Les hommes du dix-septième siècle (...), grands experts en transmigrations symboliques, ne vivaient jamais tout à fait ni longtemps dans leurs propres temps et espace sans rendre visite à d’autres époques. Régis par le besoin de vivre dans plusieurs époques à la fois - besoin dont le nom est l’hétérochronie -, ils percevaient leur propre présent dans un lien viscéral avec le temps jadis
Thomas Pavel, .L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Gallimard, 1996, p. 23-24.
Comment pourrait-on expliquer autrement la prédilection de l’Age classique pour les sujets empruntés à l’histoire grecque ou romaine, prédilection qui va jusqu’à l’extrême dans le cas du genre tragique ? Même si pour la tragi-comédie les possibilités d’option thématique sont plus nombreuses, s’étendant à l’histoire espagnole ou italienne et aux romans de l’époque, Le Triomphe des cinq passions puise ses sources exclusivement de l’histoire antique.
Il s’agit d’une pièce contenant cinq différentes pièces enchâssées dans un cadre, selon le modèle de L’Illusion comique (représentée en 1635 ou 1636 et publiée en 1639, donc un an avant la date où Gillet écrit sa pièce). Le cadre même est placé dans l’espace de la Grèce antique : Arthémidore, gentilhomme grec, veut guérir des passions qui tourmentent son âme et va chez un enchanteur, sans doute un avatar d’Alcandre. Le remède qu’on lui offre est constitué par la représentation de cinq histoires éthiques, antidote contre le désir d’acquérir des louanges (une sorte d’« honneur » poussée à l’extrême), contre l’ambition, l’amour, la jalousie et la haine. Si l’on examine les sources livresques de chaque acte, telles qu’elles sont présentées par H. C. LancasterA History of French Dramatic Literature in the XVII th Century, Baltimore, Johns Hopkins Press ; Paris, PUF, 1929-1942 ;
une sorte de répertoire de prédilection où l’on ne cesse de puiser, et dont le point de départ est souvent traditionnel lui-même : mythologie antique, (...), histoire légendaire ou exemplaire, antécédentes épiques ou romanesques européens
Paul Bénichou, .L’écrivain et ses travaux, Paris, José Corti, 1967, p. 168.
À la différence des « spectres parlants » de L’Illusion comique, les « images parlantes » que l’Enchanteur va faire apparaître à Arthémidore apportent une sorte de consécration donnée par l’histoire, ce qui devrait augmenter l’effet sur le spectateur :
il se resout de faire un effort merveilleux, et de rapporter des Enfers des heros les plus signalez de l’antiquité, pour luy monstrer comme les passions qui le tyranisoient alors estoient dangereuses, puisqu’elles avoient autrefois causé la perte de ces grands hommes qu’il luy vouloit faire voir
Argument du premier acte. .
Le premier acte, dont la source historique est Tite-Live, Histoire romaine (Livre VIII), illustre la vanité de la gloire et du désir d’être loué. C’est l’histoire du général romain Manlie, qui décide d’envoyer son fils à la mort parce qu’il s’était engagé dans un bataille, gagnée d’ailleurs, malgré son ordre exprès de ne pas mettre en péril la vie des soldats. Le choix que fait Manlie s’explique par la crainte de tâcher sa réputation et d’être accusé de faiblesse par le Sénat et le peuple romains. Ce n’est que grâce à l’intervention de sa belle-fille, Harmenie, qu’il va se rendre compte de la vanité de sa décision, de l’inutilité de ses scrupules, mais ce sera trop tard. Suivons la manière dont Gillet a changé l’épisode présenté par Tite-Live : tout d’abord, chez celui-ci il s’agit d’un court épisode de la guerre des Romains contre les Latins, non pas d’une bataille par laquelle le fils de Manlie aurait levé le siège de la ville dont il était le gouverneur. L’interdiction d’attaquer les Latins hors des rangs était tout à fait explicable, puisque les deux armées avaient presque la même manière de lutter ; or le fils du consul T. Manlius, envoyé faire des reconnaissances, transgresse l’ordre, luttant contre un cavalier ennemi, Géminus, qui l’avait défié. Devant l’assemblée, Manlius, quoique touché par « cet essai d’une valeur séduite par une vaine image de gloire »Histoire romane, Paris, Garnier, 1860, p. 317.sentence Manlienne, après avoir effrayé son siècle, laissa encore un triste souvenir à la postérité »Ibid., p. 318.
Le sujet du deuxième acte est tiré du Livre XII des Annales de Tacite et concerne toujours la gloire, mais envisagée cette fois-ci sous sa forme active, c’est-à-dire l’ambition aveugle de conquérir et de régner. Pharasmane, roi d’Hibérie, assiège son frère, Mithridate, roi d’Arménie, afin de satisfaire le désir démesuré de son fils, Radamiste, qui, aveuglé par l’ambition de régner, avait menacé la vie de son propre père. En vain Mithridate essaie-t-il d’émouvoir ses ennemis : son frère n’a plus aucune autorité sur son armée et Radamiste parvient à conquérir le château grâce à une trahison. Quoiqu’ayant promis à son oncle de ne pas le tuer, il le fait assassiner, avec sa femme, mais, une fois son désir devenu réalité, Radamiste est envahi par des remords et prend la décision de se suicider. L’écart avec la source historique est assez grand dans ce cas aussi : chez Tacite, Radamiste n’est pas tellement odieux ; au contraire le portrait qu’on fait de lui renvoie au prototype du héros : « d’une taille majestueuse, d’une vigueur exceptionnelle, rompu aux exercices de son pays et jouissant d’une éclatante renommée chez les peuples voisins. »Annales, tome III, Collection Guillaume Budé, « Les Belles Lettres », 1976, p. 79. Ibid., p. 82.
Si les deux premiers actes se situent au plan de l’intrigue politique, les trois derniers traitent des passions où l’implication subjective est plus profonde : l’amour, la jalousie, la haine (en fait, le ressort est le même dans tous les cas, le sentiment amoureux qui ne peut être vécu d’une manière plénière). De ces trois histoires, celle d’Antioque et de Stratonice, qui occupe le troisième acte, est de loin la plus célèbre, ayant connu une grande vogue au XVIIe siècle ; la preuve en sont les nombreuses variations sur ce thème, pas seulement à l’intérieur du genre dramatique.
Le point de départ est La Vie de Démétrios de Plutarque ou bien Les Guerres Syriens d’Appien. Chez Plutarque, Antiochus, le fils du roi de Syrie, Séleucus, tombe amoureux de Stratonice, sa belle-mère, mais, n’ayant aucun espoir de guérir de sa passion, il décide plutôt de se laisser mourir. A cette fin, il laisse son corps s’affaiblir, cachant son vrai mal d’amour par un mal physique. Mais le médecin Erasistrate comprend que la vraie cause était l’amour et il passe toute la journée dans la chambre d’Antiochus, pour observer ses réactions à l’entrée de différentes personnes. C’est ainsi qu’il se rend compte, par une sorte d’intuition poético-scientifique, que le malade ne présentait qu’à l’entrée de Stratonice « tous les fameux symptômes décrits par Sappho : extinction de voix, rougeur enflammée de teint, défaillance de la vue, sueurs soudaines, désordre et trouble dans le pouls, enfin détresse, stupeur et pâleur mortelle, signes de l’abattement total de l’âmeVies parallèles, tome IV, Paris, Garnier, s.d. (1950), p. 314.
Le Triomphe des cinq passions offre là encore une version différente de l’histoire : Antiochus a le courage de révéler à sa belle-mère son amour coupable, quoiqu’il le fasse d’une manière ambiguë, en racontant un rêve dont l’héroïne ressemblait beaucoup à Stratonice. L’épisode du médecin ne manque pas, mais la fin est tragique : Antiochus pense que le roi connaît son mal et, n’ayant plus rien à espérer, rompt le bandage qu’il portait sur une blessure, causant ainsi sa mort. De nouveau, aucune fin heureuse ne peut être réservée à celui qui se livre au vertige de la passion ; la leçon est donnée à la fois par le refus de Stratonice, qui incarne l’apologie de la vanité de toute beauté du corps, et par la mort d’Anthiocus, trop faible pour trouver une voie de salut.
L’amour d’Antioque pour Stratonice avait déjà inspiré un épisode de l’Astrée et, à partir de là, Célidée de Rayssiguier et, probablement, Aspasie de Desmaretzop. cit., p. 398.La Stratonice ou le Malade d’Amour de Brosse (1644), La Nouvelle Stratonice de Du Fayot (1657), Stratonice de Quinault (1660) et Antiochus de Thomas Corneille, ce qui témoigne de la vogue extraordinaire du thème à l’époque. La pièce de Brosse est la plus fidèle à l’original, Séleucus cède Stratonice à Antiochus, avec la seule différence que celle-ci n’est pas encore son épouse, mais seulement sa fiancée, artifice auquel on a recours afin de ne pas choquer les bienséances. C’est par rapport à cette pièce que l’abbé d’Aubignac dit, dans le chapitre Du sujet de sa Pratique du théâtre, d’avoir déconseillé le sujet en raison de son caractère trop peu dramatique :
Il ne faut pas s’imaginer que toutes les belles histoires puissent heureusement paroistre sur la scène (...). Et ce fut l’advis que je donnoy à celuy qui vouloit travailler sur les
Amours de Stratonice et d’Antiochus: car le seul incident considerable, est l’adresse du médecin (...) j’estime qu’il est tres difficile de faire un Poëme Dramatique, dont le Heros soit toûjours au lict, ny de representer cette circonstance ; et qu’il y a peu de moiens de la changer en telle sorte que l’on pût conserver les agrémens.Cité par H. C. Lancaster, op. cit., p. 398.
Quinault fera lui aussi de Stratonice la fiancée de Séleucus, mais il éliminera le rôle du médecin, changeant la représentation de la maladie. Comme chez Brosse, d’ailleurs, apparaît un deuxième personnage féminin, fiancée d’Antiochus, mais aimée par Séleucus, de sorte que le sacrifice du père n’est plus tellement dramatique. Enfin, chez Thomas Corneille, le personnage ne déclare pas son amour et se résout plutôt de mourir, mais la révélation se produit par l’intermédiaire du portrait de Stratonice ; à la fin, Séleucus unit les deux amants. Par rapport à toutes les variations sur ce sujet, la manière de le traiter de Gillet se remarque par l’obstination de moraliser et de sanctionner toute transgression des lois de l’éthique ; par ailleurs, c’est, en comparaison avec les pièces ultérieures, plus fidèles au dénouement proposé par la source, une meilleure adaptation au principe des bienséances, qui s’imposait de plus en plus à l’époque, après la Querelle du Cid.
Après l’amour, c’est la jalousie, effet de celui-ci, qui va être illustrée par une histoire prise encore chez Plutarque, dans le chapitre Rapprochement d’histoires grecques et d’histoires romaines mises en parallèle des Œuvres morales. Il s’agit de l’histoire d’Emilius, un jeune homme extrêmement beau de la ville de Sybaris, dont la femme, aveuglée par la jalousie, le suit même à la chasse. Ayant agité les arbres, elle est mise en lambeaux par les chiens de son malheureux époux qui, à la vue de cet horrible spectacle, se poignarde. Gillet adoucit un peu la fin, car le suicide du mari ne se produit pas, mais sa responsabilité est accrue, parce que c’est lui qui, entendant un bruit dans le buisson, tire et perce sa femme d’une flèche. Cet élément supplémentaire peut suggérer une contamination de l’épisode de Plutarque par un autre qui illustre les excès de la jalousie de la femme : l’histoire de Procris et de Céphale, racontée par Ovide, dans Les Métamorphoses et L’Art d’aimer. Elle fait le sujet de l’une des pièces mythologiques d’Alexandre Hardy, Procris ; Céphale, le mari passionné par la chasse, est l’objet de l’amour de l’Aurore, qui lui fait des déclarations et le pousse à mettre à l’épreuve la vertu de sa femme, Procris. Tentée par l’appât de l’or, celle-ci chancelle, raison pour laquelle Céphale la menace d’être, à son tour, infidèle. Ce qu’il ne tarde pas à faire, en retrouvant Aurore, et c’est à ce moment qu’intervient l’épisode de la poursuite à la chasse, où Céphale perce sa femme d’une flèche. Avant de mourir, Procris maudit sa jalousie et décharge son mari de toute responsabilité : « Ma jalousie est cause, et non toy du malheur, / Ne rengrege donc point de plaintes ma douleur »Théâtre, tome I, Paris, Jacques Quesnel, 1623, p. 321.
De nouveau est évidente chez Gillet la tendance d’accentuer la part d’irrationnel de la jalousie de la femme – dans Procris on partait des faits réels, pas seulement d’une projection maladive de l’imagination – afin de montrer qu’il n’existe pas de justification pour les passions et pour la faiblesse de s’en faire l’esclave. Mais ce côté didactique nuit à la vraisemblance de l’action, dépourvue de toute nécessité, simple prétexte pour illustrer une leçon morale.
Enfin, le dernier acte a comme point de départ le même ouvrage de Plutarque, Œuvres morales, Rapprochement d’histoires grecques et d’histoires romaines mises en parallèle, plus précisément l’histoire de Calpurnius Crassus, commandant romain envoyé par Régulus contre les Massyliens. Fait prisonnier, il est sur le point d’être immolé à Saturne, mais l’intervention salutaire de Bisaltia, fille du roi, tombée amoureuse de Calpurnius, le rend libre et victorieux. Une fois la ville conquise, il part et abandonne Bisaltia, qui, ne pouvant plus supporter son malheur, va se suicider. Chez Gillet, le statut des personnages, aussi bien que le dénouement, est modifié ; ainsi, Calpurnie est présenté comme un rebelle qui trahit son roi, position qui rend un peu moins coupable l’amour de Bisathie que dans le récit de Plutarque. En fait, l’orientation argumentative est différente : c’est moins un exemple d’amour criminel que de haine déchaînée et sans motivation. Cela va impliquer une sorte de (re)construction à rebours de la fable, ce qui la change considérablement : Calpurnie est capturé sur l’ordre de Bisathie qui considérait sa fuite comme un signe d’infidélité et qui, en conséquence, voulait se venger. Malgré la tentative de Calpurnie de se disculper, Bisathie le livre au roi, qui l’envoie à la mort ; ses derniers mots seront une lettre pour sa bien-aimée, qui comprend la vérité et, envahie de remords, blâme le cruel destin et désire la mort comme la seule issue possible.
La fin de la pièce constitue un retour au cadre initial : Arthémidore remercie l’Enchanteur pour les représentations qu’il lui a offertes et grâce auxquelles il a réalisé la première étape de son trajet initiatique. On suggère aussi que la pièce même, celle qui englobe les cinq représentations, est le résultat d’une telle expérience initiatique, parce que l’Enchanteur invite Arthemidore à écrire pour la postérité ce qu’il lui avait montré dans son temple.
Les XVIe et XVIIe siècles marquent le renouveau du stoïcisme dans la philosophie occidentale ; il s’agit d’une vogue sans précédent des idées morales des stoïques, adaptées à une situation historique (et religieuse) différente, et réinterprétées de manière qu’elles puissent s’adresser une sensibilité formée à l’école de l’humanisme et du christianisme. Ce qui ne signifie pas que les stoïciens soient l’objet d’une admiration sans réserve et sans critique ; cependant ils exercent une influence incontestable sur la mentalité de l’époque. Ils représentent à la fois une sorte de miroir à travers lequel de nombreuses générations vont (re)trouver, d’une manière plus ou moins polémique, leur propre identité spirituelle, et une garantie de légitimité de certains choix.
« L’engouement pour la philosophie du Portique atteint son point culminant de 1590 à 1640 ; avant c’est une longue période de préparation qui commence dès 1515 ; après, c’est une période de déclin, qui se prolonge au-delà du 1660 »Recherches sur le stoïcisme aux XVI e et XVIIe siècles, Georg Olms, Verlag Hildesheim, New York, 1976, p. 12.
Le néo-stoïcisme se revendique en premier lieu de l’une des trois grandes période du stoïcisme antique, le nouveau stoïcisme, développé sous l’Empire Romain. Les auteurs les plus étudiés sont Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle et les premières décennies du XVIIe siècle verront paraître, outre de nombreuses rééditions, beaucoup de traductions des œuvres de Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle et Cicéron ; d’autres représentants de ce courant philosophique, qui ont eu une moindre fortune à l’époque, ne seront connus qu’à travers les rares citations empruntées aux successeurs gréco-latins.
Mais la tâche la plus difficile sera de concilier deux tendances antinomiques qui se manifestent à l’aube du XVIIe siècle – l’exaltation de l’homme jusqu’au dessus de la divinité et l’abaissement de l’homme pécheur devant la transcendance du Dieu Rédempteur – c’est-à-dire de réaliser la synthèse d’un stoïcisme chrétien. C’est dans ce sens que vont aller les œuvres de Juste Lipse – qui adopte les idées stoïciennes christianisables et transforme les autres –, de Guillaume du Vair ou de Pierre Charron.
Parmi les différentes attitudes que le début du XVIIe siècle va voir se cristalliser, le stoïcisme christianisant, le christianisme stoïcisant, l’humanisme chrétien, le libertinage, nous ne pouvons pas ignorer un phénomène dont l’existence est certaine, le stoïcisme littéraire. Il suffit peut-être de penser aux héros de Corneille et à leurs manières d’agir ; d’ailleurs il faut remarquer que dès le début du siècle jusqu’aux années 1660 et même après, la grandeur romaine est à la mode, constituant une sorte d’étalon : « Dans l’imaginaire du dix-septième siècle, Dieu engendre (...) le soi, Rome lui apprend à vivre parmi ses semblables »L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Gallimard, 1996, p. 43.Triomphe des cinq passions prenant comme point de départ d’un côté des histoires fournies par l’Antiquité grecque et romaine et de l’autre toute une réflexion sur les passions humaines, engendrée par le stoïcisme antique et reprise constamment au cours du XVIIe siècle, où se développe une riche littérature des traités des passions. Nous allons donc suivre les différentes théories des passions à partir de l’Antiquité jusqu’aux années 1640 afin de pouvoir offrir une image d’ensemble nécessaire à la compréhension de la pièce que nous étudions. Cette incursion nous semble très importante, car la mentalité de l’époque constitue un élément essentiel dans tout étude littéraire, sans lequel l’effet de perspective s’avère être un danger redoutable de l’analyse.
« Tantost je les dépeins comme les stoïciens qui les qualifiaient du nom de maladies d’esprit, et le plus souvent aussi comme les Peripateticiens et les Sectateurs de l’Academie de Platon qui les tenoient indifferentes, et ne les approuvent ou improuvent que lors que l’application en est bonne ou mauvaise » écrit au sujet des passions Gillet dans l’Advertissement au lecteur qui ouvre sa pièce. Préciser son point de vue est la prémisse essentielle dans un tel ouvrage qui tourne autour de la notion de passion, quoique ne voulant pas offrir une approche théorique de la question.
Nous allons commencer notre analyse en examinant les définitions des passions proposées par les philosophes antiques, surtout par les stoïciens, pour passer ensuite à l’interprétation que le XVIIe siècle donne à cette question.
La réflexion sur les passions trouve son point de départ chez Platon, plus précisément dans son système de la tripartition de l’âme en νούς (noûs, l’esprit), θυμός (thymós, la passion) et έπιθυμητικόν (épithymetikόn, le désir). À l’intérieur de ce modèle présenté dans Timée, le thymόs, principe mixte correspondant au cœur, se situe entre les deux autres instances, référées l’une au cerveau et l’autre aux parties inférieures du corps. L’activité morale est déterminée par le jugement rationnel.
Aristote ira plus loin, affirmant que toute activité exige une forme de désir, ce qui revient à dire que les affections sont tout à fait nécessaires à l’activité humaine. Donc les passions ne sont pas vicieuses par elles-mêmes, puisqu’elles ne transgressent pas toujours les lois de la raison. Cette perspective implique une dualité un peu bouleversante : la passion introduit même dans la citadelle de l’esprit l’erreur imputable aux sens. Comme le remarque Patrick Dandrey :
Le
thymόs, situé là même où la scolastique médiévale placera un jour la source despassiones animæ, constitue en somme la part de l’âme qui, tout en participant des lumières de la raison, tend vers les ténèbres de l’irrationnel par ses accointances avec le désir et en transmet à l’esprit souverain les pressions insistantes jusqu’à le contraindre à une vigilance trop souvent surprise et défaite. (...) La passion constitue une sorte d’écran de fumée (noire ?) que le corps interpose entre la lucidité de l’âme et la vérité. (...) elle exprime la fatalité de l’incarnation de l’âme qui se manifeste par l’impérialisme du désir, l’incertitude des sens, l’égarement de la sensation.Patrick Dandrey, Molière et la maladie imaginaire ou De la mélancolie hypocondriaque, Paris, Klincksieck, 1998, p. 408.
La réaction des stoïciens vise cette position aristotélicienne, par la réaffirmation de l’identité entre la vertu et la connaissance, de manière que la raison devienne, contre la division de l’âme, la faculté éthique et que, par conséquent, les passions soniet comprises tout simplement comme des jugements fauxFrench Moralists. The Theory of the Passions. 1585 to 1649, Oxford University Press, 1964, p. 10-11. Les Tusculanes : « toute passion est un mouvement de l’âme dépourvu de raison ou dédaignant la raison ou désobéissant à la raison, et (...) ce mouvement est produit par l’opinion qu’on a du bien et du mal »Les Stoïciens, éd. Pierre-Maxime Schuhl, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 302logos mauvais et intempérant, provenant d’un jugement défectueux et erroné qui a pris de la violence et de la force » ou « un mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature, ou tendance excessive »L’idée de volonté dans le stoïcisme, Paris, PUF, 1973, p. 81 sqq.alogos).
C’est un argument de plus pour combattre la position des péripatéticiens, qui étaient d’avis qu’il faut modérer les passions plutôt que de vouloir les extirper, car l’âme éprouve nécessairement des passions. Cicéron pense, au contraire, que la solution n’est pas du tout quantitative, mais essentiellement qualitative : « en effet, un mal, même modéré, est toujours un mal »Les Stoïciens, éd. cit., p. 302.
La seule solution envisageable afin de guérir les maladies de l’âme est de « montrer que les passions sont par elles-mêmes vicieuses et n’ont rien de naturel ni de nécessaire »Ibid., p. 352.Ibid., p. 1040.Ibid., p. 1055.
Partant d’une réflexion morale et d’un examen de conscience, les stoïciens aboutissent à un véritable art de vivre, signe que le côté théorique de la sagesse doit tout le temps s’accompagner du côté pratique ; « ce n’est pas en se rassasiant des choses désirées que l’on prépare sa liberté, c’est par la suppression des désirs »Ibid., p. 1060.Entretiens, Livre IV , De la liberté).
Les stoïciens postulent l’existence d’une partie maîtresse de l’âme, l’hégémonikon, qui joue le rôle de principe directeur et à laquelle se subordonnent les autres parties. En fait, il est notre moi véritable et le principe de la pensée (la pensée elle-même s’identifie au logos, à la fois raison et parole). Ainsi, Marc-Aurèle, dans ses Pensées, parle de l’intelligence, la chose qui est essentiellement nôtre, comme d’une « faculté directrice » dont il faut séparer « tout ce qui s’y est joint en conséquence des passions »Ibid., p. 1242Ibid., p. 1244.
Il va sans dire que l’homme qui vit en esclave de la passion, oubliant les lois de la raison, « se fuit lui-même, (...) qu’il n’est plus lui-même, qu’il est au sens propre hors de lui-même : la passion le met littéralement en état d’extase »op. cit., p. 84.
L’autre pôle de l’existence humaine, la vertu, reste aussi le seul but que l’on doive suivre, puisque « la sagesse est la santé de l’âme, et le manque de sagesse une sorte de mauvaise santé (insanitas) qui est folie (insania) et aussi démence »Les Tusculanes. Livre III, in Les Stoïciens, éd. citée, p. 297.
La force vitale et la souplesse du système philosophique stoïque, dues peut-être dans une certaine mesure au fait qu’il proposait un questionnement sur des problèmes éternels de l’être humain, se révèlent dans sa résistance aux réadaptations continuelles imposées par les siècles.
La fin du XVIe siècle est marquée, comme nous l’avons déjà dit, par la tentative d’offrir une variante du stoïcisme qui soit acceptable du point de vue chrétien. Les écarts les plus importants par rapport aux principes antiques du système sont, pour Juste Lipse, l’apathie stoïcienne, qui deviendra une certaine sagesse modératrice des passions, et l’orgueil stoïcien, fortement blâméop. cit., chap. I. Le Renouveau du stoïcisme au XVI e et au XVIIe siècle, III. À travers le XVIIe siècle. Le stoïcisme chrétien : attitudes diverses.
L’auteur du premier traité de morale écrit en une langue vernaculaire et qui contient une théorie des passions partiellement originale est Guillaume du Vair, avec De la Sainte Philosophie et La Philosophie morale des stoïques, tous les deux écrits avant 1600. Décrivant les sources du mal, il met l’accent sur le péché originel, mais il en fait consister les conséquences tout d’abord dans le jugement faux, ensuite dans la mauvaise volonté et dans les sens. La définition des passions qu’il donne dans La Philosophie morale des Stoïques est en concordance avec les théories de l’Antiquité : « Nous appelons Passions un mouvement violent de l’âme en sa partie sensitive, qu’elle fait ou pour suivre ce qui semble bon ou fuir ce qui lui semble mauvais. »De la Sainte Philosophie. Philosophie morale des stoïques , Paris, J. Vrin, 1945, p. 69. op. cit., p. 68.
Comme dans tout traité des passions, la tentation de la taxinomie se fait immédiatement ressentir ; du Vair garde la classification stoïcienne classique en plaisir, désir, haine (ou horreur), crainte, tout en ajoutant la fâcherie, qui se rapporte à un mal présent « en ce que nous sommes émus vers nous-mêmes ». De même, il essaie d’expliquer le fonctionnement des différentes espèces de passions, dont on retrouve quelques-unes dans la pièce de Gillet ; c’est le cas de l’honneur, de l’ambition, de l’amour charnel, de la jalousie ou de la colère. Les brèves définitions, plutôt des descriptions, proposées contiennent in nuce un développement possible d’intrigue ; par exemple, lorsqu’il parle de l’honneur, comprise de la même façon que Gillet, du Vair explique : « l’amour d’un faux honneur se convertit en un fol désir de vouloir être plus que le reste du monde et s’approprier la révérence et le service qui est dû au seul Dieu »Ibid., p. 24.op. cit., p. 34.
La caractérisation de la jalousie, qui sera reprise presque entièrement par Pierre Charron dans son traité De la sagesse, « c’est du fiel qui corrompt tout le miel de notre vie ; car elle se mêle ordinairement ès plus douces et plaisantes actions, lesquelles elle rend si aigres et si amères que rien plus : elle change l’amour en haine, le respect en dédain, l’assurance en défiance » Ibid., p. 86.Ibid., p. 36.
Le traité De la Sagesse de Pierre Charron, paru en 1601, apporte une définition et une classification très ressemblantes à celles de du Vair ; un élément nouveau serait le fait qu’il englobe dans la catégorie générale de l’amour trois espèces, l’ambition – amour de grandeur et d’honneur –, l’avarice – amour des biens – et l’amour charnel. L’ambition lui semble la passion la plus forte de toutes et d’autant plus dangereuse qu’elle a comme conséquence une sorte d’éloignement de soi-même : « c’est une vraye folie et vanité qu’ambition, car c’est courir et prendre la fumée au lieu de la lueur, l’ombre pour le corps, (...) renoncer volontairement à sa liberté, poursuyvre la passion des autres, se contraindre à déplaire à soy-mesme, pour plaire aux regardans, faire pendre ses affections aux yeux d’autruy »De la Sagesse, Fayard, 1986, p. 160.Triomphe des cinq passions ; tous les deux pensent agir par un mouvement intérieur qui les entraîne à prendre certaines décisions dont ils vont se repentir après s’être rendu compte de la vanité des choses qu’ils considéraient comme importantes.
Par ailleurs, l’Enchanteur est sur plusieurs points de vue en conformité avec le portrait du sage fait par Charron : « se reglant en toutes choses selon nature, c’est à dire la raison premiere et universelle loy et lumiere inspirée de Dieu »op. cit., p. 33.Ibid., p. 37.
Toy qu’un sage dessein amene dans ces lieux, Pour rompre le bandeau qui t’aveugle les yeux, Et pour quitter l’erreur, où la foiblesse humaine, Conduit ceux qu’elle esleve avec ceux qu’elle enchaisne, Viens achever d’apprendre à triompher du sort, Viens t’armer pour combattre et la vie et la mort, Et cognoistre dans peu, par mon pouvoir supresme, Et le monde et la terre, et le ciel, et toy-mesme. (v. 1-8). Ouy, tu verras dans peu par mes divins ressorts, Que tu suivois une ombre au lieu de suivre un corps (v. 49-50).
La même idée va revenir au début du second acte, lorsque l’Enchanteur fait le point sur le premier exemple de passion qui tyrannise Arthemidore : « le vray bien n’est que dedans l’estude: / Oüy, c’est en descouvrant mille secrets divers / Que l’on peut posseder tout ce vaste univers, / Et qu’approfondissant la nature des choses / On peut par les effets monter jusques aux causes » (v. 434-438). En fait, l’étude de la philosophie morale était par elle-même la voie de la vertu et cette confiance en l’efficacité d’une telle initiation par des exemples illustres s’explique premièrement par le lieu que la morale détenait dans la mentalité des gens du XVIIe siècle. Comme Anthony Levi le montre, "For the seventeenth century « la Morale » was not merely an abstract philosophical discipline. It was also a practical guide to good living."op. cit., p. 7 : « Pour le XVIIe siècle, « la Morale » n’était pas seulement une discipline philosophique abstraite. C’était aussi un guide pratique pour bien vivre. » (nous traduisons ).
Ce genre de confiance dont nous avons parlé peut même aller plus loin : puisque la vertu rend l’âme forte, on saura éprouver des passions qui ne soient pas nuisibles. C’est du moins l’opinion que Senault exprime : « si nous assujettissons les sens à l’empire de la raison, nous pouvons bien luy soûmettre nos Passions, et rendre nostre crainte et nostre esperance vertueuse »De l’Usage des passions, Fayard, 1987, p. 46.
Un débat intéressant s’ouvre sur la question de la plus violente passion ; Senault rejette l’avis d’Aristote, qui pensait que c’était la haine, et propose comme prototype des passions l’amour, toutes les autres n’en étant que des effets. Si l’amour, dans l’acception générale que lui donnait Charron, est réglé, alors tous les autres mouvements de l’âme vont le suivre. Les histoires qui illustrent les cinq passions de Gillet ont aussi comme ressort principal un certain type d’amour excessif, soit de gloire, soit l’amour-propre, espèce qui fera carrière dans les écrits moraux du XVIIe siècle, soit l’amour charnel suivi dans toutes ses excès et dérèglements.
Lorsqu’on parle des passions comme des « maladies de l’âme », on y voit plutôt le sens abstrait du syntagme, de mal ressenti non pas comme souffrance physique, mais spirituelle. Les passions illustrées par la pièce semblent soutenir cette perspective, avec une seule exception remarquable, l’histoire d’Antioque, personnage tragique qui vit au sens le plus concret du terme son amour, son « mal », comme il le nomme plusieurs fois, et pour qui la mort vient comme la suite naturelle d’une souffrance et physique et psychique qui n’a plus d’espoir de guérison. Cet exemple montre bien l’ambiguïté du syntagme « maladie de l’âme », qui à son tour témoigne d’une confusion plus ou moins voulue entre les deux niveaux, de la physis et de la psyché.
Dans l’une de ses deux livres où il analyse magistralement le concept de mélancolie et ses réflexes dans la littérature du XVIIe siècle, Patrick Dandrey met en évidence le fait que depuis l’Antiquité il existe « un discours dans lequel l’âme prend pour métaphore de ses maladies celles du corps, et en particulier celle par qui l’essence implique justement la plus forte interférence entre le déséquilibre psychique et le désordre humoral : la mélancolie »Molière et la maladie imaginaire ou De la mélancolie hypocondriaque, Paris, Klincksieck, 1998, p. 402.e siècle il existe un auteur qui a l’ambition d’offrir une approche à la fois médicale et morale des passions, Marin Cureau de la Chambre. Dans son traité Les Caractères des passions il affirme que chaque passion peut être associée avec un mouvement spécifique des esprits vitaux. Ainsi, les caractères des passions peuvent être des actions produites sous l’influence de la passion ou tout simplement des effets physiques ordinaires.
Dans l’histoire d’Antioque il y a une encore une autre subtilité, la superposition de la souffrance amoureuse et d’une maladie réelle, organique (le héros souffre à la suite d’une blessure, ce qui explique la présence du médecin et facilite l’entretien avec Stratonice, qui était venue voir s’il allait mieux). L’ambiguïté de la situation est augmentée par le fait qu’on peut supposer une interaction entre son mal d’amour et l’état maladif qui demande une cure médicale ; à la fin Antioque prend la décision de quitter la vie à cause de son amour malheureux, mais il ne meurt pas tout simplement d’amour, il rompt le bandage de sa blessure. Le faux mal (physique) qui servait de parure au mal véritable (spirituel) va servir ainsi de prétexte et de fatale guérison à celui-ci. C’est une situation symétrique à l’évolution interne de l’histoire, où l’amour charnel, vécu d’une manière intense, l’emporte à l’amour pur, qui ne s’intéresse pas à la satisfaction immédiate.
Si l’amour pur vit dans des projections idéales (dans notre cas, le rêve du héros, dans lequel le lieu de la rencontre amoureuse est un cadre idyllique par excellence), l’amour charnel, dont les manifestations effectives impliquaient une possible dérive pathologique, a absolument besoin de la présence concrète de l’être aimé, perceptible par les sens. L’amant est obsédé par l’image de l’être aimé, le moment où ses yeux l’ont rencontré pour la première fois est remémoré et invoqué afin de prouver l’innocence du sentiment :
Et pouvois-je sçavoir que mon pere l’aymoit, Quand je ne sçavois pas que mon cœur s’enflâmoit, Et que mes sens troublez et que mon ame esmeuë ; Me faisoient méconnoistre à sa premiere veuë ; Quand, dis-je, j’ignorois le mal que je sentois, Et quand j’oubliois tout jusqu’à ce que j’estois. (v. 921-926).
Comme le remarquait Patrick Dandrey, il y a toujours cette ambivalence dans la définition de la maladie d’amour, vue comme « la superposition d’une physiologie du besoin et d’une psychologie de l’image »Sganarelle et la médecine ou De la mélancolie érotique, Paris, Klincksieck, 1998, p. 509.
L’impression que donne un tel parcours, d’ailleurs un peu fastidieux, parmi des théories et des traités des passions appartenant à des époques si différentes et éloignées dans le temps, ne peut être autrement que fragmentaire. Mais c’est un risque que nous devons courir afin de donner une image tant soit peu fidèle d’une époque – la première moitié du XVIIe siècle – qui a connu plusieurs tentations idéologiques et qui, par conséquent, a été nécessairement partagée entre des esthétiques contraires. Exalter la volonté humaine ou accepter la faiblesse de l’âme ; croire à la possibilité intrinsèque de l’homme de découvrir la voie de la raison, donc de la sagesse, ou montrer la défaite de l’esprit en faveur des passions, cela dépasse l’enjeu d’une éthique à suivre, ayant des répercussions au niveau de la construction et du choix d’une esthétique. Les deux aspects nous paraissent indissociables.
« Héritier de la Renaissance, le XVIIe siècle est, en Europe, l’Age de l’Eloquence »L’Age de l’éloquence. Littérature et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 20.Literatura, res literaria, il renvoyait plutôt à la connaissance érudite des textes de l’Antiquité, vus comme la base de la sagesse et de tout savoir. L’expression littéraire n’avait pas de légitimité en soi, elle allait la chercher ailleurs, plus précisément dans le savoir qu’elle devait véhiculer.
À l’époque classique, la littérature, loin de se faire un titre de gloire de sa gratuité, ne pouvait pas exclure les considérations d’ordre moral et psychologique ; ayant très bien en vue son destinataire, tout texte visait en premier lieu à l’influencer. C’est le point où rhétorique et littérature s’approchent : l’une cherche à persuader l’auditoire, l’autre à l’instruire ; dans les deux cas, il s’agit d’un but commun, « provoquer un changement moral et psychologique »Rhétorique et littérature. Etudes de structures classiques, Paris, Didier, 1970, p. 15.Ibid., p. 10.
En effet, les XVIe et XVIIe siècles marquent l’assimilation progressive de Quintilien et de Cicéron, ce qui équivaut à une impulsion pour la pédagogie, le code de la conduite, mais aussi pour l’art de l’acteur et du dramaturge, la littérature ou la philosophie. Par la filière de Cicéron va se perpétuer aussi, comme le montre Jacques Morel, une certaine confusion entre ce qui ressortit à la rhétorique et ce qui ressortit à la poétiquee siècle », XVII e Siècle, n° 80-81, 1968, p. 89-105.
Le rapprochement dramaturgie, rhétorique, sur lequel nous allons fonder l’analyse du Triomphe des cinq passions, empruntant les notions de base de la rhétorique pour structurer la matière, est justifié aussi par le fait qu’une pièce de théâtre, par sa structure et sa finalité, est une forme de communication à plusieurs niveaux. Marc Fumaroli postulait une sorte de dépendance réciproque entre le développement de la rhétorique, ayant comme premier effet une distribution particulière du langage, et celui du théâtre :
Ce n’est point un hasard si la période 1630-1640 voit un tel essor du théâtre à la cour de France : miroir d’un art de vivre en société où l’art de parler est au cœur d’une rhétorique générale dont l’art d’écrire et l’art de peindre sont les principaux réflecteurs
Marc Fumaroli, .op. cit., p. 30.
Il faut corréler cette affirmation avec la remarque de René Bray sur cette même période ; c’est maintenant que la question de la moralité des œuvres littéraires va se poser avec insistance et la réponse définitive sera que la littérature doit toujours avoir une finalité moraleFormation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1945 (Ire édition 1927), p. 65-66.
La grande ambition des théoriciens de théâtre et des auteurs dramatiques est en effet de mettre à l’œuvre une rhétorique réinventée et adaptée aux exigences de la scène. Dans ce sens, nous devons avoir à l’esprit la spécificité du langage dramatique par rapport au langage de la conversation quotidienne. Il est vrai que le théâtre relève, comme les autres genres littéraires, du discours, mais la fonction du langage dramatique est double, puisque la communication elle-même est dédoublée : à un premier niveau, les personnages parlent pour les autres personnages (communication intra-scénique), mais, à un deuxième niveau, ils parlent pour les spectateurs (communication extra-scénique). C’est par rapport à ce phénomène de double énonciation que Pierre Larthomas affirme que « l’efficacité du langage dramatique est double : apparente, simulée dans ces rapports qui lient les personnages, réelle dans les rapports qui lient l’œuvre à son publicLe Langage dramatique. Sa nature, ses procédés, Paris, Armand Colin, 1972, p. 255.
Partant, l’art de persuader aura à son tour deux manières différentes d’application au théâtre ; d’une part il y aura, selon l’expression de Jacques MorelTriomphe des cinq passions expose devant ses interlocuteurs – et parfois devant soi-même – des arguments en faveur de son ambition démesurée).
La question des deux niveaux de réception du message, donc d’interaction, qui sous-tend la coexistence des deux types de rhétorique dont nous avons parlé est d’autant plus importante dans une pièce qui met en scène les spectateurs, par le procédé du théâtre dans le théâtre, telle Le Triomphe des cinq passions. Car le nombre des niveaux est augmenté par l’intervention, entre les personnages des pièces enchâssées et les spectateurs de la salle, des spectateurs-personnages, dont la présence fait signe pour l’auditoire de la pièce et qui reproduisent pendant la plupart du temps à une petite échelle la situation des récepteurs externes. Arthémidore est censé être influencé par les actions et les discours des « ombres vivantes », mais son expérience aussi a une signification pour l’auditoire qui doit être convaincu de la possibilité d’une telle initiation à la sagesse. Mais nous allons étudier plus loin ces phénomènes d’influence et de transgression des niveaux qui représentent l’un des enjeux les plus importants de la pièce.
Nous allons structurer l’étude dramaturgique de la pièce selon les trois parties essentielles de la rhétorique, la disposition, l’invention et l’élocution. Il est vrai que ce type de structuration est plus approprié à l’étude des tragédies, or la pièce dont nous nous occupons est une tragi-comédie, mais, comme on va le voir plus loin, elle se rattache plutôt à l’esthétique de la tragédie. La raison en est double, d’un côté, Le Triomphe des cinq passions est une tragi-comédie faite par l’enchâssement de plusieurs tragédies, de l’autre, la tragi-comédie même des années 1640 tend à suivre de plus en plus le modèle de la tragédie et à réduire son irrégularité. De même, ce n’est qu’après avoir opéré cette analyse que nous en mettrons en relation les résultats avec ceux qui relèvent de la lecture que l’on peut faire d’une autre perspective, celle de l’esthétique baroque.
Les règles de la disposition représentent pour une pièce de théâtre les cadres vides dans lesquels vont se mouler les éléments de l’invention, eux aussi respectant des schémas prédéterminés, et, en même temps, ceux de l’élocution, puisqu’au théâtre plus que dans les autres genres fictionnels le mot se fait forme, il est au service de celle-ciLogique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986, p. 173 sqq.
Ce qui différencie la création dramatique de la génération dite classique de celle du début du siècle ou, d’une manière même plus évidente, du siècle précédent, qui avait vu éclore la tragédie humaniste, c’est une remise en question des rapports entre action et rhétorique. L’expérience de la tragi-comédie, qui entassait des aventures sans le moindre souci de vraisemblance, s’avérera être propice, car son excès sera répudié au nom de la quête d’une logique des événements, mais sa leçon sera assimilée afin de contrecarrer le manque de mouvement dramatique de la tragédie du XVIe siècle. Le grand gain de l’époque classique est, selon l’opinion de Christian Delmas, « la subordination de la rhétorique à l’action dramatique, qui se voit désormais accorder la primauté : la rhétorique se limitera à donner forme aux situations et aux personnages »La Tragédie, Paris, Seuil, 1994, p. 127.
Nous allons analyser la façon dont l’action – ou plutôt les différentes actions présentes aux plusieurs niveaux du Triomphe des cinq passions – est structurée selon les grandes catégories que Jacques Scherer met en évidence pour toute pièce de théâtre classique.
Tenant compte du caractère particulier de la pièce de Gillet, on doit examiner la multiplication des moments-type de l’action en fonction du niveau où l’on se place. Ainsi, on a l’exposition générale de la pièce, qui a comme fonction d’établir le cadre constant et de présenter les personnages qui vont occuper la scène dès le début jusqu’à la fin, les expositions de chaque acte en tant que « représentation » (où les personnages-spectateurs entrent en scène), qui restent extérieures à l’action représentée, et, au niveau intérieur, équivalant au niveau diégétique du récit, l’exposition de chaque pièce enchâssée.
La première exposition, de la pièce tout entière, se fait d’une manière naturelle, par un dialogue entre l’Enchanteur et Arthémidore, qui permet la mise en situation, tout en donnant les informations nécessaires au spectateur pour la compréhension de ce qui va suivre. On y esquisse déjà la théorie des passions que la pièce va développer et on présente la technique magique sur laquelle se base la représentation : « Ouy, tu verras dans peu par mes divins ressorts, / Que tu suivois une ombre au lieu se suivre un corps : / Mais je voy bien qu’il faut t’instruire par l’exemple ; / C’est pourquoy sans parler suis moy dedans ce Temple, / Et loing de t’estonner de ce que tu verras, / Admire qui je suis, et ce que tu seras. » (v. 49-54).
Chaque acte commence d’ailleurs par une discussion entre l’Enchanteur et le néophyte, au cours de laquelle d’une part ils font le point sur l’exemple qu’ils viennent de voir, et d’autre part le magicien présente le sujet de la nouvelle représentation qui va suivre. C’est une parfaite illustration de la dimension pragmatique de l’œuvre littéraire, à deux niveaux : l’Enchanteur fait à l’intérieur de la pièce ce que l’auteur dramatique réalise, dans sa relation avec le lecteur/spectateur, grâce à ces « attaches » du texte que sont les avertissements ou les arguments de chaque acte, ou tout simplement par les parties explicatives comme ce genre de prologue. Ils veulent tous les deux s’assurer de la qualité de la réception du message par l’auditoire visé, qui est dirigé à faire une certaine démarche herméneutique et pas une autre. En fait, l’Enchanteur prête souvent sa voix à l’auteur qui n’a pas le droit à la parole dans un art de la mimésis intégrale comme le théâtre. Cela est d’autant plus évident dans la première scène du deuxième acte, où l’on expose une théorie de la supériorité absolue de la connaissance.
Les expositions des pièces enchâssées sont de deux types : soit des scènes entre le héros et son confident, le schéma le plus répandu dans les pièces de théâtre classiques, soit des monologues du héros qui présente sa situation malheureuse. Dans la première catégorie entrent les expositions des actes premier, deuxième et quatrième, dans la seconde, celles des actes troisième et cinquième. Elles se caractérisent toutes par un commencement in medias res – moins évident dans le cas du troisième acte, où le caractère de présentation est plus net – , placé du point de vue temporel après le moment qui a engendré la crise.
La scène 2 du premier acte s’ouvre par l’exclamation de Manlie, « Quoy ? donc il est certain ; ah funeste nouvelle ! / Ah pere miserable ! ah fortune cruelle ! » (v. 67-68), après avoir appris que son fils avait désobéi à l’ordre donné. Les détails sont présentés par un artifice, Manlie donne l’explication de son malheur à son confident, Arphace : « Tu sçais bien que mon fils vient d’enfraindre la loy » (v. 74) et celui-ci fait le récit des exploits du fils. La même chose vaut pour le deuxième acte, qui s’ouvre au milieu d’une conversation entre Pharasmane et son confident, Philoctate : « Puisque tu veux sçavoir d’où provient ma tristesse, / Et qu’il faut malgré moy te tenir promesse, / Voy si nous sommes seuls (...) » (v. 475-477). Elle sera continuée, de façon symétrique, par un récit de mise en situation, à la seule différence que Pharasmane ne répète pas de choses connues par Philoctate, mais le confident apprend en même temps que le spectateur, grâce à un récit rétrospectif, la cause de la situation présente. Schéma qui revient plus ou moins dans le quatrième acte, où la confidente va donner des conseils à l’héroïne, essayant de la dissuader : « Madame, triomphez de cette jalousie, / Estouffez ce boureau de vostre fantaisie, / Rendez-vous le repos qu’il vous avoit osté, / Et desillez vos yeux pour veoir la verité : » (v. 1285-1288). Un élément constant de toutes ces expositions est représenté par la dose d’implicite qu’elles véhiculent afin de compenser, pour le spectateur, l’absence de renseignements, sans sentir l’artifice d’une présentation complète des événements antérieurs, passés en dehors de la scène.
L’autre type d’exposition est un peu plus artificiel : le monologue du héros torturé par ses pensées, comme dans le cas d’Antioque, qui ne peut exprimer son malheur devant les autres: « Enfin je me voy seul et las de me contraindre, / Je puis en liberté souspirer et me plaindre : / Je puis m’entretenir avecque mes douleurs, / Et moderer mon feu par des ruisseaux de pleurs ; » (v. 875-878). Dans un long monologue, de soixante-treize vers, Antioque présente la situation tout entière, la relation entre les personnages, le moment du déclenchement de la crise, l’impossibilité d’une issue ; tout est déjà là, le seul point sur lequel le déroulement de l’acte va apporter des éclaircissements est le choix du héros entre la vie et la mort, dans les circonstances données dès le départ. Au dernier acte, le monologue de Bisathie vient en fait juste avant la capture de Calpurnie et contient non seulement un récit rétrospectif, mais aussi un autre à valeur projective.
En général, Gillet réussit à faire des expositions qui ne soient ni incomplètes ni trop longues, essayant de concilier ces deux principes contraires qui fondent ce qu’on appelle l’exposition parfaite.
Les cinq histoires de la pièce se caractérisent par l’existence d’une forte contrainte, d’abord psychologique, mais aussi extérieure ; l’idée d’obstacle, soit matériel soit spirituel revient avec insistance. L’obstacle peut être une volonté supérieure, celle de l’autorité, comme dans le cas du fils de Manlie qui ne respecte pas un ordre, quoiqu’il fasse une action qu’il considère comme juste. Mais dans la plupart des cas, l’obstacle est intérieur : la passion du héros qui fait son malheur – l’ambition de Radamiste, la jalousie de Martiane, la précipitation avec laquelle Bisathie change son amour en haine. Pour Antioque on pourrait dire que l’obstacle est double : si son amour n’a aucune chance d’être heureux c’est aussi à cause de l’existence de son père. Face à l’obstacle, les héros se livrent sans cesse à des délibérations qui constituent un certain type de raisonnement fort prisé par la dramaturgie classique, le dilemme, que nous allons analyser lorsque nous traiterons de l’invention.
À part les obstacles, les péripéties constituent un élément important du nœud ; ces événements imprévus et créateurs de surprise, entraînant des renversements, sont comme une compensation pour la nécessité du lieu théâtral unique. Christian Delmas voyait dans les péripéties « des retournements du "pour au contre" à l’intérieur d’une situation unique, à la façon des renversements dialectiques chers à la rhétorique »La Tragédie, Paris, Seuil, 1994, p. 138-139.
Sans présenter un nombre très grand de péripéties, l’évolution de l’intrigue de certaines des cinq pièces enchâssées repose sur de tels renversements de situation. Par exemple, au second acte, Pharasmane se prépare à convaincre Radamiste de lever le siège, mais celui-ci avait déjà obtenu, grâce à une trahison, la victoire. Le même Radamiste promet à son oncle de ne pas le tuer, mais à la fin il le fait étouffer, se prévalant d’un artifice de langage. Dans le troisième acte, c’est une sorte de quiproquo qui mène Antioque au suicide : il pense que l’intuition du médecin n’est qu’une feinte, alors que c’était quelque chose de réel, et que son père a tout appris sur son amour illégitime. Mais le quiproquo typique qui va engendrer le malheureux dénouement se retrouve dans l’histoire du quatrième acte : Emilie blesse mortellement sa propre femme cachée dans un bocage la prenant pour un cerf.
Comme nous l’avons déjà vu, Gillet ne déroule pas dans les cinq pièces enchâssées, le fil de l’intrigue depuis son origine, à la manière des auteurs de tragi-comédie du début du siècle, mais il se contente d’aborder l’action assez près du dénouement. Cela n’est pas étonnant, puisque la variété des actions de la même pièce ne lui aurait pas permis le contraire et que le surgissement rapide du moment de la crise répond au besoin de concentration.
« Le dénouement doit être, dans la dramaturgie classique, nécessaire, complet et rapide »La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. d. (1950), p. 128.
Ce manque, qui fait que le dénouement n’est pas vraiment déterminé par l’ensemble, est très frappant dans le deuxième acte : rien n’explique le changement soudain de Radamiste. Au contraire, son ambition démesurée aurait dû éclater à la fin, lorsqu’il est parvenu à régner, plutôt que de laisser place à des remords cuisants qui trouvent leur apaisement dans la mort. Rien dans le déroulement de l’acte n’en justifie le dénouement et les paroles de Radamiste : « Deschire les Lauriers qui couronnent ta teste, / Et monstre en te perçant de mille coups mortels, / Que le Ciel tost ou tard frappe les criminels, / Et que tousjours son bras armé pour la justice / Couronne la vertu comme il punit le vice. » (v. 836-840). Cette fin a une signification dans la logique symbolique de la pièce en ensemble, puisqu’il faut montrer que la punition du vice vient, sans exception, de l’intérieur et non pas d’une force externe à l’action. D’ailleurs, chaque acte évolue selon un schéma similaire, le héros en proie à la passion se repentit de ses actions après s’être analysé et avoir réussi à mieux se connaître, démarche dans laquelle on ressent trop l’artifice, le besoin de faire entrer la psychologie dans des cadres constants, prédéterminés.
De tous les dénouements intérieurs celui du troisième acte se soutient le mieux ; en effet, il est difficile d’envisager une autre solution pour Antioque que la mort, après avoir osé déclarer son amour coupable. Dans ce cas, Gillet a eu une bonne intuition en changeant la vérité historique, parce que le schéma moralisateur et celui qui découlerait de la logique interne de l’histoire représentée se superposent d’une manière heureuse. En même temps, ce dénouement est en accord avec les bienséances externes, celles qui concernent la relation objet-public, car un mariage entre Antioque et sa belle-mère serait inconcevable pour les spectateurs du XVIIe siècle.
Le dénouement de l’ensemble constitue le retour au point de départ, avec la seule différence qu’Arthémidore est entré dans un nouvel ordre, il a réalisé la première étape de son initiation. Outre la suggestion de symétrie qu’il apporte par cette structure circulaire, le dénouement met en scène l’auteur dramatique et, implicitement, l’acte de l’écriture. Ainsi, les quatre derniers vers de la réplique finale de l’Enchanteur sont : « Mais Adieu, souviens-toy de toutes ces merveilles, / Descris-en par tes vers les beautez sans pareilles, / Afin que nos neveux un jour en les lisant, / Y puissent rencontrer l’utile et le plaisant. » (v. 2002-2005). Comme le remarquait Marc Fumaroli pour L’Illusion comique, cela vise à la « reconnaissance du théâtre comme un art de la parole pleine, plus efficace encore que l’art oratoire puisqu’il peut se permettre de la contenir. »L’Illusion comique de Corneille », XVII e Siècle, n
Dans quelle mesure pouvons-nous poser le problème du respect de la règle des trois unités dans une pièce à caractère fragmentaire, telle que Le Triomphe des cinq passions ? Les cinq histoires sont très différentes et le lieu de l’action change d’un acte à l’autre, de manière que chaque pièce intérieure acquiert une individualité qui la rend suffisante à elle-même, tandis que le lien qui devrait être réalisé par le cadre général s’avère assez faible, à cause de la diversité des pièces enchâssées.
À l’intérieur de chaque pièce il y a respect absolu de la règle des trois unités ; l’action tourne autour d’un seul personnage central et les événements se passent surtout sur le plan psychologique. Tenant compte des dimensions réduites qu’a chacune des cinq représentations, l’unité de temps est respectée elle aussi, on parvient même à la situation idéale où il y a identité entre le temps diégétique (de l’histoire proprement dite) et le temps scénique (la projection du premier dans la représentation).
L’unité de lieu semble aussi bien respectée, quoique la scène soit à Athènes, à Rome, dans différentes autres villes d’Arménie, de Syrie, d’Italie ou de Gaule, le temple de l’Enchanteur a la tâche d’unifier cette multitude d’espaces, les contenant tous à la fois. La didascalie de la scène 2 du premier acte nous donne une idée sur le décor initial : « On tire la toille et l’on voit un temple et ses personnages qui suivent »; le pacte fictionnel permet d’accepter les changements multiples de décor. À l’intérieur de chaque acte, la scène est marginale à l’action, permettant un respect absolu du lieu unique ; dans la scène 3 du deuxième acte, Mitridate et sa femme, Parthenie, apparaissent en haut d’un des murs du château assiégé afin de parler à Pharasmane, artifice employé dans les tragi-comédie d’après 1640, pour ne pas opérer des changements de lieu.La tragi-comédie, Paris, PUF, 1981, Chapitre III.
Si l’on regarde la pièce dans son ensemble, démarche constamment induite au lecteur / spectateur par les retours à la situation initiale, la transgression des règles n’est plus qu’une illusion optique. Dans la mesure où l’on considère la pièce comme une seule plaidoirie de l’Enchanteur qui vise à réaliser la première étape d’une initiation (et, mutatis mutandis, une plaidoirie de l’auteur dramatique qui veut obtenir un certain effet sur ses spectateurs), il devient évident qu’elle a un lieu unique – le temple de l’Enchanteur –, un temps unique – celui de l’expérience initiatique d’Arthémidore – et une action unique – le processus même de cette transformation intérieure du personnage. Et la fin, qui met en jeu le statut même du dramaturge, vient accentuer cette centralité, située à un niveau supérieur, d’une pièce autrement très variée.
Si nous traitons des personnages (ou au moins d’un aspect du problème) à l’intérieur de la disposition c’est parce qu’il existe une certaine logique de construction des personnages en relation avec les schémas d’action dans lesquels ils s’insèrent. Dans cette perspective, il faut mettre en évidence l’existence d’une dialectique héros dynamiques – héros statiques et suivre comment les différents mécanismes actif / passif se combinent dans la pièce.
Le Triomphe des cinq passions n’abonde pas en héros dynamiques, surpris en action et qui suscitent l’admiration des spectateurs. Le fils de Manlie pourrait en être un, mais sa figure n’a pas assez de force et de vigueur pour se constituer en un véritable héros cornélien, comme Horace. Radamiste, quoique élément actif de la pièce, puisque c’est lui qui déclenche l’intrigue militaire et politique, ne satisfait pas à l’exigence morale, puisqu’il ne gagne pas la bataille – qui, de toute façon, était contre toute morale – par des moyens honnêtes. Calpurnie, un possible héros, n’apparaît sur la scène qu’après avoir été annihilé en tant que force qui agit et il ne fait que subir les actions des autres ; même sa démarche discursive reste inutile.
Par ailleurs, le héros statique est assez bien représenté, la diminution considérable de l’action étant compensée par une propension de la dimension verbale. Tout d’abord, les personnages se confrontent par les discours, ils s’analysent tout en se construisant une identité de paroles et c’est toujours par le discours qu’ils expriment leur malheur, dans des formes d’« amor fati » qui atteignent le climax dans le cas d’Antioque. La manière dont les héros se construisent par le discours est peut-être l’aspect le plus intéressant de la pièce et il fera l’objet de la partie suivante, réservée à l’invention.
Il est évident que la disposition rhétorique, fondant l’action de la pièce, a des implications immédiates sur l’invention du sujet, qui trouve un point d’appui important dans les techniques générales du développement oratoire. La réduction au minimum des événements représentés a comme réflexe une amplification nécessaire au niveau du discours qui sera inspirée justement par les modalités classiques de la rhétorique. Comme le remarquait Thomas Pavel,
la tragédie régulière concourt ainsi à peindre l’image anti-historique d’un monde idéal dont l’énergie brute est exclue, étant exorcisée par la force de la parole. La pudeur devant l’action s’accompagne d’une insatiable envie d’énonciation
Thomas Pavel, .L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Gallimard, 1996, p. 185.
Cette loi de la compensation est d’autant plus fonctionnelle dans une pièce à caractère moralisateur comme Le Triomphe des cinq passions ; non seulement l’Enchanteur se livre à des discours avec une finalité pédagogique prononcée, le même rôle est dévolu tour à tour, à l’intérieur des pièces enchâssées, à plusieurs personnages ( soit ceux qui se heurtent aux héros dominés par une passion, soit, à la fin de chaque acte, ces héros mêmes, lorsqu’ils se rendent compte de leur égarement.)
La question de l’autorité demeure essentielle dans Le Triomphe des cinq pasions, puisqu’il s’agit d’une pièce qui met en scène le processus même de l’initiation. Le néophyte doit premièrement être persuadé, d’une manière directe, par les discours que l’Enchanteur tient devant lui, aussi bien qu’indirecte, par les discours que les personnages des cinq représentations tiennent les uns devant les autres. Dans cette perspective, les types de discours employés se révèlent très significatifs ; qu’on les analyse au niveau de la macrostructure ou de la microstructure, ils s’inscrivent d’une manière plus ou moins évidente dans les modèles offerts par les trois genres rhétoriques. Car au XVIIe siècle les règles de la rhétorique fonctionnent tout aussi bien pour les œuvres littéraires que pour l’éloquence proprement dite. Le choix même des sujets de l’histoire antique est conforme aux principes énoncés par Aristote dans sa Rhétorique par rapport aux exemples qu’il faut employer :
Ainsi les arguments (...) sont plus utiles à l’objet de la délibération quand on les emprunte aux faits historiques ; car les faits futurs ont, le plus souvent, leurs analogues dans le passé
Aristote, (Livre II, 1394 a).Rhétorique, éd. Michel Meyer, Paris, « Le Livre de poche », 1991, p. 253.
En fait, la pièce tout entière repose sur le topos le plus souvent, l’avenir ressemble au passé qui fonde l’exemple historiqueL’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Editions Universitaires, 1992, Première partie, chapitre 5.
L’ensemble des cinq pièces internes a comme but d’instruire, donc de persuader Arthémidore d’adopter un certain modèle de conduite, conforme à la conception stoïcienne de l’être. Leur enjeu est constitué par la décision à prendre sur l’avenir, essayant dans ce sens de conseiller ou de dissuader une action future. Cela nous permet d’affirmer que les pièces internes relèvent du genre délibératif et, élargissant la perspective même davantage, il faut remarquer que la pièce entière appartient à ce genre rhétorique, justement parce qu’elle induit l’identification du spectateur avec le personnage d’Arthémidore, suggérant le principe de l’identité entre le passé et l’avenir.
Cependant, la démarche de la pièce dans son ensemble ne se réalise pas, au niveau de la microstructure, exclusivement par des tranches de discours délibératif ; c’est plutôt une articulation des trois genres, le judiciaire, le délibératif et le démonstratif, qui a aussi comme conséquence une interférence de ceux-ci. Ainsi, la tentative de persuader les héros – quel qu’il soit le niveau auquel ils se trouvent (dans la pièce-cadre ou à l’intérieur des histoires représentées) – à adopter une certaine attitude se fait tout en mettant en scène des plaidoyers qui à leur tour comprennent l’éloge ou le blâme, caractéristiques du discours démonstratif.
Au niveau le plus grand de généralité, les histoires de la pièce peuvent être vues comme des plaidoyers dont le vrai juge est le spectateur – tout d’abord le spectateur interne, Arthémidore, et après, le spectateur externe. Le fait n’est pas dépourvu de signification qu’il y a plusieurs scènes qui emploient la structure du procès, pas nécessairement à trois termes – les deux personnages qui plaident chacun sa cause et le troisième qui en est le juge. Le juge peut manquer, essentielle reste la présence des personnages qui accusent et se disculpent tour à tour, faisant se heurter sur la scène des conceptions différentes, des univers axiologiques divergents. En fait, on met en scène des confrontations plutôt entre des maximes concernant la conduite qu’entre des êtres en chair et en os, ce qui correspond à un genre de « conception enthymémique de l’action humaine »op. cit., p. 192.
Le cas ayant le maximum de potentiel dramatique reste celui du héros qui subit le choc des enthymèmes, étant mis en situation d’accepter des valeurs qui orientent d’une manière opposée sa conduite. Le fils de Manlie en est l’exemple parfait : il ne peut ne pas combattre, parce que cela aurait signifié être considéré comme lâche, mais il ne peut accuser son père non plus d’avoir décidé sa mort, puisqu’il n’avait pas respecté un ordre. Lorsqu’il vient devant son père, il fixe très bien les rôles à l’intérieur de cet affrontement : « Traittez moy comme juge et ne m’espargnez point, / Oubliez qui je suis, et non pas qui vous estes » (v. 142-143). Toute la scène pivote sur cette partition de rôles, qui est soit acceptée, soit reniée ; les personnages construisent leur discours (ou se construisent par le discours) à partir de cette prémisse. La fréquence des mots comme « maxime », « loi », reflet au niveau du langage du mode rhétorique employé, accentue le caractère abstrait de ce combat entre des conceptions et seulement après entre des personnages.
Le discours du fils essaie de se légitimer par l’emploi de maximes qui renvoient à un discours antérieur implicité, celui du père : « Et j’ayme beaucoup mieux qu’on me donne le blasme / D’avoir desobey pour avoir trop de cœur, / Que d’estre obeissant au despens de l’honneur ; / La naissance m’aprit cette belle maxime, / Le sang me l’a depuis fait croire legitime, » (v. 204-208), « Aussi vous me disiez pour me faire suivre, / Que qui vit sans honneur est indigne de vivre, / Qu’il faut quitter pour luy parens, amis et Rois, / Et que c’est une loy qui fait les autres loix, / Ce sont vos mesmes mots, et je vous les repette » (v. 215-219). La scène de la confrontation est intéressante aussi pour un autre aspect des stratégies argumentatives : Manlie et son fils jugent le même acte, ils opèrent avec les mêmes notions, voire avec les mêmes mots ; la seule différence, essentielle, est constituée par la manière dont ceux-ci orientent leur discours. Nous devons à ce point invoquer la notion de topos dans l’acception que lui donne Oswald Ducrot de principe argumentatif qui permet un certain type d’enchaînement. Analysant le mot courageux, il écrit :
On ne sait pas (...) ce qu’il faut entendre par
courage, mais on sait qu’il faut être courageux. Ce qui revient à dire que le mot ne renvoie pas à un concept, mais à untopos, qui est, dans ce cas particulier, un principe d’évaluation des actions humaines. Appelercourageuseune conduite, c’est donner un argument pour l’approuver.Oswald Ducrot, « Pour une description non-véritative du langage », in Linguistics in the Morning Calm, 3, Hanshin Publishing Company, Seoul, 1995, p. 52.
Le fils se sert de ce principe accepté par la communauté afin de légitimer son action, toutes les sentences qu’il emploie vont dans cette direction : « qui sait vaincre autruy ne peut estre vaincu ; » (v. 178), « un grand cœur ne souffre point d’affront, / Car si nous nous perdons pour l’honneur des Provinces, / Devons nous moins à nous qu’au salut de nos Princes ? / Qui meurt bien pour autruy peut bien mourir pour soy, / Et se servir soy-mesme est la premiere loy » (v. 226-230). À la différence de son fils, Manlie ne fonde pas son jugement sur le topos plus on est courageux, mieux l’on est, il se prévaut du principe de l’autorité et de la responsabilité, déplorant le courage de son fils : « Et me fait regretter le voyant, mal-heureux, / D’avoir fait naistre un fils qui fust trop genereux, » (v. 249-250), « Je voudrois qu’il fust lasche afin d’avoir la gloire, / D’emporter sur mon sang une entiere victoire » (v. 255-256). Ce défaut de concordance entre les deux codes mène à la catastrophe ; on ne peut pas convaincre un juge de son innocence s’il ne partage pas le même système de valeurs. En fait, c’est la position du dramaturge par rapport aux récepteurs de son œuvre : il ne peut pas les influencer s’ils ne partagent pas un ensemble de croyances et de normes.
Il est intéressant de voir comment cette confrontation est mise en perspective par deux points de vue extérieurs qui ont le rôle d’apporter une image complémentaire à celle du procès proprement dit. Il s’agit des deux récits élogieux pour le fils de Manlie, distribués d’une manière symétrique : avant la confrontation de celui-ci avec son père, et après sa mort. Dans le premier, Arphace présente les exploits du fils et essaie, en vain, de justifier son acte : « L’ennemy le sçachant raprocha nos murailles, / Où vostre fils fust pris pour le Dieu des batailles, / Car faisant beaucoup plus que vous n’avez permis / Il sortit, et chargea si fort les ennemis / Qu’avec le peu de gens qui partagent sa gloire / Il rentra triomphant suivy de la victoire. » (v. 87-92). Dans le second, c’est le messager, Ipsicrate, qui raconte l’exécution du fils, récit funèbre ayant la fonction d’innocenter la victime, quoique sa mise à mort soit considéré par l’opinion publique comme un acte de justice : « Le Senat est contant, le peuple satisfait, / Car ayant par honneur fait couronner sa teste, / Que pour estre tranchée il tenoit toute preste, / Estant au pied des murs un fer en un moment / A fait cheoir ce beau corps dedans le monument. » (v. 416-420). Outre le rôle d’exposer les choses pour les faire connaître, ces exemples de discours démonstratif ont une fonction essentielle : de rappeler une valeur commune au locuteur – le personnage qui tient le discours – et à son auditoire, réalisant une adhésion plus forte de celui-ci au discours.
Le deuxième acte a comme enjeu toujours le courage, en corrélation avec le désir de régner. Radamiste parle lui aussi de courage, qu’il tient pour argument de ses actions : « Un homme genereux ne reçoit point d’effroy, / Et se rit des dangers quand il peut estre Roy, » (v. 653-654), tandis que Pharasmane (et en même temps le dramaturge) considère sa volonté de vaincre un trône par n’importe quels moyens comme une preuve de lâcheté. Dans son argumentation, Radamiste emploie, par un anachronisme fréquent dans le théâtre français de l’époque, un mot-clé du XVIIe siècle, « généreux », mais il lui donne une signification tout à fait opposée à la signification généralement acceptée. Pour lui, la générosité est plutôt une sorte de témérité, la force de surmonter tout obstacle qui peut l’empêcher d’atteindre son but ; or cela implique, dans son cas, la soumission aux passions, tandis que la vertu de la générosité consiste dans la maîtrise absolue des forces irrationnelles. Cet exemple montre la façon dont les notions sont véhiculées à l’intérieur d’une certaine stratégie discursive ; l’important, c’est de présenter sa position comme légitime, ce qui compte, c’est que le type d’argument apporté entre dans une cohérence interne du discours.
Les pièces vivent du souci constant qu’ont les héros de justifier une action ou une décision, car « les personnages tragiques n’en demeurent pas moins des êtres en procès dans leurs rapports avec autrui et avec eux-mêmes, ce qui perpétue la prééminence de la rhétorique au niveau de l’écriture. »op. cit., p. 168.
L’illustration la plus saisissante de l’hésitation du héros entre plusieurs voies à suivre, équivalentes aux décisions à prendre, est le drame que vit Antioque. Son monologue de la scène 2 du troisième acte montre comment le moi du héros se divise en plusieurs entités abstraites, correspondant aux différentes attitudes qui se présentent à lui. D’ailleurs, tout au long de la pièce, le théâtre de la scène – fait des confrontations entre les personnages – a comme pendant le théâtre intérieur de chacun d’entre eux, à un degré maximal d’abstraction, puisqu’il s’agit là de choisir entre des passions et des vices, comme s’ils peuplaient l’univers intérieur des êtres.
Le monologue d’Antioque constitue le meilleur exemple de la mise en scène du moi ; c’est comme si le héros s’éloignait de sa propre image qu’il contemplerait de l’extérieur, essayant de s’analyser de la manière la plus objective possible : « Malheureux Antioque, helas ! pourquoy vis-tu / Ce modelle parfaict de grace et de vertu, / La belle Stratonice à qui tout est possible, / Ou bien en la voyant pourquoy fus-tu sensible ? / Que ne resistois-tu comme tu le pouvois, ? / Que ne l’oubliois-tu puisque tu le devois ?” (v. 885-890). À cette voix de la vertu et de la raison s’oppose une autre : « Non, tu ne pouvois pas songer à te deffendre / La beauté te pressoit, la vertu te fit rendre » (v. 899-900), à laquelle répond une sorte d’écho : « Oüy, tu pouvois la voir et n’en rien esperer, / Tu pouvois la servir, tu pouvois l’adorer, » (v. 905-906), « Bref, tu pouvois songer à son affection, / Mais non pas aspirer à sa possession : / Car elle est à ton pere, et quoy qu’elle soit belle, / L’honneur te deffendoit de souspirer pour elle » (v. 909-912). Pour que la fin apporte une sorte de lucidité qui, paradoxalement, se fonde sur la logique de la passion, dénonçant la capacité d’analyse comme incompatible avec le sentiment vécu : « Mais ô Dieux ! je n’abuse, et ce raisonnement / Ne pouvoit pas partir de l’esprit d’un Amant »(v. 917-918). À partir de ces prémisses il s’en suit des injonctions contraires concernant la conduite à adopter : « Ne nous plaignons donc point, aimons, ah Dieux ! que dis-je ? / Quoy, violer les loix où le devoir m’oblige ? / Quoy, vivre sans honneur ? non, ne le faisons point, / Toutefois Stratonice est belle au dernier poinct » (v. 935-938), la structure même du vers accentuant l’indécision du héros. La délibération d’Antioque repose sur un raisonnement du type dilemme, où chaque branche de l’alternative (s’abstenir à aimer Stratonice/se livrer à la passion) aboutit à une conclusion identique, ce qui entraîne la déchirure du héros, mis dans la situation de n’avoir pas vraiment le choix.
Pour lui, continuer de cacher son amour équivaut à mourir, mais l’avouer et être condamné par Stratonice engendre la même conséquence. Antioque avait en principe la possibilité d’échapper à sa passion ; il aurait pu, par exemple, s’imposer l’absence de la cour de son père, mais ce palliatif n’est qu’une illusion. En vérité, il n’a pas d’autre solution : soit il vit son amour et pour cela l’aveu est inévitable, soit il renonce à une vie sans amour, mais pour avoir cette dernière certitude, il doit toujours ouvrir son âme devant la femme aimée.
Cette propension au genre délibératif à l’intérieur du monologue est considérée par Marc Fumaroli comme une caractéristique profonde du théâtre classique français ; en fait, le monologue d’Antioque consiste dans l’évocation de ses différentes « personae » possibles, dont il devra en choisir uneRevue d’histoire du théâtre, XXIV, 1972, p. 223-250.
Le moment déterminant pour le parcours d’Antioque reste l’aveu, fait d’une manière détournée, qui déploie une rhétorique particulièrement intéressante du discours double. L’aveu commence en fait par le récit d’un rêve et, quoique cela ne soit qu’une ruse du héros, il laisse s’insinuer une certaine ambiguïté dans la perception de la réalité (surtout lorsqu’il s’agit d’une réalité de l’âme, essentiellement subjective). Racontant comment, dans le rêve, il avait vu une belle fille dont il était tombé amoureux, Antioque glisse peu à peu, mais pas d’une manière trop engageante, dans le plan réel : « le souvenir de ces divins appas, / Fait que je la crois voir, mesme en ne la voyant pas, / Ouy, Madame, je crois parler à cette belle, / Je pense l’adorer, je pense estre aupres d’elle » (v. 1027-1030). Si le portrait de la fille joue sur sa ressemblance avec Stratonice, à la fin la sphère du rêve vient envahir celle de la réalité palpable (ou peut-être l’inverse), suggérant ainsi l’identité : « Elle estoit en un mot de mesme que vous estes, / Et quand je l’adoray je crus que c’estoit vous ; / Mais Dieux, que je receus de pitoyables coups, / Alors que je songé pour comble de misere, / Qu’un fils ne pouvoit pas aimer sa belle mere » (v. 1062-1066). Même à ce point, Antioque continue son discours sur le plan du « comme si » et l’échange de répliques entre lui et Stratonice reste pour quelque temps à ce niveau de possibilité avant qu’il ne révèle définitivement la vérité : « Je suis ce malheureux ou plutost ce coupable. » (v. 1081). Bien qu’à l’aveu il suive une nouvelle dénégation : « demeurez, il n’est pas veritable ! / Non, non, ce n’est qu’un songe (...) » (v. 1082-1083).
Le récit d’Antioque illustre une forme de discours double, à l’intérieur duquel on assiste à une complication de la communication, d’ailleurs la relativité de la perception est accrue par la fréquence des verbes d’opinion (croire, penser) ; l’aveu proprement dit constituera l’épuisement de ces figures doubles. L’idée de faire un aveu par le biais du récit d’un rêve est très originale dans le théâtre du XVIIe siècle, qui privilégiait surtout le rêve prémonitoire, à valeur de vision funesteRevue des Sciences Humaines, nº 211, 1988, p. 213-235.
Le dilemme comme type de raisonnement marque l’évolution de deux autres personnages de la pièce, Manlie et Pharasmane. Celui-là a à choisir entre ce qui lui dicte le devoir de citoyen et ce qu’il voudrait faire en tant que père ; sa réplique, « Mais Dieux, de quel combat mon cœur est assailly » (v. 122) est typique du héros tragique mis en face d’une délibération. Il prend la décision d’envoyer son fils à la mort, mais, en même temps, il se révolte contre les dures lois de l’honneur qui lui ont imposé ce sacrifice : « Ah ! Dieux que de douleur je sens à me contraindre ! / Va-t’en, maudit honneur, je ne sçaurois plus feindre, / Tu m’as faict trop souffrir, non, non, je veux parler » (v. 401-403).
Le choix de Pharasmane est inverse, il ignore des préceptes moraux afin d’aider son fils à conquérir un royaume. Mais il chancelle lorsque son frère essaie de le convaincre d’arrêter la guerre et de lever le siège, dans la scène 3 de l’acte II. L’argument présenté par les deux parties est toujours celui du « sang », des liens de parenté ; Pharasmane justifie ainsi sa faiblesse (« Lors le sang m’obligeant à ne m’en point deffaire, / Je sortis de l’orage en y poussant mon frere », v. 511-512), Mitridate et Parthenie, à leur tour, invoquent « ce mesme sang dont vous voulez la perte » (v. 583) pour le persuader d’adopter l’attitude contraire : « Escoutez donc l’amour qui par ces belles larmes / Vous commande aujourd’huy de mettre bas les armes » (v. 551-552).
Les scènes des remords par lesquelles finissent sans exception les pièces intérieures ont un rôle déterminant pour la signification de l’ensemble. Elles ont toutes le même développement, un changement subit se produit dans l’esprit du personnage, parfois sans aucune motivation psychologique qui le soutienne ; il blâme sa passion, qui acquiert ainsi une sorte d’individualité concrétisante, presque à la manière des allégories médiévales qui faisaient incarner les notions abstraites. Un autre motif qui revient dans les discours des personnages qui se repentent d’avoir été trop faibles devant la passion est l’accusation du destin qui a pu causer cet égarement : « O rigueur du destin captive imperieuse ! / Qui des Roys et des Dieux te rends victorieuse, / Jamais rien ne te touche, et tu ne voudrois pas / Une fois seulement retourner sur tes pas : » (v. 1944-1947) s’exclame Bisathie après avoir vu qu’elle ne pouvait plus rien faire pour changer une décision prise trop à la hâte. Ainsi, les héros, tout en reconnaissant leur faute, donnent une justification transcendantale, plus ou moins valable, à leurs actes ; il reste toujours cette sorte de soupape qui leur permet de n’être pas complètement coupables aux yeux de l’auditoire. De même, ce type de discours correspond à la stratégie argumentative typique du genre démonstratif qu’est l’amplification ; les héros projettent leur drame intérieur à des dimensions qui dépassent leur humble condition, en fait, ils sont des types qui agissent et existent afin d’illustrer un modèle général.
Les dialogues de l’Enchanteur et d’Arthémidore après chaque représentation d’une passion ne sont que des reprises, à la manière des variations musicales sur un thème, de ces remords, faites de la perspective de celui qui peut encore agir sur soi-même. Ce qui se répète comme un leitmotiv dans les interventions du néophyte pour lequel les pièces intérieures sont jouées, c’est la confirmation du fait que leur leçon a été bien assimilée, signe du degré maximal d’adhésion : « Ouy, je reconnois bien que cette ambition / Ne nous peut apporter que de l’affliction, / Que nous nous abusons d’y fonder nostre attente, (...) » (v. 841-843) ou « Je connois maintenant la force de ces flâmes, / Qu’un indiscret amour allume dans nos ames, / Je sais qu’il est aisé d’en triompher d’abord, » (v. 1257-1259) ou bien « Ouy, tirant profit de ces enchantemens / Je commence à quitter mes premiers sentimens, / Je commence à veoir clair au travers des tenebres, (...) » (v. 1595-1597).
Les analyses que nous avons faites montrent le fait que les conflits de la pièce existent presque exclusivement par le verbe ; l’affrontement entre les personnages demeure en premier lieu au niveau des paroles, d’où la structure de débat qu’ont les scènes, la présence constante du confident – rôle créé pour donner occasion au déploiement verbal – et les nombreux monologues, prétexte de mise en scène du moi dédoublé. Nous allons continuer notre analyse rhétorique en changeant de point de vue, c’est-à-dire en nous concentrant sur l’effet du discours sur son auditoire et, implicitement, sur les différentes façons d’identification mises à l’œuvre par le texte.
Il y a trois types de preuves qui constituent l’argumentation chez Aristote, la preuve éthique, relative à l’image que l’orateur doit donner de lui même afin de disposer favorablement l’auditoire, la preuve pathétique, qui concerne les passions mobilisées chez l’auditoire pour obtenir son adhésion, et enfin, la preuve logique, qui relève de l’ordre propre du discours. Ces trois preuves correspondent, pour Cicéron, aux trois devoirs de l’orateur, plaire, émouvoir, respectivement démontrer.
La preuve éthique, désignant l’image morale de l’orateur et l’effet de cette image sur l’auditoire, présente une grande importance pour tout discours persuasif : « Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général (...) »Rhétorique, éd. Michel Meyer, Le Livre de poche, 1991, p. 83. Rhétorique ; Quintilien lui aussi va accentuer la nécessité que l’orateur soit un homme de bien qui cultive sa vertu. Si l’on analyse la situation de discours dans le cadre du Triomphe des cinq passions, on se rend compte que l’ethos est la condition essentielle du processus de persuasion. Premièrement, Arthémidore va chez l’Enchanteur le reconnaissant comme une sorte d’instance suprême qui peut lui donner le salut, puis il se laisse convaincre surtout pas l’autorité morale que celui-ci présentait. Cependant les mœurs ne se manifestent pas d’une manière explicite, mais à un niveau implicite du discours, c’est plutôt une technique du discours et non un auto-portrait de l’orateur, parce que – et cela se confirme à tous les niveaux de la pièce – le discours a la force de l’acte, il agit sur l’auditoire par sa force signifiante.
L’ethos s’articule nécessairement au pathos, la représentation de la vertu est réalisée en vue d’induire certaines émotions chez l’auditoire, ce qui constitue la seconde preuve rhétorique subjective. Cette mobilisation des passions de l’auditoire se réalise principalement par une représentation de comportements ou actions qui pourraient déclencher la passion souhaitée chez le récepteur. Ce n’est qu’en connaissant la typologie des passions oratoires, très bien illustrées par l’Enchanteur dans sa démarche initiatique, et des caractères, que l’on peut bien persuader, parce que c’est par le biais de cette connaissance que l’on parvient à définir une doxa, nécessairement commune à l’orateur et à son auditoire.
Cette norme se trouve à la base de la codification littéraire des passions et des caractères, entreprise par Aristote dans le Livre II de sa Rhétorique et qui est l’un des fondements de la littérature classique. Là il définit la passion comme « ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir » op. cit., p. 183.
Les personnages du Triomphe des cinq passions s’inscrivent dans cette convention psychologique instituée, leur comportement semble être une sorte d’invariant répondant à des exigences de typologie qui dépassent le niveau strictement individuel. Par exemple, Aristote consacre un chapitre entier à la colère, où il en définit la manifestation ; le personnage de Bisathie correspond très bien au modèle psychologique qu’il y ébauche. Tout d’abord, il met en relation cette passion avec le plaisir que donne l’espoir de se venger d’une marque de mépris (dans le premier livre de la Rhétorique la vengeance était énumérée parmi les choses agréables). Puis il essaie de passer en revue d’une manière exhaustive toutes les situations des individus susceptibles de vivre cette passion : « les malheureux, les amoureux, (...), et généralement tous ceux qui éprouvent un désir passionné sans pouvoir le satisfaire, sont enclins à la colère et à l’emportement. »Ibid., p. 188.
Au XVIIe siècle l’ouvrage de poétique qui traite le plus des passions qu’une pièce de théâtre doit représenter est La Poétique de La Mesnardière, paru en 1639. Il avance l’idée que les passions provoquées par la tragédie constituent la partie la plus importante du poème, car les tragédies les plus pathétiques sont aussi les plus agréables. L’accent y est mis sur le processus de communication des passions du dramaturge à ses récepteurs ; l’idéal serait que le poète éprouvât les passions qu’il veut inspirer :
les Passions violentes et naïfvement exprimées passent d’une ame dans l’autre (...) Le poète se les figure avec tant de réalité durant la composition, qu’il ressent le Jalousie, l’Amour, la Haine et la Vengeance avec toutes leurs émotions, tandis qu’il en fait le tableau.
La Mesnardière, La Poëtique, Paris, Antoine de Sommaville, 1640, p. 73.
Ce n’est que grâce à ces représentations que l’on aboutit aux passions considérées comme théâtrales par excellence, la crainte et la pitié, dont nous allons parler plus loin.
Enfin, la dernière preuve rhétorique, la preuve logique, procède du discours démonstratif même ; elle suppose l’existence d’une capacité persuasive intrinsèque au langage, repérable au niveau de l’enchaînement argumentatif. C’est ce qui concerne les nombreux enthymèmes et raisonnements en quoi, comme nous l’avons montré, la pièce abonde.
En conclusion, l’argumentation apparaît comme une opération complexe, qui trouve son efficacité dans la manière dont elle réussit à harmoniser les composantes logique, idéologique et psychologique du discours et, en plus, à y ajouter une composante esthétique grâce à laquelle la conviction se transforme en adhésion.L’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Editions Universitaires, 1992, Première Partie, chapitre 5.doxa des spectateurs de l’époque, sans laquelle la persuasion échoue), tandis que la composante psychologique a un domaine plus restreint d’application, visant l’acceptabilité effective par l’auditeur particulier, le spectateur particulier qui est Arthémidore. La liaison serrée entre ces deux composantes est un argument de plus pour voir dans ce personnage le prototype même du récepteur, une sorte de spectateur abstrait dont les réactions sont à souhaiter de la part du spectateur concret aussi, qui est invité, par ce mouvement, à l’identification d’attitude et de comportement.
À l’intérieur d’une littérature tellement préoccupée par la soumission à un code et l’adéquation à des conventions généralement acceptées, il n’est pas étonnant que les héros entrent dans une typologie stable des rôles dramatiques. Leurs caractères et relations sont précodifiés ; Aristote reste à ce sujet aussi l’autorité qu’il faut suivre, ses descriptions de mœurs dans la Rhétorique esquissant les paradigmes peuplés par les héros de toute pièce de théâtre du XVIIe siècle.
Le Triomphe des cinq passions n’en fait pas exception et une analyse des modalités de construction des personnages en parallèle avec les préceptes aristotéliciens concernant les mœurs le révèle d’une manière péremptoire. Considérées par La Mesnardière comme « le Principe du bonheur ou de l’infortune », « le terme général d’où partent nos actions »op. cit., p. 113.
Aristote accentue tout d’abord l’âge ; la caractérisation qu’il donne de la jeunesse est particulièrement intéressante pour notre analyse, parce qu’on y retrouve des schémas d’action et des ressorts psychologiques propres aux héros de chacune des cinq pièces illustratives. « Sous le rapport des mœurs, les jeunes gens sont susceptibles de désirs ardents et capables d’accomplir ce qui fait l’objet de ces désirs. En fait de désirs corporels, ils sont surtout portés à écouter celui qui se rattache aux plaisirs de l’amour et ne peuvent le maîtriser. »op. cit., p. 233.Ibid., p. 233.Ibid., p. 233.Ibid., p. 235.
Quant aux hommes dans la force de l’âge, ils se caractérisent, à la différence des jeunes, par la tempérance ; c’est au nom de cette tempérance qu’agissent Manlie ou Pharasmane, mais à la fin elle n’apparaît pas comme une vertu, la suggestion la plus inquiétante de la pièce étant peut-être le fait que, même lorsque l’on essaie de ne pas tomber en proie à la faiblesse ou à la vanité, on peut agir, d’une manière plus ou moins consciente, en esclave des forces irrationnelles qui nous guettent.
C’est toujours La Mesnardière va développer une théorie des effets de la passion sur l’esprit humain et réfléchir implicitement à la façon dont il faut représenter au théâtre les héros tyrannisés par les passions. Comparant l’imagination avec un miroir dans lequel l’âme reconnaît les différentes espèces des choses, il interprète d’une manière métaphorique l’action des passions :
Mais lors que quelques fumées infectent la pureté de ce crystal merveilleux où nos Sens se vont décharger des espèces qu’ils ont tirées des choses materielles, nôtre ame n’y voit plus alors que des images confuses, desordonnées et difformes : ainsi que nôtre visage paroist monstreux dessus l’eau, si elle est agitée du vent lors que nous nous y regardons. (...) les Passions violentes font à nôtre Entendement ce qu’est une vapeur épaisse à nôtre Imagination, et ce qu’est l’agitation à l’eau qui nous sert de miroir.
La Mesnardière, op. cit., p. 336-337.
L’une des conclusions immédiates pour le discours théâtral sera l’adéquation entre une passion et un style, le fait qu’il faut individualiser les héros par leur manière de s’exprimer qui soit en concordance avec les émotions qu’ils éprouvent ; mais cet aspect, quoique découlant de l’invention, relève plutôt de l’élocution.
Un autre élément important dans la construction des rôles dramatiques est représenté par les relations de parenté existant entre les personnages. Le conflit de chaque pièce a cet enjeu, il éclate à l’intérieur d’une famille, soit entre père et fils – mais avec une extension au niveau de la cité, parce qu’à l’âge classique la société emprunte l’image d’une famille à une plus grande échelle –, comme dans le premier acte ; soit entre deux frères et, implicitement, entre père et fils, respectivement entre oncle et neveu, comme dans le second acte ; soit de nouveau entre père et fils, mais se basant sur une rivalité amoureuse, dans le troisième acte ; soit à l’intérieur du couple, comme dans les deux dernières pièces enchâssées. Cette constante perversion des relations de proximité et des liens entre les individus, qui peut aller jusqu’à des manifestations de grande violence, d’autant plus perçantes, est conforme toujours à un idéal aristotélicien, concernant la meilleure façon de susciter la crainte et la pitié par l’agencement des faits : « les cas où l’événement pathétique survient au sein d’une alliance, par exemple l’assassinat, l’intention d’assassiner ou toute autre action de ce genre (...) ce sont ces cas qu’il faut rechercher. »Poétique, éd. Michel Magnien, Le Livre de poche, 1990, p. 125.
Il en résulte une structuration récurrente des conflits autour de tels couples antagoniques, un affrontement qui exploite le thème du double sous l’angle de la lutte entre des forces contraires, chacune exposant son argumentation. Cette spécificité de construction des intrigues de la pièce tient aussi d’une perspective allégorique qui régit la représentation des héros aussi bien que de leurs actions, car « les personnages, tout autonomes qu’ils sont, demeurent en quelque façon conçus comme les "figures" de forces psychiques antagonistes, susceptibles de s’hypostasier en divinités. »op. cit., p. 237.
Enfin, les héros doivent, afin d’être reçus comme véritables personnages de tragédie, satisfaire à une dernière condition imposée par Aristote qui de nouveau fixe le portrait du héros idéal : « c’est le cas d’un homme qui, sans être incomparablement vertueux et juste, se retrouve dans le malheur non à cause de ses vices ou de sa méchanceté, mais à cause de quelque erreur »op. cit., p. 122.
Au théâtre, l’émotion présente cette particularité qu’elle s’inscrit dans un processus circulaire : d’un côté, dans la construction des personnages on tient compte d’un ensemble de critères imposés par le public, de l’autre côté, le public doit partager les émotions que ressentent les personnages. Pour que la purgation des passions, l’argument essentiel en faveur de la moralité du théâtre, se produise l’identification héros - public est la première exigence ; en fait c’est dans ce sens que l’on parle de héros tragique idéal.
Le Triomphe des cinq passions met en scène le processus de la purgation des passions par l’expérience d’Arthemidore ; les cinq histoires représentées lui provoquent certaines émotions afin de mieux chasser ces mêmes émotions ou d’autres, encore plus dangereuses. Il ressent de la pitié devant les malheurs de ses semblables, mais l’identification avec ceux-ci le mène à éprouver aussi la crainte qu’il n’aboutisse à la même fin qu’eux. Dans la première scène de l’acte V, il présente le type de fonctionnement de cette identification : « Je fais reflexion de moy sur ces grands hommes, / De leurs folles erreurs sur celles où nous sommes, / Et reconnois enfin que si je vis comme eux / Rien ne peut m’empescher d’estre moins mal-heureux » (v. 1601 – 1604). C’est la preuve la plus édifiante de la vraisemblance des représentations, le moyen d’obtenir l’adhésion du public (et en ce qui concerne les spectateurs extérieurs, l’induction est double, leur adhésion est suggérée par celle d’Arthemidore).
Le texte aristotélicien qui traite des passions excitées par la tragédie, « une imitation (...) qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre »Poétique, éd. cit., p. 110.XVII e Siècle, n° 185, 1994, p. 787-798.
Marc Fumaroli est d’avis que les passions sont « moins des faits psychiques que des modes du verbe »Revue d’histoire du théâtre, XXIV, 1972, p. 249. Institution oratoire, tome VII, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 135.Le langage dramatique. Sa nature, ses procédés, Paris, Armand Colin, 1972, p. 291.
Si nous examinons les discours des divers personnages du Triomphe des cinq passions, nous allons remarquer la manière dont les trois styles de la rhétorique, le style simple, fondé sur la sobriété, le style moyen, caractérisé par la fluidité et par un certain charme, et le style grand, remarquable par son ampleur et sa gravité, se combinent. Entre la violence des échanges verbaux de Pharasmane et de son fils et les répliques touchantes de la scène entre celui-là et son frère il y a une grande différence, tout comme entre le langage de la passion d’Antioque, hésitant et conscient de sa culpabilité, et celui de Bisathie ou de Martiane, toutes les deux déchaînées dans leurs accusations. D’ailleurs, pour Cicéron le véritable style attique – qui demeure l’idéal au XVIIe siècle aussi – est souple, varié, constamment adapté à son objet et à son auditoire. classiques, n° 11, janv. 1989.
Ce type d’adaptation style-situation (éventuellement, personnage) ne signifie pas variété ; le langage de la littérature classique est tellement stylisé, que l’on retrouve des unités phraséologiques récurrentes, des répétitions significatives de certains termes, des constructions syntaxiques qui reviennent. Il y a tout au long de la pièce des rimes qui se répètent, phénomène explicable aussi par le désir de mettre en évidence quelques mots-clé dans une position forte (soit à la rime soit à la césure) : armes / larmes, bonheur / honneur, envie / vie, flamme / âme, fort / transport, mémoire / gloire, victoire / gloire, etc., l’effet étant même plus subtil lorsqu’à la rime il y a un nom propre : supplice / Stratonice.
Accentuant la spécificité de l’alexandrin comme instrument du dialogue théâtral, William D. Howarth attire l’attention sur l’un des effets les plus frappants, inexistant en prose : le vers divisé entre deux interlocuteurs, pour accroître la tension dramatique ou pour exprimer l’accord ou le désaccord entre deux personnages.Mélanges pour Jacques Scherer. Dramaturgies et langages dramatiques, Paris, Nizet, 1986, p. 345.
ANTIOQUE : Qu’auriez-vous fait ? STRATONICE : et vous ? ANTIOQUE : recherché mon bon-heur, J’aurois suivy l’amour, STRATONICE : j’aurois suivy l’honneur,(...) ANTIOQUE : Encor par quel moyen ? STRATONICE, en s’en allant: par mon esloignement,ANTIOQUE : Quoy, vivre sans pitié ? STRATONICE : quoy, souffrir un amant ? (v. 1071-1076).
Toutes les analyses que nous avons faites dans ce chapitre montrent qu’il y a une relation directe entre la réduction progressive de l’action et l’augmentation du spectacle des mots et de la structure ; la conscience des relations existantes entre théâtre et rhétorique tend à s’imposer de plus en plus aux dramaturges : « l’œuvre théâtrale des irréguliers, aussi bien que des réguliers ne peut se révéler qu’un texte d’application rhétorique. »Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996, p. 53.
L’époque à laquelle Le Triomphe des cinq passions est écrit se caractérise par le désir de constituer une esthétique à partir de tendances contraires, en mêlant des éléments apparemment incompatibles dans une seule vision. Le classicisme et le baroque y coexistent, ils « se regardent en ennemis, mais comme on le fait dans une famille, ils s’opposent avec un air fraternel »La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1954, p. 243.op. cit., p. 77.Advertissement au lecteur de la pièce, Gillet affirme : « J’ay pris mes mesures selon celles du Poëme Dramatique, et dans toute cette multitude je n’en ay choisi que cinq dont j’ay fait les cinq Actes », mais il soutient que « la liberté est la mere nourrice de la Poësie » et mentionne comme une qualité importante de sa pièce sa nouveauté.
D’un côté, c’est l’esthétique de la tragi-comédie – genre irrégulier, qui pour s’imposer va se faire de plus en plus obéissant aux règles – qui mène à cette situation ambiguë des créations dramatiques hybrides, classiques par certains aspects, mais loin de respecter toutes les préceptes de cette doctrine. De l’autre côté, c’est la vision baroque du monde, qui envahit l’espace de l’œuvre littéraire, constituant le contrepoids des exigences classiques, qui va aboutir à des formes littéraires tout à fait particulières, pour ne pas mentionner le nombre de thèmes et motifs qu’elle fournit.
Le Triomphe des cinq passions témoigne de cette articulation des éléments classiques et baroques ; par son caractère fragmentaire, la pièce offre l’image d’une multiplicité dominante, mais sans que cela implique l’éparpillement, parce que l’on ressent constamment le désir de convergence, de rapporter le fragment à un tout. La structure, quoique ouverte, reste néanmoins l’une des préoccupations les plus importantes du dramaturge, autrement les différentes histoires représentées seraient dépourvues d’efficacité, le spectateur se perdant dans le labyrinthe des épisodes. On peut très bien appliquer à la pièce de Gillet la remarque de Giovanni Dotoli sur la pièce baroque, qui « se dilate, multiplie les centres d’intérêt, en élargissant le sujet, en éliminant la hiérarchie rigide des héros et des intrigues, en admettant la différence des tons. »Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996, p. 64.
Afin de mettre en évidence la spécificité de la pièce, nous allons suivre ce qui rapproche Le Triomphe des cinq passions des aspects les plus caractéristiques de l’esthétique baroque.
L’une des innovations de la littérature baroque par rapport aux époques antérieures consiste dans une vision particulière du héros, qui n’apparaît plus comme un monolithe, en dehors de toute oscillation, mais qui est scindé, déchiré entre divers attitudes possibles et, le plus souvent, contraires. Cette perspective sur le moi correspond à (et dérive de) une vision générale du monde régie par des termes antinomiques et placée sous le signe de la décomposition. Comme le montre Adrian Marino,
le même antagonisme reparaît sur le plan psychologique, mû par des forces en état de perpétuelle tension (raison et passion, esprit et sens, corps et âme), ayant pour note dominante le dédoublement et l’intériorisation – des notes « modernes »
Adrian Marino, « Essai d’une définition de la notion de "baroque littéraire" », .Baroque, n° 6, 1973, p. 47.
Les personnages du Triomphe des cinq passions s’encadrent très bien dans ce paradigme du héros dédoublé ; ils chancellent entre la voix de la raison et celle de l’instinct et à la fin c’est la passion qui l’emporte. La désintégration du caractère est représentée le mieux dans le cas de Manlie, dont la personnalité subit un choc profond lorsque, ayant à choisir entre la voix de la nature et celle de l’honneur, il choisit de suivre le code de l’honneur. La décision n’est pas du tout prise facilement et elle ne s’impose pas avec la force de l’évidence ; aussi Gillet s’évertue-t-il à montrer tout le processus de l’analyse de soi que produit chez Manlie la nécessité de décider du sort de son fils, la manière dont il s’expose après avoir donné la sentence. Après avoir dit à son fils : « Puisque l’honneur le veut, je ne suis plus ton pere » (v. 244), il maudit dans un long monologue son obéissance à cette notion abstraite, ayant l’intuition qu’au fond elle cache toujours une passion : « Ingrat et lasche objet, fille de vanité, / Qui produits la folie et la temerité, / Source de la discorde, importune censuë / Qui te nourris du sang de ceux qui t’ont conceuë ? » (v. 301-304).
L’exemple typique de faiblesse et de déchirure du moi qui va jusqu’aux dernières conséquences est Antioque ; il oscille tout le temps entre faire ou ne pas faire l’aveu à sa belle-mère, ce qui équivaut à se livrer à la passion, respectivement, à essayer de la maîtriser. Même au moment où il fait l’aveu, il a recours à un stratagème, présentant tout comme si c’était un rêve. Mais la scène qui représente d’une manière symbolique son impossibilité de se fixer dans une attitude est celle où Pericles lui dit que Stratonice veut le voir. Sa réponse est une succession de phrases antinomiques : « non, reviens, dis-luy la verité, / Ne dissimule rien, mais ô Dieux ! je m’abuse, / Non, je ne la puis voir, dis luy qu’elle m’excuse ; / Cours, r’approche, va-t’en, demeure, n’en fias rien, / Dis-luy, ne luy dis point, mais ne sçay-je pas bien / Qu’il faut que je la voye et que je l’entretienne » (v. 954-959). Ses hésitations, preuve de son drame intérieur, montrent que le héros n’est jamais un et entier ; l’image d’une décision facile à prendre, parce que unique, évidente et dictée par une volonté forte se dissipe peu à peu. Ce qui met en question la notion même de héros.
Le drame intérieur réside moins dans le fait d’élire entre plusieurs options, mais dans le doute douloureux qui précède nécessairement toute décision, la rendant déchirante. Dans cette constante dualité du héros Alejandro Cioranescu voyait l’une des caractéristiques essentielle de la nouveauté de l’esthétique baroque :
El alma es una, pero se ve hasta qué punto la resulta difícil mantener su equilibro ; todavia logra ser heroica, pero con el precio del sacrificio que sabemos, y que, a pesar de todo, no logra eliminar la fundamental duplicidad del corazón.
Alejandro Cioranescu, El barroco o el descubrimeiento del drama, Universidad de La Laguna, 1957, p. 332-333.(L’âme est une, mais l’on voit jusqu’à quel point il s’avère être difficile d’en maintenir l’équilibre ; elle réussit toujours à être héroïque, mais avec le prix du sacrifice que nous connaissons et qui, malgré tout, ne parvient pas à éliminer la duplicité fondamentale du cœur, nous traduisons.)
Ce choc continuel entre les volontés opposées renfermées dans un seul cœur reste peut-être le côté le plus intéressant de la pièce, surtout parce qu’il va au sens contraire des leçons de morale qu’elle véhicule, suggérant la faillite de la conception d’une seule volonté qui occupe une place centrale dans la conscience des héros. Au contraire, leur esprit se trouve sous le signe d’une mobilité extrême, et on pourrait très bien y invoquer la remarque de Thomas Pavel sur l’âme des personnages cornéliens, « elle-même organisée comme un théâtre sur lequel la vie intérieure se décompose en une multitude d’homuncules, chacun figurant une qualité morale »L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Gallimard, 1996, p. 189.
La structure libre et mobile de l’œuvre est repérable aussi au niveau du conflit, qui existe justement par le mouvement entre les termes d’une dichotomie ; la subtilité réside dans le fait les deux trajectoires possibles qui en résultent ont un point de convergence. Celui-ci peut se placer soit au départ – dans le cas de Pharasmane, pour lequel, au début, le fait d’aider son fils n’entrait pas en conflit avec son code de conduite, ou de Bisathie, qui commence par trouver le moyen de concilier son amour pour Calpurnie et sa position sociale, équilibre qui s’avérera faible par la suite –, soit à la fin – Antioque, qu’il fasse ou non l’aveu coupable, n’a pas d’autre voie que celle vers la mort ; Manlie, quelque décision qu’il eût prise, aurait abouti à la même déchirure du moi, puisque, dans sa situation, toute décision impliquait l’annulation d’une partie de son être. Mais la mobilité des termes est accentuée même davantage par le constant retour en arrière des personnages, hantés par les remords de n’avoir pas choisi la bonne variante. Enfin, on pourrait même parler d’une décomposition de l’action dramatique par cette structure de la pièce qui multiplie les petits drames, ce qui donne l’image d’un être possible vu dans des moments isolés, des fragments d’une évolution intérieure virtuelle, en quête d’une identité.
Cependant, il faut moins chercher le naturel dans ce combat intérieur des personnages, car les mouvements de leur cœur se caractérisent plutôt par l’artificiel engendré par les codes de l’écriture. C’est toujours Alejandro Cioranescu qui est d’avis que « durante el periodo barroco, la naturaleza ha sido sustituida por el artificio, y la preocupación de la belleza por el espectáculo de las pasiones »op. cit., p. 136.
Il existe une sorte d’isomorphisme entre la manière de construire le sujet, en le fondant sur les conflits intérieurs des personnages, et le type de discours tenu par ceux-ci. Le langage est le pendant de cette conception dualiste du monde et du moi, la mobilité de la structure profonde des œuvres trouve son correspondant dans le dynamisme prononcé du style. Comme le remarque Adrian Marino, « le style devient inégal, dynamique, plein de crescendo et de rinforzando, fleuri, orné (...), dilaté, emphatique, avec une expression actuelle "redondant" »
Si l’on analyse les tirades du Triomphe des cinq passions – assez nombreuses vu la grande vogue qu’elles connaissent à l’époque – on remarque qu’elles sont structurées le plus souvent selon le procédé de l’antithèse. C’était en concordance avec l’esprit baroque de faire valoir l’alliance des contraires, la proximité paradoxale des pôles opposés, mais, en même temps, c’était le réflexe d’une rhétorique.
L’un des exemples typiques de la manière dont les héros comprennent de faire de l’oxymoron l’expression appropriée à leur vie intérieure est la longue réplique d’Arthémidore de la première scène de la pièce. Présentant sa position faible devant l’assaut des passions, il en révèle la double essence : « J’ay pour mon adversaire un ennemy si cher / Que trouvant dans ses traits un poison agreable, / Je n’ose m’en deffendre et n’en suis pas capable » (v. 42-44). Son expérience est mise sous le signe de la conjonction entre le plaisir et la souffrance ; les passions, sorte de pharmakon, remède et poison à la fois, lui font vivre la torture de l’alliance des contraires. C’est, selon l’opinion de l’Enchanteur, le degré maximal de l’illusion: « Ouy tu verras dans peu par mes divins ressorts, / Que tu suivois une ombre au lieu de suivre un corps » (v. 49-50).
Les héros ressentent le besoin de présenter leur situation sans issue toujours par le procédé de l’antithèse ; Manlie le fait d’une manière très explicite dans la confrontation avec son fils : « Et malgré le Laurier que cette main t’apreste, / Cette autre doit signer l’arrest de ton trépas, / L’une doit t’eslever, l’autre te mettre à bas, / L’une te doit donner une ample recompense : / L’autre tirer raison d’une mortelle offence, / L’une soutient le sang, l’autre deffend la loy, / L’une tient pour un Pere, et l’autre pour un Roy/ (...) / L’une deffend ma vie, et l’autre est contre moy » (v. 128-138). La symétrie de la construction syntaxique dans laquelle se moulent des notions contraires correspondant aux options possibles du personnage a le rôle d’accentuer la déchirure de l’unité.
Chez Antioque, le langage de la passion rend encore plus frappantes les associations : « Puis qu’une deïté m’a rendu malheureux ; / Je ne pouvois souffrir de plus aimables peines, / Je ne pouvois languir soubs de plus douces chaisnes / Et puisque la beauté m’a rendu son subjet, / Je ne pouvois mourir pour un plus bel objet : » (v. 930-934). Son monologue, abondant en interrogations coupées, la scène de l’aveu fait par un artifice et la scène qui précède l’entrée de Stratonice font penser à un autre personnage qui subit une déchirure passionnelle pareille, Phèdre. Elle aussi vit le drame par la parole et en fait l’image de ses hésitations.
Le schéma antithétique se retrouve dans le discours de tous les héros du Triomphe des cinq passions ; au théâtre de la conscience correspond ce spectacle de la parole, réflexe d’un plaisir de la figuration et de l’ostentation.
Le plaisir de cultiver l’illusion et le dédoublement, la propension à tout ce qui signifie spectacle et théâtralité devaient aboutir à une forme extrême où les apparences, élevées au rang de réalité possible par leur insertion directe dans le monde sensible, sont cultivées de la manière la plus ostentatoire, le théâtre dans le théâtre. Par ce procédé, le théâtre se réfléchit dans son propre miroirL’Intérieur et l’extérieur. Essai sur la poésie et le théâtre au XVII e siècle, Paris, José Corti, 1968, II. 2.
Par ailleurs, la fréquence du procédé à l’époque est à mettre en relation avec une vision globale du monde en tant que théâtre ; le thème du theatrum mundi, quoique n’étant pas une invention baroque – le topos est présent chez les stoïciensRevue des Sciences Humaines, n° 167, 1977, p. 379-394.
Forme auto-réflexive du théâtre, le procédé se développe surtout lorsque le genre a atteint un certain épanouissement, nécessaire pour qu’il mette en discussion sa propre condition et qu’il veuille d’un côté se justifier et de l’autre accentuer sa valeur et l’importance de sa mission : « (...) le théâtre après 1630 atteint une sorte d’âge adulte ; il est naturel qu’il se regarde, se discute, se disculpe, se demande ce qu’il est ; c’est pourquoi le sujet de la comédie, c’est la comédie même. »La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1953, p. 70.Triomphe des cinq passions, L’Illusion comique de Corneille, est premièrement une apologie du théâtre, un éloge de cet art emblématique du XVIIe siècle ; la plaidoirie d’Alcandre, dans la dernière scène de la pièce en est la meilleure preuve : « Cessez de vous en plaindre : à présent le théâtre / Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre, / Et ce que vos temps voyait avec mépris / Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits »L’Illusion comique, Le Livre de poche, 1987, p. 105.
Dans la pièce de Gillet le procédé du théâtre dans le théâtre occupe une place centrale, puisque les pièces enchâssées ne sont pas de simples épisodes à l’intérieur de la pièce grande, mais elles la fondent, le cadre ne représentant que six scènes où les deux personnages-spectateurs premièrement fixent par une discussion les données de départ et ensuite commentent les actions jouées. On a appelé ce type de disposition « structure chorale »Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVII e siècle, Genève, Droz, 1996, II
Cependant, il y a des différences entre la technique de l’enchâssement dans la pièce de Gillet et L’Illusion comique ; celle-ci n’a qu’un seul spectacle intérieur, quoique composé de plusieurs épisodes qui tendent à être autonomes (caractéristique renforcée par l’alternance de différents types de registre), celle-là multiplie les spectacles intérieurs, qui sont des exemples historiques sans un rapprochement autre que thématique. Mais les cinq pièces enchâssées trouvent un lien fort dans le retour systématique à la situation initiale, de même que dans le fait qu’elles ont la même finalité, montrer à Arthémidore la vanité des passions et lui apprendre la maîtrise de soi. D’ailleurs, Gillet va exploiter encore une fois cette structure de pièce dans L’Art de régner, tragi-comédie qui pousse à l’extrême la dimension pédagogique, figurant la leçon de morale que donne le Gouverneur à un jeune prince pour faire de lui un monarque exemplaire. Les « scènes-entractes », qui comprennent les commentaires des spectateurs et mettent ainsi en scène la dimension de théâtralité des actions représentées, réalisent une sorte de coupure au niveau de la pièce tout entière, raison pour laquelle Georges Forestier appelle ce type de structure « enchâssement décomposé »op. cit., p. 93.
Cette structure implique une certaine organisation spatiale et temporelle à l’intérieur de la relation entre la pièce-cadre et les pièces enchâssées. Il s’agit premièrement d’un effet de perspective, parce que, le théâtre même étant contenu dans le monde, l’espace est construit par rapport à celui qui regarde les représentations. Quoiqu’elles ne soient pas à proprement parler des pièces, mais des évocations magiques, conséquences d’un enchantement, leur lieu de déroulement devient un espace privilégié, auquel les spectateurs intérieurs n’ont pas d’accès direct. Ceux-ci ont droit à la parole, donc à l’existence au théâtre, seulement devant le temple et tout au long des cinq représentations ils se retirent dans un coin de la scène, se contentant avec le rôle de regardant.
Si l’espace des représentations intérieures est contenu dans le grand espace scénique de la pièce-cadre, le même type de rapport s’institue au niveau temporel : le temps des cinq représentations est plus restreint que celui de l’ensemble, qui lui ajoute la durée des discussions des entractes. Tandis que dans les pièces intérieures on peut parler de la dichotomie temps diégétique ou de l’action/temps de la représentation, qui caractérise tout spectacle théâtral, l’identité entre les deux termes constituant l’idéal classique, dans les entractes, et par conséquent dans l’ensemble de la pièce vue comme une série de représentations, le temps de l’action tend à disparaître comme entité autonome, parce que l’action elle-même est plutôt le reflet d’une mise en scène. Le théâtre retrouve ainsi sa vocation d’art du présent, imposant aux spectateurs de la salle le présent dans lequel s’inscrivent Arthémidore et l’Enchanteur – les regardants regardés, qui à la fois sont et ne sont pas là – et, à travers leur perspective, le présent des représentations intérieures :
Gillet ayant mise en scène dans cette tragi-comédie cinq « histoires » différentes, la durée de l’action de chaque histoire intérieure ne peut pas dépasser la durée de sa représentation, et, par là même, la durée de l’action intérieure dans son ensemble coïncide avec celle de la représentation intérieure (l’évocation magique).
Georges Forestier, op. cit., p. 112.
Les considérations sur l’espace et la temporalité nous mènent à un questionnement nécessaire sur le statut de la fiction dans ce type de structure qu’est le théâtre dans le théâtre, tenant compte du fait que la multiplication des niveaux des récepteurs a des implications immédiates sur la réception.
L’emploi du procédé du théâtre dans le théâtre fait qu’il existe toujours dans la pièce deux niveaux théâtraux différents, ce qui donne au spectateur de la salle une double perspective ; il voit à la fois les représentations intérieures et les spectateurs fictionnels. Cela ne peut rester sans conséquences pour le spectateur réel ; voyant figurer dans la fiction dramatique son rôle – qui en principe n’appartient pas à cet univers, puisqu’il n’est pas sujet de la fiction théâtrale instituée Métathéâtre et intertexte. Aspects du théâtre dans le théâtre, Paris, Lettres Modernes, 1982, Première Partie, Chapitre 1.
Gérard Genette signale que dans le cas de la fiction dramatique les échanges de paroles entre les personnages ont une modalité d’existence qui ressemble à celle de la conversation quotidienne, la fictionalité étant sous-entendue, acceptée par une convention. Ce mécanisme de séparation nette des mondes réel et fictionnel, entre lesquels il peut y avoir ressemblance, mais non intersection, fonctionne dans la plupart des cas, « sauf métalepse volontaire et paradoxale comme on pratique surtout au XXe siècle (et à l’époque baroque : pièce dans la pièce)Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 42.Lire le théâtre I, Paris, Belin, 1996, p. 39.
La présence sur scène d’Arthémidore et de l’Enchanteur, acteurs et spectateurs en même temps, fait signe seulement pour le spectateur de la salle, qui a une perspective privilégiée ; théoriquement, les deux n’entrent pas dans ce jeu à la frontière fiction-réalité, les évocations magiques étant acceptées comme telles dès le début. Cependant, la fin de la pièce réalise une projection intéressante du monde fictionnel peuplé par les deux personnages et la réalité immédiate, celle du spectateur/du lecteur de la pièce ; Arthémidore apparaît dans l’hypostase du dramaturge (pendant les cinq représentations, c’est plutôt l’Enchanteur qui joue ce rôle) qui écrit la pièce qu’on vient de voir / de lire. L’identité se soutient aussi par le conseil qu’on lui donne : « Descris-en par tes vers les beautez sans pareilles, / Afin que nos neveux un jour en les lisant, / Y puissent rencontrer l’utile et le plaisant » (v. 2003-2005), or dans l’Advertissement au lecteur Gillet invoque ce précepte horatien, qu’il considère comme le principe de la conception de sa pièce. Cela équivaut à une mise en abîme, car l’œuvre y trouve son image réfléchie ; c’est comme une sorte de retour au point de départ, dans le réel, ayant le rôle d’apporter une nouvelle perspective. Partant, l’idée même d’œuvre dramatique est mise en question, et le dramaturge renforce ainsi le caractère moral de sa pièce, qui apparaît comme la suite d’une initiation à la connaissance et à la maîtrise de soi et comme une possible école de la vertu.
Le Triomphe des cinq passions entre, tout comme L’Art de régner et leur modèle absolu, L’Illusion comique, dans la catégorie des « comédies initiatiques »op. cit., p. 78-79.L’Illusion comique le théâtre dans le théâtre ne reste pas seulement un procédé, employé d’une façon maniériste, il correspond à une vision plus générale du monde comme théâtre et de l’existence comme une suite des rôles à jouer. Même au niveau de la construction il y a des différences, puisque L’Illusion comique présente à l’intérieur de l’évocation magique une pièce de théâtre qui n’est dénoncée comme telle qu’à la fin, ce qui annule d’une certaine manière le type de dénégation dont nous avons parlé ou, en tout cas, le rend plus subtile.
Cependant, en ce qui concerne le symbolisme des rôles dans la pièce-cadre, il y a beaucoup de ressemblances que nous allons examiner. Tout d’abord, la présence du magicien, figure héritée de la pastorale, véritable convention dans la littérature dramatique de l’époque, et qui répond à la préférence baroque pour le surnaturel magiqueEtudes sur le théâtre français, tome I - Moyen Age, Renaissance, Baroque, Paris, Nizet, 1977, IIe Partie, Chapitre V. Le Baroque, II. Le Théâtre baroque en France, p. 341-361.magister ludi qui, par son travail, initie le spectateur (le lecteur), représenté dans la pièce par Arthémidore. Il ne fait pas, comme Alcandre chez Corneille, une apologie du théâtre parce que la signification et la structure de la pièce ne le permettaient pas, mais cet art est mis en valeur par l’affirmation de ses vertus cathartiques : Arthémidore parvient à la purgation de ses passions grâce aux représentations offertes par le magicien. Ce qui fait dire à celui-ci : « Apres un tel discours je ne plains point ma peine » (v. 1605). C’est l’observation que tout auteur dramatique aimerait faire sur la réception de ses pièces et en fait ce parallélisme entre la situation de la pièce-cadre et la réalité extra-scénique est suggéré par le texte même. Comme le signale Robert Nelson, « the relationship of the inner play to the outer play prefigures the relationship between the outer play and the reality within which it occurs : life »Play within a Play. The Dramatist’s Conception of His Art : Shakespeare to Anouilh, New Haven, Yale University Press, 1958, p.10.
La vraie tâche de l’Enchanteur est de permettre à Arthémidore de mieux se connaître, de le rendre conscient de l’enjeu de ses décisions et de comprendre les conséquences d’une certaine conduite ; les représentations sont comme des miroirs dans lesquels l’ignorant se voit lui-même, puisque le théâtre de l’époque « tend à se faire psychagogie de la conscience passant de l’obscurité à la clarté, de la dépendance à la libertéRevue des Sciences Humaines, t. XXXVII, n° 145, janv.-mars 1972, p. 99.
Dans Le Triomphe des cinq passions la démarche de l’Enchanteur est moins psychagogique – comme c’est le cas dans L’Art de régner, qui est d’un bout à l’autre une leçon des vertus monarchiques : la justice, la clémence, la générosité, la continence et la libéralité – que psychodramatique, puisque le but suivi est de « guérir » un patient le rendant tout simplement conscient de ses égarementsop. cit., p. 305 et 315.
Cependant, dans les pièces de Gillet on est frappé par l’artificialité du processus de révélation de soi dont le héros est sujet. L’auteur ne semble pas préoccupé de donner une vraie vie au personnage, se contentant de le réduire à un schéma, or c’est justement ce que Corneille avait su éviter dans sa pièce ; même la constance avec laquelle, après chaque représentation, Arthémidore en montre l’effet bénéfique sur son esprit commence à sentir l’artificiel. La confiance trop grande dans l’efficacité du discours peut nuire à l’œuvre dramatique lorsque les paroles, à force d’être trop souvent répétées dans des structures figées, perdent beaucoup de leur signification.
Les années 1630-1640 représentent une période très importante pour la constitution de l’idéal esthétique classique ; c’est maintenant que les règles commencent à être discutées, justifiées et, surtout après 1637, à s’imposer pour tous les genres. C’est une période intéressante aussi par la variété de genres dramatiques qui se développent ; la tragédie n’avait pas encore gagné la bataille et par exemple entre 1630 et 1642 on écrit plus de tragi-comédies que de tragédies ou de comédiesA History of French Dramatic Literature in the XVII th Century, Baltimore, Johns Hopkins Press ; Paris, PUF, 1929-1942 ;
C’est toujours le baroque qui institue la préférence pour les genres mixtes comme la tragi-comédie, et les auteurs qui la cultivent mettront en valeur ses vertus de mouvement et d’accumulation, qui vont à l’encontre de la tradition tragique des Anciens ; d’ailleurs, cette esthétique, développée aux années 1630, va se faire du modernisme déclaré un titre de gloire.La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1954, Première Partie. Chapitre III, VI. D’une nouvelle esthétique.La Poëtique, Paris, Antoine de Sommaville, 1640, p. 7.
D’habitude, dans la définition de la tragi-comédie, on met l’accent sur le mélange entre les deux catégories esthétiques, le tragique – qui appartient aux événements, car le péril n’est pas exclu, au contraire, la vie des protagonistes étant tout le temps menacée – et le comique, puisque la tragi-comédie finit bien. S’adressant à un public qui se soucie trop peu des règles, elle témoigne de l’apparition d’un goût nouveau, qui aimait le romanesque, la variété et la complexité de l’action. Au début, les libertés qu’on pouvait prendre étaient presque infinies : déplacer l’action à son gré, la faire durer pendant des années, mêler le tragique et le bouffon, surcharger les intrigues, et tout cela au nom du seul principe du plaisir obtenu par le spectateur.Histoire de la littérature française au XVII e siècle, tome I.
Le Triomphe des cinq passions ne correspond que par peu d’aspects à l’image de la tragi-comédie ; Gillet l’appelle ainsi surtout à cause de sa structure et du fait que son développement repose sur une illusion. Il met en scène la violence, tantôt la violence physique, comme dans le deuxième acte, mais pourtant bannie de l’espace scénique, tantôt la violence des passions, mais cela ne dépasse pas la limite imposée par les bienséances.
D’ailleurs, cette propension pour la violence et le pathétique donne un air tragique profond au genre de la tragi-comédie, aspect accentué dans la pièce de Gillet par le dénouement malheureux (par une mort au moins) de toutes les histoires des pièces intérieures. On pourrait même se demander dans quelle mesure la pièce reste, malgré ces caractéristiques plutôt de tragédie, une tragi-comédie. Si on la juge dans son ensemble, on se rend compte d’une autre raison du choix taxinomique de l’auteur : la pièce a néanmoins une fin heureuse pour Arhémidore, qui, grâce à une expérience initiatique réussie, apprend à maîtriser ses passions et à mieux se connaître. Cependant, il est difficile de dire si l’impression générale que donne la pièce est celle d’une confiance absolue dans la volonté humaine et dans la force de chacun de décider son destin. L’optimisme nous semble plutôt nié par le déroulement des histoires représentées et par leur logique interne ; ce qu’elles montrent, c’est principalement la faiblesse de l’homme devant les passions et sa voie inévitable vers la mort.
Ces traits du Triomphe des cinq passions s’expliquent aussi par l’évolution de la tragi-comédie, à partir de 1640, vers la régularisation et, implicitement, vers la tragédie ; la tragi-comédie romanesque est abandonnée au profit d’une nouvelle forme, la tragi-comédie de palais, qui se soumet aux exigences classiques de concentration de l’action.op. cit., p. 549–554, et Roger Guichemerre, op. cit., Chapitre II.L’Esthétique de la tragi-comédie en France de 1628 à 1643, vol I, Thèse, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1993, Livre Premier, Chapitre II. Le Triomphe des cinq passions et la première pièce de Gillet, La Quixaire, créée en 1638, exemple du passage entre la tragi-comédie romanesque et celle de palais.
Tout d’abord, le sujet de La Quixaire n’a pas de source antique ; l’action se passe à Tidore, la ville principale des Iles des Molluques, et elle mêle plusieurs intrigues politiques et amoureuses, dans un enchevêtrement de fils parfois très peu vraisemblable et difficile à suivre. Quixaire est l’infante de Tidore, ville occupée par les Portugais ; d’une beauté extrême, elle fait naître l’amour au cœur de tous les hommes autour d’elle, qu’ils soient ennemis de son peuple ou non. Dias, le général des Portugais, avoue sa passion sans bornes, montrant, comme dans le cas d’Antioque, que le mépris de la personne aimée ne fait qu’augmenter la force du sentiment : « Tout ainsi mon amour n’a resceu ses froideurs / Qu’afin de me causer de plus grandes ardeurs »La Quixaire, Paris, Toussainct Quinet, 1640, Acte I er, Scène I, p. 5.
C’est à ce moment qu’intervient l’intrigue politique ; parti pour venger la mort de son père, le frère de Quixaire est pris otage par Zayde ; la condition que celui-ci pose pour le libérer est que sa sœur, dont il était lui aussi (le nombre des amoureux semble multipliable à l’infini) tombé amoureux après avoir vu son portrait, accepte de l’épouser. Comme Quixaire le refuse, Dias s’offre d’aller combattre Zayde, la récompense étant la main de l’infante. Cependant c’est Salame qui, sans autre aide, va libérer le roi, mais la situation se complique par l’insertion d’une autre intrigue secondaire : Pinere dit à Quixaire que Dias aime Roxelane, une parente de l’infante, ce qui va la mener au désir de se venger, en donnant à Salame l’ordre de tuer Dias. À la fin, c’est Pinere qui le tue et qui après confesse son crime, le dénouement étant constitué par le mariage de Salame avec Quixaire.
On peut facilement se rendre compte de la différence de conception et de construction entre les deux tragi-comédies, chacune représentant un âge différent, quoiqu’écrites à une distance de seulement deux ans. Le Triomphe des cinq passions montre des passions toutes-puissantes et offre plutôt l’image d’un homme faible, malgré l’image optimiste de la fin, mais la modalité de construction, tendant à la concentration de l’action, réduite d’ailleurs au minimum, repose sur d’autres principes. Ce n’est plus une tragi-comédie romanesque et en fait, c’est une tragi-comédie faite de plusieurs tragédies. Cette double nature, de tragi-comédie par le cadre et par sa fin, mais de tragédie par les actions des pièces enchâssées, donne la spécificité de la pièce et fait qu’elle ne puisse pas entrer dans le modèle typique de la tragi-comédie.
Montrant que la pièce de Gillet va à l’encontre de ce qu’on a appelé « l’éthique de la gloire » chez Corneille, F. K. Dawson analyse la manière dont les personnages sont construits selon un trait principal qui consiste dans l’impossibilité d’harmoniser la pensée et l’action – condition essentielle de l’existence héroïque. Il conclut : « The bewilderment of the character, his weakness and the corresponding strength of the impulse within him, driving him on to commit actions which he would rather avoid, all have counterparts in the tragedies of Racine. »French Studies, Vol. X, 1956, p. 19.
La tragi-comédie reste un genre qui a une signification esthétique, aussi bien que sociologique, importante ; quelques soient les formes qu’elle revêt, plus irrégulières ou plus proches des exigences de la tragédie, elle « n’est pas seulement le fruit d’une mode, mais aussi la preuve d’une croyance dans le théâtre comme spectacle total, tel que la vie tout entière. »Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996, p. 61.
Il est intéressant d’étudier la fonction de l’Advertissement au lecteur du Triomphe des cinq passions parce qu’il contient des allusions polémiques à certaines positions critiques existantes à l’époque de la formation de l’esthétique classique. De même, ce type de préface montre le fonctionnement de la relation entre l’écrivain et le lecteur, aspect important de la dimension pragmatique de l’œuvre.
Discours sur le texte dont en même temps il fait et il ne fait pas partie,
le métadiscours des préfaces a la prégnance d’un modèle de communication, d’un système formel, d’un message exemplaire. L’auteur s’engage ouvertement, fait appel au destinataire de son époque, (...), propose ou défend en première personne une solution, passe du signe de l’œuvre au symbole de représentation du réel
Giovanni Dotoli, .op. cit., p. 153.
Tout d’abord, la préface, qui dans notre cas réalise aussi un compte rendu de chaque acte, a pour fonction de présenter un texte, d’assurer sa réception, ce qui équivaut à lui assurer une bonne lecture.Seuils, Paris, Seuil, 1987, Introduction.
La préface véhicule quelques lieux communs de l’adresse au lecteur, qui appartiennent à un appareil de persuasion spécifique à la rhétorique ; la captatio benevolentiae se fait en valorisant le texte sans paraître immodeste, ce qui revient à valoriser la matière et non son traitement. Ainsi, afin de contrecarrer les possibles critiques des censeurs, Gillet affirme : « Mais que ces Messieurs en dient ce qu’il leur plaira, tousjours est-il vray que la piece toute deffectueuse qu’elle est, peut donner de l’instruction. Le plaisir que sa diversité apporte est accompagné d’utilité, le merveilleux et l’hystorique s’y rencontre (...) » ; en d’autres mots, la pièce est bonne non grâce au talent de l’auteur, mais au profit que l’on peut en tirer. Un autre lieu commun qui accompagne celui-ci est l’excusatio propter infirmitatem ; c’est surtout par cette stratégie que l’on essaie d’annihiler les critiques, révélant la fonction de la « préface en tant que "paratonnerre" »op. cit., p. 193.
La préface est l’endroit approprié pour justifier une manière personnelle de traiter le sujet ; Gillet y justifie, par exemple, n’ayant pas oublié de mentionner certaines de ses sources historiques, les modifications apportées à l’histoire d’Antioque : « si j’eusse fait paroistre sur le Theatre avec la mesme reverence et la mesme discretion qu’il a dans l’Histoire, (...) on luy auroit plutost donné des loüanges que du blasme ». C’est le but général de la pièce qui exige ce changement et c’est une raison suffisante pour autoriser cette construction à rebours du sujet.
Enfin, le dernier point sur lequel Gillet prend position c’est la question des règles ou plutôt des conventions qu’il faut respecter à la lettre dans une œuvre dramatique ; il s’avère être polémique par rapport à la position des censeurs, qui sont invités à ne plus se mêler à des questions qui ne les concernent pas :
Je ne parleré point de l’invention du subjet, bien qu’il ne fut pas hors de propos ny hors de besoin, car je ne redoute point qu’elle n’ait esté sindiquee de la pluspart de nos çenseurs, qui se montrent plus Religieux en l’observance des loix Chimeriques du Theatre, qu’en l’accomplissement des Statuts qui concernent leur salut.
Le dernier argument reste celui de la nouveauté, ce qui montre que, tout régulier que l’auteur s’est efforcé de devenir, il tient encore pour très important ce principe de modernité de sa création. Son chemin est en fait celui de la littérature de son époque dans son ensemble, évoluant de la liberté baroque vers la contrainte classique, mais gardant la nostalgie et les traces de l’autre option possible. La tragi-comédie demeure le genre qui reflète de la manière la plus fidèle les hésitations d’une époque et les idéaux d’une génération, dont Gillet, tout en restant un représentant obscur, exprime la préoccupation principale de trouver l’esthétique la plus appropriée au goût du temps.
L’étude que nous avons consacrée au Triomphe des cinq passions de plusieurs perspectives – de la rhétorique et des règles du classicisme, aussi bien que de l’esthétique baroque – nous a conduit à reconnaître dans cette pièce la coexistence de différentes esthétiques, ce qui témoigne d’une tentative de cristallisation d’une préoccupation pour trouver la formule parfaite du spectacle théâtral.
Membre d’une génération qui ressent l’orgueil de sa mission – celle de forger une littérature et de lui donner une dignité –, Gillet de la Tessonerie a la conscience de l’importance de son rôle. Il est convaincu que ses œuvres sont instructives, mais en même temps il est préoccupé par le plaisir que le spectateur (ou le lecteur) peut y trouver. Malheureusement pour la postérité de ses œuvres, il tombe dans le piège du didactisme ; le souci permanent de donner une convergence morale à ses pièces laisse trop peu de place à la dimension esthétique.
Le Triomphe des cinq passions est une pièce intéressante pour l’histoire littéraire, parce qu’elle illustre une étape dans l’évolution de la doctrine classique ; de même, elle contient des suggestions qui auraient pu engendrer une œuvre réfléchissant d’une manière beaucoup plus vraisemblable la réalité profonde et inquiétante de la personnalité humaine. Le style trop précieux et artificiel, soumis presque complètement à la tyrannie des tirades, nuit considérablement à la valorisation de la pièce, tout comme le manque du souci de motiver les décisions des personnages. Intéressante par sa structure, la pièce le devient aussi par la façon dont elle exploite les sources historiques partant d’une perspective mise constamment en relief, celle de l’homme victime de la passion, négation de l’image du héros.
Il existe une seule édition du Triomphe des cinq passions, de 1642 : LE / TRIOMPHE / DES CINQ / PASSIONS. / TRAGI-COMEDIE. / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, / dans la petite Salle, soubs la montée de la / Cour des Aydes. / M.DC.XLII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
7 ff non paginés. 127 p., in-4°.
Privilège donné le 27 février 1642.
Achevé d’imprimer le 30 juin 1642.
Exemplaires consultés :
Bibliothèque Nationale : Rés. Yf. 254.
Bibliothèque de l’Arsenal : Rf. 6.194(5).
Nous discuterons les différents problèmes que pose le texte en fonction des niveaux auxquels ils apparaissent.
Nous avons conservé la ponctuation de l’édition de 1642, qui est extrêmement différente de la ponctuation moderne, parce qu’elle avait une valeur rythmique, voire musicale. Les caractéristiques que nous allons mettre en évidence soutiennent l’observation que « le XVIIe siècle est, tout comme le précédent, persuadé que la ponctuation a une fonction exclusivement orale. »La Ponctuation, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1996, p. 32.
1) La virgule a premièrement une valeur rythmique ; elle marque soit la pause soit l’insistance sur l’ensemble qui lui précède. On la rencontre après le premier hémistiche du vers et le plus souvent à la fin du vers, servant d’indication vocale. Très fréquemment la virgule se trouve en fin de proposition, à valeur de ponctuation forte, surtout lorsque la proposition est à l’intérieur d’une réplique. Mais cette situation se rencontre souvent même à la fin d’une réplique, pour marquer la cohésion de l’ensemble des répliques qui se répondent l’une à l’autre.
Par exemple, dans le cas d’un vers coupé en plusieurs répliques, comme le vers 66, chaque coupure est marqué par une virgule, même si l’on aurait pu employer le point d’exclamation (« Voi, escoute et te tais, ») et le point (« j’obeïray, »). La virgule a le rôle de donner de la cohésion aux parties du vers, tout comme elle le fait dans le cas des parties d’une réplique plus longue, et, en même temps, de réaliser l’enchaînement du dialogue. Cela est d’autant plus évident lorsque la virgule est mise après une interrogation et que la réplique suivante en est la réponse (cette situation est assez fréquente dans le texte de Gillet). Le dialogue acquiert ainsi un souffle particulier que la ponctuation traditionnelle ne donne pas d’habitude.
La même remarque vaut pour les cas où la virgule est placée à la fin d’une adresse directe ou d’un énoncé à valeur injonctive, afin de souligner, par la ponctuation, l’orientation vers l’interlocuteur, le fait que sa réplique est attendue comme une réponse naturelle à la section de discours précédente.
2) Le point-virgule sert en principe de ponctuation moyenne, mais parfois de ponctuation faible ou forte (on le rencontre en fin de proposition et là où l’on attendrait un point). Il est conseillé au XVIIe siècle, afin de remplacer le point dans certaines situations (cf. Le Grand Larousse de la langue française).
3) Les deux-points n’ont pas, comme aujourd’hui, une valeur présentative, ni ne marquent une relation causale ou de conséquence entre deux propositions. Ils servent de ponctuation faible ou moyenne, parfois même forte, puisque du point de vue tonal, ils représentent une descente de la voix.
4) Le point marque la pause la plus grande dans le discours ; aussi n’est-il presque jamais absent à la fin d’une scène, lorsqu’on ne s’attend plus à un enchaînement sur la réplique du personnage.
5) Le point d’interrogation est employé beaucoup plus librement qu’aujourd’hui. Assez souvent, il ne marque pas une interrogation, mais il a seulement une valeur tonale, marquant une montée de la voix. Dans ces cas il a plutôt la valeur du point d’exclamation.
6) Le point d’exclamation marque une montée plus accentuée de la voix ; il s’emploie d’une manière systématique après des interjections.
Nous avons fait plusieurs corrections là où la ponctuation était aberrante et rendait incompréhensible le texte. Ainsi, nous avons introduit des virgules dans l’Argument du premier acte, ligne 18, entre les mots courage et pour ; dans l’Argument du cinquième acte, ligne 20, entre les mots veu et ce ; à la fin des vers 4, 438, 449, 773, 854, 1417, 1452, 1582, 1730, 1784, 1843, 1875, 1908, 1924, 1937 ; à la césure dans les vers 246, 319, 692, 1111, 1544, 1583, 1786 et dans les vers 1087 (après l’appellatif Mon cœur) et 1760 (dans une énumération, après le mot oste). Nous avons changé la place de la virgule dans les vers 1308 (placée initialement après le mot quand), 1700 ( déplacement de la fin de vers à la césure). Nous avons remplacé la virgule par le point, dans les vers 290, 338, 348, 390, 522, 884, 991, 1117, 1576, 1783, par le point d’interrogation, à la fin des vers 228, 629, 631, 635, 805, 889, 890, 891, 935, 1075, 1183, 1302, 1304, 1428, 1429, 1462, 1464, 1471, 1472, 1807, 1814, 1817, 1831, 1834, 1953, à la césure dans les vers 937, 947, 1071, 1076, 1698, et après le mot fait, dans le vers 1071, par le point d’exclamation à la césure et à la fin du vers 1855 et par les deux-points dans les vers 554, 1021, 1771 ; nous avons supprimé la virgule dans les vers 279, 885.
Nous avons introduit le point à la fin des vers 530, 1284, 1723, 1737, 1973. Nous avons remplacé le point par la virgule dans les vers 1, 12, 530, 1859 et par le point d’interrogation dans les vers 794, 940, 973, 1124, 1204, 1412, 1430.
Nous avons introduit le point-virgule dans le vers 1046 et nous l’avons remplacé par la virgule dans les vers 399, par le point d’interrogation à la fin des vers 806, 807, 808, 888, 936 et 1956 et à la césure dans le vers 893, et par le point d’exclamation dans le vers 1702.
Nous avons supprimé les deux-points dans le vers 833 et nous les avons remplacés par la virgule dans les vers 555, 1022, 1770, par le point dans le vers1091, et par le point d’interrogation dans les vers 1076, 1158, 1180, 1415, 1474, 1587, 1806, 1906, 1955. Nous avons changé la place des parenthèses dans le vers 379, de manière qu’elles encadrent la construction incise s’il vous plaist, sans le syntagme et songez.
Nous avons introduit le point d’interrogation dans le vers 623, après l’adverbe interrogatif où, à la fin du vers 1535, 1811 et nous l’avons remplacé par le point d’exclamation dans le vers 625, par le point dans le vers 834 et par la virgule dans les vers 835, 962. Nous avons introduit le point d’exclamation après quoy dans le vers 1695.
Nous avons conservé la graphie de l’édition de 1642, qui présente beaucoup de différences par rapport à la norme actuelle. La première moitié du XVIIe siècle est une époque où l’orthographe n’était pas encore fixe, ce qui explique la grande liberté graphique et les nombreuses variantes que l’on retrouve dans le texte. Analysant les orthographes différentes par rapport aux orthographes qui se sont imposées en français moderne on peut inventorier quelques traits récurrents :
– il y a encore beaucoup de graphies qui respectent plus ou moins l’étymologie des mots : adveu, advoüer, bon-heur, cognoissance, cognoistre, escouter, fruict, mal-faisant, mal-heur, poinct, r’entrer, souspirer, soustenir, trespas, etc.
– l’accent aigu est très rarement présent, seulement à la fin du mot ou parfois sur l’adjectif démonstratif (cét).
– le tréma apparaît souvent sur le u lorsqu’il est la seconde voyelle d’un diphtongue (advoüer, loüange, oüir, oüy) et sur le e muet en fin de mot (conceuë, esmuë, vuë).
– le y remplace souvent le i en fin de mot : franchy, ny, paty, oüy, sy.
– le s apparaît systématiquement pour marquer l’allongement de la voyelle précédente, là où aujourd’hui on emploie l’accent circonflexe : estre, nostre, vostre.
– souvent le z remplace le s comme marque de pluriel des adjectifs participes.
– il y a variation entre les formes du futur ou de passé simple en –ay (-ai) et les formes en –é.
– au pluriel des mots terminés en –mant, -ment, le –t disparaît d’habitude devant le –s (amans, contentemens, tourmens).
– dans les formes inversées du verbe des interrogations ou des exclamations, après le t euphonique, on utilise, à la place du tiret moderne, l’apostrophe.
Archaïque, cette graphie qui multiplie les variantes présente parfois des cas aberrants, qui ne peuvent s’expliquer autrement que par une sorte de « contamination » du contexte : la graphie censuë (v. 302) pour sangsue peut s’expliquer par l’influence de la graphie du mot conceuë qui se trouve à la rime dans le vers suivant.
Il y a quelques éléments par lesquels nous avons modernisé la graphie : nous avons distingué i et u voyelles des consonnes j, respectivement v, qui présentaient la même graphie à l’époque. De même, nous avons décomposé la ligature (&) en et, ß en ss, ~ en m ou en n.
Nous avons apporté les modifications suivantes au texte :
Premier paragraphe, ligne 7dequoy=de quoy
Premier paragraphe, ligne 18l’ors que=lors que
Premier paragraphe, ligne 31appatient=appartient
Sixième paragraphe, ligne 8mervellleux=merveilleux
Ligne 8 :qu’il le=qui le
Ligne 23 :sindeese=sinderese
v. 10Sus=Sur
v. 46s’il=s’ils
v. 50un=une
v. 59compter=conter
v. 93la=l’a
v. 116ou=où
v. 121la=l’a
v. 124hébien=hé bien
v. 130abbas=à bas
v. 131un=une
v. 165mouerrons=mourrions
v. 181N’ager=Nager
v. 246face=fasse
v. 247faut=fait
v. 262est=es
v. 269instinc=instinct
v. 270est=es
v. 273qui faut=qu’il faut
v. 311se sont=ce sont
v. 318n’y=ny
v. 322a=as
v. 324a=as
v. 345ce=se
v. 357estime=estimé
v.367Dequoy=De quoy
v. 415s’en=c’en
Ligne 6un ambition=une ambition
Ligne 9qui le =qu’il le
Ligne 15qui le =qu’il le
Ligne 19ce=ces
v. 449anthipaties=antipathies
v. 457un ame=une ame
v. 464d’ompter=dompter
v. 484foufflé=soufflé
v. 573qui=que
v. 594n’y=ny
v. 627n’y=ny
v. 643c’est=cest
v. 643qui=que
v. 661Oze-tu=Ozes-tu
v. 662Oze-tu=Ozes-tu
v. 663Oze-tu=Ozes-tu
v. 664Oze-tu=Ozes-tu
v. 670Qu’il=Qu’ils
v. 670s’accagent=saccagent
v. 702n’y=ny
v. 718face=fasse
v. 750il=ils
v. 752imposer=implorer
v. 760fait=fais
v. 795qui le=qu’il le
v. 809est tu=es tu
v. 823L’as=Là
Ligne 6c’est=cest
Ligne 17la pareil=l’appareil
Ligne 20montre=monstre
v. 898ces=ses
v. 1110nos=vos
v. 1127me=m’en
v. 1127n’en=ne
v. 1133vous-estes=vous estes
v. 1154l’a=la
v. 1157froideur=froideurs
v. 1170querir=guerir
v. 1182sen=sens
v. 1196se sont=ce sont
v. 1212Que =Qui
v. 1225ces=ses
v. 1231l’a=la
v. 1233le pareil=l’appareil
Ligne 9blesla=blessa
v. 1280causoit=causoient
v. 1297enquoy=en quoy
v. 1320desplaisir=de plaisir
v. 1349ingrant=ingrat
v. 1351ou=où
v. 1354Et=Ou
v. 1439dans=de
v. 1466choisit=choisir
v. 1473abisme=abismes
v. 1476De=Je
v. 1495c’est=cest
v. 1498Cy=Sy
v. 1516leur=leurs
v. 1548qu’elle=quelle
v. 1561à=a
v. 1571conjure=conjuré
v. 1584un ardeur=une ardeur
Ligne 12fugif=fugitif
Ligne 15deluy=de luy
Ligne 15mouvant=mourant
v. 1600ou=où
v. 1618un=une
v. 1673N’y=Ny
v. 1673ou=où
v. 1712à=a
v. 1724est-il, possible=est-il possible
v. 1726partiré=patiré
v. 1744un=une
v. 1755hair=haïr
v. 1757m’éprise=méprise
v. 1772qu’il=qui
v. 1775de la mort=de l’amour
v. 1824nous=vous
v. 1831Gardès =Gardez
v. 1859cherisable=cherissable
v. 1885n’y=ny
v. 1889à=a
v. 1904hair=haïr
v. 1915Dequoy=De quoy
v. 1922ou=où
v. 1952un=une
v. 1975vivons=vivrons
v. 1979ou=où
v. 2001avons=faisons
Nous avons corrigé les noms des personnages dans les didascalies de certaines scènes :
Acte I, scène 3 : MALTIDE=MANLIE
Acte I, scène 5 :EPAMINONDAS=MANLIE
Acte III, scène 6 :EROSTATE=EROSTRATE
Acte IV, scènes 3 et 4 :EMILLE=EMILIE
Acte IV, scène 4 :ALPHE=ALPHEE
Acte V, scènes 6 et 7 :TALPHURNIE=CALPURNIE
Nous n’avons pourtant pas corrigé le nom du personnage Eresistrate, qui tout au long du troisième acte apparaît comme Erostrate, parce que ce nom apparaît dans certaines répliques.
Nous avons complété la liste des personnages du deuxième acte par [RADAMISTE fils de Pharasmane.].
Toutes les questions de grammaire qui représentent des différences du système de la langue française du XVIIe siècle par rapport au système actuel ont été expliquées dans les notes du texte.
Les mots qui n’existent plus en français contemporain, ceux qui sont ressentis aujourd’hui comme vieux ou qui avaient d’autres acceptions au XVIIe siècle figurent dans le glossaire et un astérisque après chaque occurrence dans le texte y marque leur présence.
MONSIEUR,
Il me sieroit mal de vouloir faire l’Orateur, et d’emprunter les beautez de l’Eloquence pour dépeindre en cette Epistre celles de vostre Esprit. Je sais que vous estes de ceux que l’artifice offence, et que comme il est desadvantageux de farder ceux qui naturellement ont tous les advantages que l’on pourrait souhaitter, que de mesme c’est diminuer de vostre gloire, que de vouloir l’augmenter avec des flatteries. Pour vous faire aimer il ne faut que vous faire veoir comme vous estes, et pour avoir une approbation universelle il ne faut seulement qu’estre advoüé* de vous. Aussi, MONSIEUR, confessay-je ingenuëment que je viens à vous à dessein d’y trouver ce que je donnerois aux autres, et d’acquerir un renom immortel à ma plume en vous consacrant un de mes ouvrages, comme les autres le recevraient de moi si je les employois en leur faveur. Recevez-le, donc, MONSIEUR, avec autant de bonté que j’ai de zele à vous offrir, et considérez que c’est le respect que je vous porte, qui m’empesche de m’estendre davantage sur vos loüanges, et qui m’oblige de me resserer en un champ si grand et si vaste , puisque je croirois vous faire tort si je desrobois à l’Histoire de France, (que j’espère de faire un jour) un de ses plus riches ornemens pour en parer un ouvrage de cette Nature. Je veux donc aujourd’hui faire vanité de mon silence pour monstrer dedans peu la raison qui m’y contraignoit, et demeureray satisfait de tesmoigner à nos Nepveux qu’apres vous avoir veu brillant d’une gloire dont les plus grands Esprits n’ont eu que l’ombre, cette belle contemplation a jetté tout d’un coup mon Esprit dans une telle admiration qu’elle m’a ravy comme hors de moy-mesme, ne permettant pas à ma plume de passer outre, et ne m’accordant pour toute grace que la liberté de me dire,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tre-obeïssant serviteur
GILLET.
Je ne veux point me forger des monstres pour les combattre; ce n’est pas que je veuille conclure de là que cét ouvrage soit sans aucunes fautes, mais seulement faire entendre que j’ignore l’endroit où elles sont. J’ai assez d’humilité pour advoüer qu’il peut y avoir plusieurs defauts, mais je n’ai pas assez de cognoissance pour les appercevoir : Si j’eusse pû faire ce discernement, les absurditez en seroient maintenant moins grandes, ou le nombre plus petit. Je suis donc bien esloigné de pouvoir deffendre ce Poëme des erreurs dont on voudra l’accuser, puisque je ne les cognois pas, et que je ne puis voir de quoy il est coupable. Tout ce que je puis faire en sa faveur est de parler de l’intention de son subjet, et de considerer à part le dessein de chacun Acte. Je n’entreprends point de discourir; ny des pensees de tout l’œuvre, ny de leur expression, ny de la façon des vers; Je me mettrois au hazard de ressembler à celuy dont se mocque le Rhetoricien, qui fit un volume de censures plus ample que n’estoit celuy qu’il condamnoit. Je dis de tout le corps de la piece devant que deavant que de + infinitif ; Vaugelas les acceptent toutes les deux, tout en remarquant que « avant que est plus de la Cour, et plus en usage : L’un et l’autre devant l’infinitif demande l’article de » (p. 319). Haase montre que devant et avant ne se distinguaient pas encore l’un de l’autre d’une manière précise et que tous les auteurs du XVIIe siècle emploient devant à la place de avant tantôt comme préposition, tantôt comme adverbe, le construisant avec le que comparatif (§ 130. A). Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que la forme avant de + infinitif se généralisera (cf. N. Fournier, § 413).se, les pronoms adverbiaux en et y. Examinant les deux types de constructions, je ne le veux pas faire et je ne veux pas le faire, Vaugelas écrit : « tous deux sont bons, mais (...) si celuy-là doit estre appellé le meilleur, qui est le plus en usage, je ne le veux pas faire, sera meilleur que je ne veux pas le faire, parce qu’il est incomparablement plus usité. » (p. 376-377).e siècle pour exprimer la cause, elle sera déclarée hors d’usage par l’Académie (cf. Haase, § 137, 2°). Vaugelas accepte les deux formes, mais il remarque la fréquence beaucoup plus grande de parce que : « Pource que est plus du Palais, quoy qu’à la cour quelques-uns le dient aussi » (p. 47).
In felix utrumque ferent ea fata minoris,
Vincet amor patriæ, laudumque immensa cupido.En fait les vers cités sont : « Infelix! utcumque ferent ea facta minores:/ uincet amor patriae laudumque immensa cupido » , « Malheureux, de quelque manière que la postérité doive apprécier cet acte : l’amour du pays l’emportera et un désir passionné de la gloire » ( Virgile, Eneide, chant VI, vers 823-824, traduction de Jacques Perret).
Le second Acte est un tableau de l’ambition. Nul n’ignore que ces deux passions, l’honneur et l’ambition ne soient les branches d’une mesme tige qui est le desir, leur difference consiste en celle de leur objets; l’une regarde pour son but l’estime et les loüanges, l’autre tend aux grandes et sublimes dignitez ; c’est là qu’elle se repose, si l’on peut dire que l’ambition soit capable d’avoir jamais aucun repos. Je crois qu’il me seroit superflu de parler du sujet, l’exemple est assez bien appliqué, ce me semble, et je ne pense pas qu’il se trouve personne qui ne l’approuve.
Quelques uns, amateurs de la vérité de l’Histoire, auront de la peine à souffrir que dans le troisiesme Acte, où j’ai representé la passion d’amour, j’aye fait commettre au jeune Antioque une seconde faute contre son devoir, pour s’estre ouvert à sa belle mere, et luy avoir declaré son amour; mais je les prie de penser que si j’eusse fait paroistre sur le Theatre avec la mesme reverence et la mesme discretion* qu’il a dans l’Histoire, qu’e siècle la cojonction que est fréquemment répétée après une incise, dans ce cas, la proposition circonstancielle à valeur hypothétique (cf. Haase, § 136. A).
Le quatriesme est l’Histoire d’Emilie ; je ne croy pas qu’on me nie que ce ne soit l’exemple d’une veritable jalousie ; Plutarque est ma caution en ses Collations des Histoires Grecques et Romaines, comme aussi de l’Histoire de Bisathie, et c’est apres ce Philosophe que je la traitte comme un effect* de cette passion si cognuë dans le monde.
Le dernier est de la hayne. J’advouë qu’on le peut aussi donner à la colere, bien que ces deux passions soient assez differentes entr’elles, et je me serois à la fin persuadé que l’exemple de Bisathie le devoit estre seulement de la colere, si je n’y avois apperceu cette difference qui appartient à la haine, c’est que la colere ne persiste pas, et bien souvent s’appaise à la moindre satisfaction ; et que la hayne au contraire ne desistee siècle il y a variation libre entre la construction intransitive et la construction réflexive de certains verbes ; on pouvait omettre le pronom réfléchi. Haase (§ 61) donne les exemples :« Quand on a commencé d’en suivre la bannière, Il ne faut plus en désister » (Corneille, Imit., VIII, v. 6122), « ils avoient déjà fait...porté parole...qu’ils désisteroient. » ( Racine, Lettr., VI, p. 476).que a dans ce cas la valeur de la locution conjonctive avant que – et on peut y voir aussi une nuance sémantique de conditionnement, d’implication logique (à part la valeur temporelle qui d’ailleurs l’implique), spécifique à la locution conjonctive sans que.
Je ne parleré point de l’invention du subjet, bien qu’il ne fut pas hors de propos ny hors de besoin, car je ne redoute point qu’elle n’ait esté sindiquee* de la pluspart de nos çenseurs, qui se montrent plus Religieux en l’observance des loix Chimeriques du Theatre, qu’en l’accomplissement des Statuts qui concernent leur salut. Quant cet ouvrage n’auroit de beau que sa nouveauté, c’est assez pour exciter l’envie à vomir son venin à l’encontre. Mais que ces Messieurs en dient ce qu’il leur plaira, tousjours est-il vray que la piece toute deffectueuse qu’elle est, peut donner de l’instruction. Le plaisir que sa diversité apporte est accompagné d’utilité, le merveilleux et l’hystorique s’y rencontre, et l’on peut dire en son honneur ce vers d’un de nos maistres, desja tant de fois allegué.
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.Horace, De Arte poetica (Art poétique), vers 343, « mais il enlève tous les suffrages celui qui mêle l’agréable à l’utile. » (traduction de François Villeneuve).
Adieu, pardonne-moy les fautes d’Impression, que mes affaires ne m’ont pas donné le loisir de corriger.
LOUIS PAR LA GRACE DE DIEU, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE : A nos amez et feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, et à tous autres de nos Justiciers et Officiers qu’il appartiendra, Salut. Nostre cher et bien aimé TOUSSAINCT QUINET, Marchand Libraire de nostre bonne ville de Paris. Nous a fait remonstrer qu’il desireroit faire Imprimer une piece de Theatre intitulees, Le Triomphe des cinq Passions : Ce qu’il ne peut faire sans avoir sur ce nos Lettres, humblement nous requerant icelles. A CES CAUSES, desirant traitter favorablement ledit exposant, Nous luy avons permis et permettons par ces presentes, de faire Imprimer, vendre et debiter en tous les lieux de nostre obeyssance ledit Livre, en telles marges, en tels caractères, et autant de fois que bon luy semblera, durant l’espace de cinq ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’il sera achevé d’Imprimer pour la premiere fois. Et faisons tres-expresses defences à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de l’imprimer ou faire imprimer, vendre ny debiter durant ledit temps, en aucun lieu de nostre obeyssance sans le consentement de l’exposant, soubs pretexte d’augmentation, correction, changement de titre, fausses marques, ou autres en quelque sorte ou maniere que ce soit: A peine de trois mil livres amende payables sans déport, et nonobstant oppositions ou appelations quelconques par chacun des contrevenans, appliquable un tiers à nous, un tiers à l’Hostel Dieu de nostre bonne ville de Paris, et l’autre tiers audit exposant, confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous despens, dommages et interests : A condition qu’il sera mis deux exemplaires en blanc de seits livres en nostre Biblioteque publique, et un en celle de nostre tres cher et feal le sieur Seguier Chevalier, Chancelier de France, avant que de les exposer en vente, à peine de nullité des presentes : Du contenu desquelles, Nous vous mandons que vous fassiez joüyr et user plainement et paisiblement ledit exposant, et tous ceux qui auront droit de luy, sans qu’il leur soit donné aucun trouble ny empeschement. Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin dudit Livre, un extraict des presentes, elle soit tenuës pour deuëment signifies, et que foy y soit adjoustee, et aux coppies collationnees par l’un de nos amez et feaux Conseillers et Secretaires comme aux Originaux. Mandons au premier nostre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’expedition des presentes tous exploicts necessaires, sans demander autre permission CAR TEL est nostre palisir, nonobstant clameur de Haro, Chartres Normande, et autres Lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-septiesme jour de Fevrier, l’an de grace mil six cens quarante deux ; et de nostre regne le trente deuxieseme. Par le Roy en son Conseil.
LE BRUN.
Les exemplaires ont esté fournis.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois le dernier Juin 1642.
Arthemidore Gentil-homme Grec ayant l’esprit embarassé de vaine gloire, d’ambition, d’amour, de jalousie, et de fureur, va trouver un sçavant Enchanteur qui demeuroit en la ville d’Athenes, et le priant de le guerir des douleurs qui le tourmentoient, luy descouvre sa blessure, et luy declare ingenuëment sa foiblesse, lors l’Enchanteur tasche de le
soulager par des raisons fortes et convaincantes : mais voyant qu’il falloit un charme plus puissant pour le faire rendre, il se resout de faire un effort merveilleux, et de rapporter des Enfers des heros les plus signalez de l’antiquité, pour luy monstrer comme les passions qui le tyranisoient alors estoient dangereuses, puisqu’elles avoient autrefois causé la perte de ces grands hommes qu’il luy vouloit faire voir, l’ayant donc fait entrer en un lieu
propre pour ce mystere, il luy impose le silence et l’advertit d’escouter attentivement tous L’Illusion comique, premier acte, scène 3, où Alcandre invite Pridamant à entrer dans sa grotte : « C’est qu’un charme ordinaire a trop peu de pouvoir / Sur les spectres parlants qu’il faut vous faire voir. » (v. 211–212).lors est très souvent employé, surtout au commencement du XVIIe siècle, à la place de l’adverbe alors, qui commence à s’imposer à l’époque ; Vaugelas ne l’admet pas (cf. Haase, § 96).e siècle, l’emploi du gérondif était beaucoup plus libre que dans le français actuel ; donc ce mode peut figurer souvent dans la phrase sans exprimer un rapport précis, prêtant quelquefois même à l’équivoque. Souvent le gérondif est employé dans un sens absolu, le sujet auquel il se rapporte se trouvant dans une proposition précédente ou ne résultant que d’une manière générale de l’ensemble de la phrase (cf. Haase, § 95). Aujourd’hui on emploierait plutôt une proposition conjonctionnelle.e siècle ne distinguait pas entre la cojonction subordonnante quoique et le pronom relatif quoi que.
victorieux, et qu’il eust delivré la ville dont il l’avoit laissé Gouverneur d’un siege insupportable, et d’une servitude infaillible, on le voit qui poussé de cette vaine gloire a peur de perdre le fruict de ses victoires en sauvant la vie à son fils, et de ternir par la pitié la grande reputation qu’il avoit acquise par son courage, pour meriter quelque loüange il veut montrer qu’il se détache de ses interests*, et que malgré le sangSang « race, extraction, famille, (...), les enfants par rapport à leurs pères, les membres de la famille par rapport les uns aux autres. » (Littré)Nature « ensemble des sentiments innés » ; « sorte de constitution morale qui nous fait discerner plus par sentiment que par raison le bien et le mal. » (Littré)
rend à la vertu Romaine ce que ceux qui ne se vouloient immortaliser luy devoient, et fait vanité de tesmoigner au peuple que pour acquerir de l’honneur il periroit luy-mesme et se priveroit de vie. Puis lors que l’on luy vient dire l’effect* de la sentence qu’il a donnee, c’est à dire la mort de son fils, la sinderese* du vice le prenant tout à coup, il en conçoit un si grand déplaisir qu’il reste sans mouvement, et nous apprend par ce remord le
repentir que traine apres soye siècle, soi et lui, qui étaient en concurence, vont distinguer leur emploi, lui référant aux personnes et soi aux choses (cf. N. Fournier, § 274, § 283).
L’édition originale donne : « Et si tant de vertus ne brilloient en luy », vers faux de 11 vers, donc nous corrigeons.
Arthemidore ayant veu representer l’Histoire de Manlie demeure estonné*, mais l’Enchanteur l’ayant adverti qu’il se preparast de veoir d’autres merveilles luy promets de le guerir de l’ambition dont il estoit preoccupé, et le faict entrer aux mesmes lieux où il avoit veu le premier spectacle. Lorslors a la valeur de alors, cf. la note 12, page 7.
pour quelles raisons il assiegeoit son frere Mithridate Roy d’Harmenie, et declare à son confident que son fils Radamiste avoit un ambition si puissante qu’il luy avoit declaré qu’il vouloit son Estat, et que ne voulant pas le priver de vie; il luy avoit promis de luy faire avoir la Couronne de son frere, mais que
Lors le Fils entre avec le Gouverneur de la ville où estoit Mithridate, qui promet de la livrer: et le pere s’y voulant opposer, le fils transporté d’ambition luy parle mal à propos, et l’oblige de l’abandonner : lors le fils donne ordre qu’entrant dans la ville avec le Gouverneur on passa tout par le fil de l’espée, et quelque temps apres luy venant dire que les gens sont entrez dans la ville, mais que Mithridate s’est sauvé dans un Chasteau qui
peut tenir cinq ou six jours, il envoye leur dire qu’il se rende, et qu’il le garentiroit* de fer et de poison, et le tenant en sa puissance, il le fait estouffer; mais aussi tost la justice Divine agissant, une rage s’empare de son ame et le jettant dans un horrible desespoir, il se frappe de son espée, et monstre que cette ambition estant pernicieuse traine apres soy ces malheureux effets qui ne peuvent jamais dementir leurs causes.
esprit un moindre empire que l’ambition le fait entrer dans le Temple et luy faict veoir les violences oùoù a la valeur du pronom auxquelles.e siècle le pronom lequel peut se rapporter à un substantif qui le précède immédiatement, servant de nominatif ou de complément à l’accusatif (cf. Haase, § 33. A).
chez nous ce tyran lors que nous avons permis qu’il s’enen se rapportant, selon l’usage de l’ancienne langue, à des personnes et remplaçant un pronom personnel de la première ou de la seconde personne avec de se retrouve chez tous les auteurs du XVIIe siècle (cf. Haase, § 9.II.C).que, le subjonctif par l’indicatifsi le verbe de la principale n’exprimait plus que l’accomplissement d’une action (cf. Haase, § 76.A.).qui, s’agissant d’une proposition relative déterminant le substantif amant ; la faute s’explique par la longueur de la phrase et par la présence d’autres propositions entre les deux relatives coordonnées.
Medecin l’estant venu trouver luy confirme encor l’opinion qu’il avoit qu’elle l’avoit dit à son pere, ce qui l’oblige à le chasser severement, et se voyant seul se met en estat de mourir, car rompant l’appareil* qu’il portoit sur une blessure qu’il avoit au bras il tombe en une foiblesse, et monstre à quelle extremité* l’amour des-honneste nous reduit lors que nous n’avons pas la force de nous deffendre de ses coups, et que nous abandonnons nostre
ame, à ce monstre qui se sert de l’image de la beauté, pour nous seduire et pour nous
Arthemidore ayant veu les mal-heureux effects que l’amour avoit causez en la personne d’Antioque, prie l’Enchanteur de guerir encor son esprit de la jalousie dont il estoit preoccupé. Ce qu’il fait aussi-tost, luy proposant l’Histoire d’Emilie Gentil-homme de la ville de Sybaris, lequellequel est dans ce contexte équivalent à qui.
passa de l’excés de l’amour à celuy de la jalousie : Ce qui faisoit qu’il ne pouvoit que a le sens de sans que, cf. la note 78, page 33.ce que ; dans ce contexte, il équivaut plutôt au pronom cela.
recogneu il se desespere et détrompe le mieux qu’il pût, cette femme que les Dieux avoient punie par la main, et cause de cét exercice jalousie qui l’aveugloit sans cesse, et l’empeschoit de leur rendre les devoirs que leurs puissances souveraines exigent de tous les mortels.
L’Enchanteur ayant fait voir l’Histoire d’Emilie à Arthemidore, recognoit un grand changement en son esprit, voit clairement des marques de l’impression que ces exemples avoit fait sur luy : ce qui l’oblige de le faire encor r’entrer dans le Temple, pour luy monstrer en l’Histoire de Bisathie le tort que nous faisons, de croir aux premiers
mouvemens que nous inspire la fureur et la hayne; car cette pauvre Infante estant devenuë esperdument amoureuse de Calpurnie, que son pere (le Roy des Massiliens) vouloit immoller, elle le garantit*, et pour le sauver le cache en une maison d’une de ses confidantes mais ce malheureux Amant ayant trouvé l’occasion de sortir des terres de son pere en sortant de cette maison, s’enfuit avec le dessein de revenir voir Bisathie avec plus
de seureté pour luy : mais lors qu’elle fut advertie de son départ, la colere l’aveuglant elle conçoit une hayne si grande contre
temps apres reçoit une lettre de luy, par laquelle il l’asseuroit en mourant de sa fidelité; ce qui la jette tout à coup dans un profond desespoir, et la fait se resoudre à la mort, pour monstrer le regret qu’elle avoit de n’avoir pas resisté puissamment à ces premiers mouvemens de colere et de hayne, qui l’avoient transportée jusqu’au poinct de ne luy vouloir pas permettre de se justifier; Enfin l’Enchanteur ayant fait voir cette cinquiesme
Histoire, prie Arthemidore de se retirer, de faire son profit de ce qu’il avoit veu, ce qu’il fait aussi-tost, le remerciant des bons offices qu’il avoit receus de luy, et le priant de luy faire voir les cinq autres Histoires qui luy promettoit au plustost, s’en va comblé d’allegresse et de joye, et guery de ces passions qui l’avoient si cruellement tourmenté.
LETTRE.
Les sources pour l’élaboration du glossaire :
Nous avons très peu d’informations sur la vie de Gillet de la Tessonerie et celles-ci proviennent surtout des préfaces de deux de ses pièces, La Quixaire et Le Triomphe de l’amour honneste.
Né en 1619 ou en 1620, il a été pendant quelque temps dans le « cabinet » de son ami, Le Comte, qui va écrire un poème en l’honneur de sa première pièce.
1638 : sa première pièce, la tragi-comédie La Quixaire, qui sera publiée en 1640, est créée au Théâtre du Marais et obtient un certain succès.
1639 : il écrit encore une tragi-comédie, La Belle Policritte, qui sera publiée en 1643.
1640 : il compose sa première comédie, Francion, publiée en 1642. C’est aussi l’année où il écrit Le Triomphe des cinq passions, sa troisième tragi-comédie, qu’il publiera en 1642
1641 : il accompagne un capitaine des Gardes dans la campagne du Piedmont.
1642 : il hérite de son père la fonction de « conseiller du Roy et controlleur general des boestes des monnoyes de France », mais il ne sera jamais l’un des protégés de Richelieu. Il publie aussi Le Triomphe de l’amour honneste ou les sentiments amoureux de Philandre.
1643 : il commence la tragi-comédie Le Grand Sigismond, qui sera créée probablement pendant l’automne 1645 et publiée en 1646.
1644 : il écrit la tragi-comédie L’Art de régner, qu’il va publier un an après.
1646 : il commence à écrire Valentinian et Isidore, publiée en 1648.
1647 : il écrit la comédie Le Desniaisé (publiée en 1648), d’où Molière a puisé le rôle de Métaphraste, le pédant du Dépit amoureux.
Il suit une période de dix ans pendant laquelle il n’écrit plus rien – la Fronde en peut être une raison –, pour revenir en 1657 avec une dernière comédie, Le Campagnard.
On ignore la date de sa mort.
Il semble que ses auteurs préférés étaient Montaigne, Caussin, Charron, Cureau de La Chambre, Sorel et Marandé, mais il est plutôt désintéressé de la littérature de son temps et même du succès de ses pièces.
LE / TRIOMPHE / DES CINQ / PASSIONS. / TRAGI-COMEDIE. / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, / dans la petite Salle, soubs la montée de la / Cour des Aydes. / M.DC.XLII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.