,      {p. 96}
Mais avec tant d’excés, que sa main liberale
1450 Joint ce que l’Inde enferme à mes anciens estats.

ARGIRE.

Il a trop faict pour nous il a faict des ingrats.

ORAXENE.

Nous ne pouvons, Seigneur, estant dans l’impuissance
Montrer que par des vœux nostre recognoissance.

PORUS.

Je hayrois289 le sceptre, et le tiltre de Roy
1455 S’il falloit les tenir d’un autre que de toy.
Mais pour me consoler du sort de cette guerre,
Je n’ay qu’à regarder tous les Roys de la terre.
Ils ont tous merité ta haine ou ta pitié ;
Et j’ose me vanter d’avoir ton amitié.
1460 Ma perte en cet estat vaut mieux qu’une victoire,
De ce dernier combat naistra toute ma gloire,
Et bien que je me voye à tes pieds abatu,
Je suis trop glorieux de t’avoir combatu.
Alexandre dont l’ame est toute genereuse*,
1465 A rendu par son bras ma defaite orgueilleuse*.
Enfin cet invincible et qui dans les hazards
N’oppose que son bras à la fureur de Mars…

ALEXANDRE     [N, 97]

Ces eloges grand Roy surprendroient Alexandre
S’il ne sçavoit la source où vous les allez prendre.
1470 C’est de vostre vertu, qui faict mille jaloux
D’où naissent ces ruisseaux qui retournent chez vous.
C’est elle qui faict voir aux plus puissans Monarques
De son éclat fameux les plus brillantes marques.
Elle vous les inspire, et ne vous en instruit
1475 Que par le grand amas qu’elle a desja produit.

SCENE DERNIERE. §

ORONTE, CLAIRANCE, ORAXENE, ARGIRE, ALEXANDRE, PORUS, ARSACIDE, PERDICCAS [, CLARICE].

ORONTE.

Ah ! Seigneurs resistez à leur sanglante envie.

CLAIRANCE.

Perdiccas.

ORAXENE.      {p. 98}

          Arsacide.

ARGIRE.

                    Dieux quelle furie !

ALEXANDRE.

Qu’est-ce cy290 Perdiccas.

PORUS.

                    Arsacide arrestez.

ALEXANDRE.

D’où naist ce differend ?

PORUS.

                    Quoy vous vous emportez ?

ARSACIDE à Alexandre.

1480 Qu’il ne pretende pas, ô vainqueur magnanime,
De prendre quelque part à cet honneur sublime ;
Dont un si grand succez vous couronne aujourd’huy ;
Il n’a rien fait encor ny pour vous ny pour luy,
Si vous me permettez que ma propre defaite
1485 Rende avec vos exploits sa victoire parfaite ;
Mais vous le souffrirez* ; son honneur vous est cher     {p. 99}
Et vous ne voudriez291 pas qu’on peust vous reprocher,
Que privé de l’honneur qu’attend vostre victoire,
Il eut suivi de loin le char de vostre gloire,
1490 Et que l’on prit enfin ce Prince genereux
Pour un temoin oisif d’un combat si fameux.

PERDICCAS.

Si vostre majesté pour conserver ma vie
Luy defend d’achever sa genereuse* envie,
Et si vostre pouvoir agissant pleinement
1495 Songe à me dérober à son ressentiment,
Ces soupçons delicats, et mortels à ma gloire
D’un reproche eternel soüilleroient ma memoire,
Et flestrissant mon nom me feroient voir à tous
Indigne des honneurs que j’ay receus de vous.
1500 Quoy ? l’on auroit pour moy de sentimens si lâches !
Et je serois noircy de ces honteuses tâches !
Il ne sera pas dit : non il ne dira pas,
Que jusqu’à vostre tente il poussa Perdiccas,
Et que là ne pouvant assouvir sa colere
1505 Lassé de tant poursuivre un si foible adversaire
Son cœur* avec dédain reprochoit à ses yeux
Une lâche defaite, un triomphe odieux.

ALEXANDRE.

Quelle aveugle fureur vous pousse l’un et l’autre ?      {p. 100}
Quel est ce different qui dure apres le nostre ?
1510 Nos discords sont finis vous combattiez pour nous.

ARSACIDE.

Mais dans nostre combat l’un de l’autre jaloux
N’estant pas bien d’accord de tout ce qui s’y passe,
A vostre Majesté demeure cette grace,
Que ce dernier effort luy soit encor permis.

ALEXANDRE.

1515 Je veux vous accorder genereux ennemis.

PERDICCAS.

Souffrez*, souffrez grand Roy que je le satisfasse.
Puis qu’il se plaint de moy faites-moy cette grace.

ALEXANDRE.

Perdiccas c’est assez me faire demander,
Quel est ce differend que je veux accorder ?

PERDICCAS à Clairance.

1520 C’est… Madame.

CLAIRANCE.

               Parlez.

PERDICCAS.      {p. 101}

                    C’est que la mesme flame
Dont son cœur est épris regne dedans mon ame.
à Alexandre.
Il est autant aimé que je puis estre amant ;
Seigneur ; et son bonheur fait mon ressentiment,
Clairance me surprit à l’éclat de ses charmes.

ARSACIDE

1525 Quoy Clairance ! à ce mot Prince je rends les armes.

à Oraxene.

Madame, mon esprit justement interdit292
Cherche encor incertain ce que ce Prince a dit.

ARGIRE.

Il est temps de finir vostre injuste querelle.
à Porus.
Permettez qu’il espere en soupirant pour elle.
1530 Un nœud293 si glorieux et si bien assorti
Vous defend d’incliner à tout autre party.

ALEXANDRE à Porus.     {p. 102}

Grand Roy si ma priere a chez vous quelque place.
Et si j’ose pour luy demander cette grace.

PORUS.

Puisque vous le voulez en l’estat où je suis
1535 Vous pouvez disposez de tout ce que je puis.
J’accepte avec plaisir cet heureux hymenee.
Alexandre et les Dieux vous l’avoient destinee.
Prince je vous l’accorde.

PERDICCAS.

O ! justes immortels
Que je vous dois de vœux, et d’encens et d’Autels.
1540 Ah ! divine Clairance, adorable Princesse.

ARSACIDE à Oraxene.

Madame de quel œil verrez-vous ma foiblesse ?
Que dois-je devenir ? et n’est-ce pas assez
Maltraiter un amant pour des soupçons passez.

ORAXENE.

Ouy, puisque Perdiccas les rendoit legitimes,
1545 Et que l’infame Attale adjoustoit à ses crimes
Cette fatale erreur qui vous rompoit tous deux.

PORUS.      {p. 103}

Rendons grace aux bontez d’un vainqueur genereux,
Puisse-t’il à jamais plus craint que le tonnerre
Faire à tout l’Univers une aussi douce guerre ;
1550 Et puissent par son bras cent Princes estonnez*
Se voir à mesme temps captifs et couronnez.

ALEXANDRE.

Puisse-t’il en tous lieux et dans chaque victoire
Combattre et triompher avecque tant de gloire.
Aimer si justement ceux qu’il aura soumis,
1555 Et rencontrer par tout de pareils ennemis.

Fin du cinquiesme Acte.

Glossaire §

Pour désigner les dictionnaires cités, nous employons les abréviations suivantes :

-  « Académie » pour le Dictionnaire de l’Académie française (1694)

- « Richelet » pour le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680)

- « Furetière » pour le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690).

Abord
Abord a le sens d’arivée dans la langue classique : «  Une affluence ou de personnes, ou d’autres choses qui arrivent, et que l’on apporte en quelque lieu. » (Académie).
v. 68, 191, 450, 764.
Allarme
« Crainte, troubles » (Richelet).
v. 153, 241, 477, 761.
Allarmer
« Épouvanter. » (Richelet).
v. 391, 780, 1339, 1389.
Amant, ante
« Celuy qui aime d’une passion violente et amoureuse. » (Furetière).
v. 483, 679, 880, 1521, 1543.
Amuser
« Occuper. » (Richelet).
v. 95, 594.
Appas
« Au pluriel se dit particulierement en Poësie, et signifie charmes, attraits, agrément, ce qui plaist. […] Il se dit encore plus particulierement en parlant des attraits et de la beauté des femmes. » (Académie, additions et corrections).
v. 72, 320, 363, 512, 616.
Bras
Par métonymie, « bras » peut désigner la force des armes : au sens figuré, il signifie « puissance » (Furetière).
 Nous reportons ici les occurrences où « bras » est employé dans ce sens peu fréquent en français moderne
Chaleur
« Grande affection, zele vehement, ardeur. » (Académie).

v. 13, 1202, 1271, 1297.

Cœur
Cœur peut prendre également le sens guerrier de « Courage, hardiesse. » (Richelet).
Nous reportons ici les occurrences où « cœur » prend ce dernier sens peu fréquent en français moderne
v. 500, 675, 901, 958, 973, 1041, 1160, 1412, 1506.
Constance
« Vertu par laquelle l’ame est affermie contre les choses qui sont capables de l’esbranler, comme sont la douleur, l’adversité, les tourments, etc. » (Académie).
v. 231, 234, 294, 409, 449.
Débris
« Ce qui reste d’une chose rompue, ce qui reste d’une chose ruinée, défaite, battue, saccagée. » (Richelet) Au xviie siècle, ce mot est souvent employé pour des objets abstraits (Furetière).
v. 238, 1052.     
Demon
« Les Anciens ont appellé ainsi certains Esprits ou Genies qui apparoissent aux hommes, tantost pour leur servir, tantost pour leur nuire. » (Furetière).
v. 651, 1355.
Déplaisir
Dans la langue classique, « déplaisir » a un sens plus fort qu’aujourd’hui, signifiant « fascherie, chagrin, douleur d’esprit, affliction. » (Académie).
v. 251, 406, 468, 668, 1346.
Dereglement
« Desordre, action ou mouvement qui se fait contre les loix naturelles, ou civiles. » (Furetière).
v. 676, 807, 1062.
Empire
Au xviie siècle, le mot ne sert pas qu’à désigner une institution politique : il signifie plus généralement « Commandement, puissance, autorité » (Académie).
v.510, 654, 1205, 1221 et 1289.
Ennui
Dans la langue classique, « ennui » a un sens renforcé : il signifie « tristesse, déplaisir. » (Richelet).
v. 194, 207, 563, 1073.
Étonnement
Dans la langue classique, « étonnement » a un sens plus fort qu’ajourd’hui : il signifie « épouvante, sorte de surprise étonnante. » (Richelet).
v. 220, 1306.
Étonner
« Épouvanter, surprendre d’une certaine maniere qui touche. » (Richelet).     
v. 16, 21, 1550.
Extrémité
« Etat le plus fâcheux où l’on puisse être reduit par quelque coup de fortune, ou autre accident. » (Richelet).    
v. 567, 608.
Feu
Dans la langue poétique, « feu » signifie « la passion de l’amour. » (Académie).
v. 187, 342, 372, 416, 459.
Flame
« amour, passion » (Richelet).    
v. 45, 190, 326, 345, 817, 1095, 1520.
Foi
« Parole qu’on donne d’acomplir une chose. Promesse de faire et d’acomplir quelque chose. Fidélité. » (Richelet).
v. 797, 801, 855.
« Foy » peut cependant avoir le sens de « liberté », comme l’indique la note du vers 945.
n. v. 945
Genereux
« Qui a l’ame grande et noble, et qui prefere l’honneur à tout autre interest. […] signifie aussi, Brave, vaillant, courageux. […], Liberal. » (Furetière).
Generosite
« Grandeur d’ame, de courage, magnanimité, bravoure, liberalité, et toute autre qualité qui fait le genereux. » (Furetière).
v. 563, 913, 939, 964, 1180, 1408.
Hazard
« Il signifie aussi, Peril, risque. » (Académie).
v. 1222, 1466.
Heur
« bonne fortune. » (Académie).
Dédicace
v. 743.
Hymen, hymenee
« signifie aussi poëtiquement, le mariage. » (Furetière).
v. 238, 415, 1536.
Jour
Au sens figuré, « jour » désigne la vie (Académie).
v. 57, 111, 176, 724, 975, 995, 1058, 1077.
Las
Hélas. (Richelet).
v. 206, 437, 1334, 1355.
Lors
« Adverbe équivalent à « alors » aujourd’hui. » (Richelet).
v. 275, 1312, 1324.
Mouvement
« Pensée, sentiment. Tout ce qui touche et meut le cœur. » (Richelet).
v. 703, 831.
Murmurer
« Gronder. » (Richelet).
v. 266, 1260.
Objet
« Objet » est fréquemment employé dans la langue classique pour désigner « la personne qu’on aime » (Académie).
Nous reportons les occurrences où « objet » prend ce sens, inconnu du français moderne
V. 67, 172, 254, 259.
Orgueilleux
Orgueilleux n’a pas toujours un sens péjoratif : ici, il est synonyme de « fier », qui refuse la bassesse (Académie).
vers 313, 1465.
Penser
Mot qui n’est usité qu’en vers, et qui veut dire pensée (Richelet).
v. 381, 426, 535, 751.
Prévenir
« Prévenir » a souvent le sens d’« Estre le premier à faire ce qu’un autre vouloit faire » dans la langue du xviie siècle (Académie).
v. 667.
Quitter
Abandonner (Académie).
v. 165, 166, 174, 177, 526, 599, 602, 1263.
Rival
« Celui qui est notre concurrent en amour et qui tâche à gagner le cœur de la belle qu’on aime. » (Richelet).
v. 63, 424, 425, 594, 600, 603, 615, 678, 679, 743, 837, 844, 864, 867, 918, 1084, 1328.
S’interesser
« S’intéresser » a un sens plus précis dans la langue classique : il signifie « Prendre les interêts d’une personne. Prendre part à quelque chose. » (Richelet).
v. 150, 321, 466.
Se signaler
se rendre remarquable par quelque belle action. (Richelet).
v. 110, 589, 1220, 1403, 1432. On retrouve le participe passé du verbe employé comme adjectif au vers 58.
Souffrir
Quand le verbe sous-entend ou est effectivement suivi d’une complétive, « Souffrir, signifie encore, Tolerer, n’empescher pas, quoy qu’on le puisse. […] Souffrir, veut dire aussi, Permettre. » (Académie).
Superbe
« Ce mot signifie plein d’orgueil, plein de fierté, orgueilleux, et se dit des choses et des personnes. » (Richelet).
v. 895, 1051.
Timide
« Craintif, peureux. » (Académie).
v. 426, 796, 805, 1143, 1225, 1337.
Trait
« se dit particulierement de la flesche qui se tire avec l’arc ordinaire ».(Furetière).
v. 576, 652.
Transport
« se dit aussi figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions. » (Furetière).
v. 263, 283, 523, 710, 833.
Travaux
Au pluriel, le terme désigne les « actions, de la vie d’une personne, et particulierement des gens heroïques » (Furetière).
v. 838, 1266.
Valeur
« Ce mot se dit des personnes et signifie courage. C'est une vertu qui au milieu des plus grans perils fait entreprendre de belles actions. » (Richelet).
v. 9, 36, 136, 160, 644, 698, 908, 1203, 1379, 1390, 1401, 1403.
Vertu
« Vertu » signifie à la fois la force du corps et celle de l’âme (Richelet).
Nous reportons ici les occurrences où « vertu » désigne la force physique, car il s’agit d’un sens peu fréquent en français moderne
v. 675, 1182, 1415.
Vœu
Lorsqu’il s’agit d’amour, « vœu » signifie également « hommage » dans la langue classique (Richelet).
Nous reportons les occurrences de « vœu » lorsqu’il prend le sens d’hommage, peu fréquent en français moderne.
v. 119, 289.

Bibliographie §

Sources littéraires §

Œuvres de Claude Boyer §

Boyer Claude, La Porcie Romaine. Tragédie, Paris, Augustin Courbé, 1646.
Boyer Claude, La Sœur généreuse. Tragi-comédie, Paris, Augustin Courbé, 1647.
Boyer Claude, Tyridate : tragédie, Paris, Toussainct Quinet, 1649 ; Laetitia Sergent, Genève, Droz, 1998.

Œuvres des contemporains de Boyer §

Aubignac François Hédelin, La Pratique du théâtre, Antoine de Sommaville Paris, 1657 ; et Hélène Baby, H. Champion, Paris, 2001.
Corneille Pierre, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1980.
Desmarets de Saint-Sorlin Jean, Théâtre complet (1636-1643), éd. Claire Isabelle Chaineaux, Paris, H. Champion, 2005.
La Calprenède, Cassandre, Paris, Augustin Courbé, 1657 ; Genève, Slatkine, 1978.
La gravette de mayolas, robinet, boursault, perdou de subligny et autres, Les continuateurs de Loret, Lettres en vers (1665-1689), t.1, éd. J. de Rothschild, Paris, Damascène Morgand et Charles Fatout, 1881.
Racine, Œuvres complètes, vol. I, éd. Georges Forestier Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1999.

Auteurs anciens §

Aristote, Poétique, trad. Michel Magnien, Paris, Librairie Générale Française, 2014, (« Le livre de poche Classique », 6734).
Plutarque, Les vies des hommes illustres, trad. Jacques Amyot, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, 1959, (« Bibliothèque de la Pléiade »).
Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, trad. Annette Flobert, éd. Claude Mossé, Paris, Gallimard, 2007, (« Folio classique », 4499).

Histoire du théâtre §

Parfait, François et Parfait, Claude, Histoire du théâtre françois, t. 7, P. G. Le Mercier et Saillant, Paris, 1746 ; Genève, Slatkine Reprints, 1967.

Instruments de travail §

Dictionnaires §

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Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690. 3 vol. 
Nicot Jean, Le Trésor de la langue française, tant ancienne que moderne, Paris, David Douceur, 1606.
Richelet Pierre, Dictionnaire français, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, 2 vol. 
Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 2002.
Spillebout Gabriel et Antoine Gérald, Grammaire de la langue française du XVIIe siècle, Paris, Eurédit, 2007.

Travaux critiques §

Histoire politique §

Béguin Katia, Les Princes de Condé : rebelles, courtisans et mécènes du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999.

Histoire des idées §

Bénichou Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, [1947] 1988.

Histoire du théâtre §

Baby Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2000.
Barbafieri Carine, Atrée et Céladon : la galanterie dans le théâtre tragique de la France classique, 1634-1702, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.
Benzekri Sylvie, Claude Boyer dramaturge : une traversée du XVIIe siècle (1618-1698), Thèse de l’Université Paris IV, sous la direction du Professeur Georges Forestier, soutenue le 9 décembre 2008.
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Lancaster Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventheenth Century, Part II : The period of Corneille, Baltimore, J. Hopkins press, 1932, 2 vol.
Mazouer Charles, Le Théâtre français de l’âge classique, t.1, Le premier xviie siècle, Paris, H. Champion, 2006.

Dramaturgie §

Forestier Georges, Esthétique de l’Identité dans le théâtre français : le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Genève, Paris, Klincksieck, 1996 ; Genève, Droz, 2004.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; éd. Colette Scherer, Préface de Georges Forestier, Paris, A. Colin, 2014.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin « Belin Sup Lettres », 1996.
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Articles d’histoire littéraire §

Guitierrez-Laffond Aurore, « Les débuts de Claude Boyer : des affaires diocésaines d’Albi à une carrière d’auteur dramatique à Paris », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 108, 2008, p. 37-50.
Grande Nathalie, « La métamorphose galante de l’histoire antique : modalités et enjeux d’une poétique », Littératures classiques, n o 77, 2012, p. 229-244.
Gruffat Sabine, « La représentation du héros amoureux dans les tragédies classiques : pour une conception évolutive du moi ? », Littératures classiques, nº 77, 2012, p. 143-160.
Lallemand Marie-Gabrielle, « Galanterie des Conquérants : L’Alexandre de la Calprenède et le Cyrus des Scudéry », Littératures classiques, n o 77, 2012, p. 99-112.