DÉDICACE,
À Monseigneur
WYNANT SCHIMMEL.
Mon ami bienveillant et dévoué,
Je vous présente à l’improviste mon funeste, mais, pour bien dire, mon courageux Brutus, qui, avec son grand ami Cassius, ouvre les rideaux de cette tragédie : soyez assuré qu’il se montrera devant vos yeux avec plus de gloire, parce que Brutus exilé (pour rétablir la liberté de Rome et soutenir les âmes opprimées) non seulement hasarde sa propre vie, mais se sacrifie pour l’honneur à la fatalité. Prenez la courageuse Porcia en pleurs dans vos bras avec compassion, elle qui, étouffée par le désespoir, voue son corps au sombre tombeau. Protégez-la des mauvaises langues, qui portent envie à son bonheur, pour qu’elle puisse, après sa mort, fleurir comme une rose sous les chardons et les épines. Ainsi je reste envers Votre Éminence
Dévoué et obligé
P. ZeerypNous remercions chaleureusement Paul Hombroukx, qui a bien voulu nous traduire cette dédicace. Cette traduction, qui n’a pas été aisée à réaliser, a bien entendu ses défauts, malgré le soin qui y a été apporté et les échanges pointilleux auxquels elle a donné lieu entre Paul Hombroukx et moi-même. J’ose croire que le sentiment d’étrangeté que le lecteur y trouvera à tel ou tel endroit n’est pas que le fruit d’une maladresse, mais également la conséquence d’une langue qui est doublement étrangère pour le lecteur français, puisqu’il est question non seulement de néerlandais, mais de néerlandais du XVII esiècle, dont il faut capter l’esprit sans dénaturer la lettre. Nous retranscrivons ici le texte original :OPDRAGT, / Aan Monsr. / WYNANT SCHIMMEL. // Mijn gunstige en toegenegen Vriend, / Ik brenge u heel onverwacht te voorschijn mijn byna versturven, doch, om wel te zeggen, moedige Brutus, die met zijn hals-vriendt Cassius de gordijnen opent van dit Treur-tooneel : verzeekert zijnde, dat hy voor uwe oogen des te heerlijker zich zal vertoonen, om dat hy als balling, (om de vryheidt van Roomen te herstellen, de verdrukte gemoederen te verlichten) zich zelven niet alleen in waaghschaal stelt, maar om d’eere zich op-offert ann het nootgeval. Ontfang de kloekmoedige en Schreyende Porcia, in uwe armen van meêdoogentheidt, die, door wanhoop verstikt, harr lichaam aan het droevig graf op-offert. Bescherm haar voor de lastertongen, en die haer geluck benijden, op datze na haar doodt mach bloeyen als een Roos onder de Distelen en Doornen. Dit doende, blijf ik U.E. / Toegenegen en verplichte /P. Zeeryp.
C’est par cette dédicace, placée entre la page de titre et la liste des personnages, que le lecteur néerlandais de 1653 pouvait commencer sa lecture d’une tragédie intitulée De Dood van Brutus en Cassius.La Mort de Brutus et Cassius ».P. Zeeryp »Gerijmt door P. Zeeryp. indiquait la page de titre.
Paradoxalement, l’édition critique que nous réalisons ne contredira pas foncièrement la lecture de la tragédie par Pieter van Zeerijp, là où nous aurions pu croire que le contexte dont nous ne sommes pas privé allait infléchir la lecture en un sens beaucoup moins flatteur pour le camp des républicains défaits en Macédoine. Après la mort de César, les conjurés avaient dû s’exiler pour finalement rencontrer les troupes des partisans de César, menées par les triumvirs Octave et Marc Antoine, à Philippes. C’est de cette bataille, acte de décès de la République romaine, dont il est question dans la pièce de Guérin de Bouscal. Dans le propos de Pieter van Zeerijp, les triumvirs et la cause qu’ils défendent (la vengeance de César) brillent par leur absence. Les figures du camp des « Libérateurs » ne voient dans leur caractérisation aucune ombre au tableau, comme si la condamnation morale devenait l’injustice de ces « mauvaises langues » dont Porcia, la femme de Brutus, serait victime sans l’intervention du spectateur. Brutus et Cassius y apparaissent réconciliés et leurs disputes de Sardes ne sont qu’un lointain souvenir.Vie de César], et l’apaisement de courte durée qui succéda au meurtre. En revanche il insiste sur la glorieuse apothéose de César que Plutarque ne mentionne qu’à peine, Suétone plus longuement, et qui ne se trouve chez aucun de ses prédécesseurs, sauf Muret. Mais c’est surtout les personnages qu’il modifie, en particulier Marcus Brutus dont il dessine un portrait peu flatteur. Au mépris de l’histoire, il déforme son caractère en lui attribuant le rôle de Décimus Brutus, chargé d’entraîner au Sénat César par des flatteries et par des mensonges. Et du personnage historique, généreux défenseur de la liberté républicaine, stoïcien réputé pour son intégrité morale qu’était Brutus, – c’est ainsi que le présentaient Shakespeare et, avant lui, Grévin et Pescetti – il fait un fourbe odieux dont il marque, de plus, l’incapacité politique par « le mouvement de conversion » [i.e. le retournement du peuple] qui s’accomplit après la mort de César » (Éveline Dutertre, « À propos de quelques tragédies de la mort de César des XVIe et XVIIe siècles », Littératures Classiques, 16, 1992, p. 224 ; nous soulignons). Nous notons un point de détail vis-à-vis de ce qu’écrit Éveline Dutertre : on verra dans notre développement que le stoïcisme du personnage historique n’allait pas de soi, quoique la tradition historique ait très longtemps été portée à le lire dans ce sens ; ainsi, la question de la philosophie de Brutus est débattue dans les études modernes du Jules César de Shakespeare. Ce qui est sûr, c’est que La Mort de Brute et de Porcie, au contraire de La Mort de César, marque partout l’attachement d’un auteur à l’exactitude, dans un hymne à Plutarque.
La tragédie de Scudéry se voulait une apologie de la monarchie, dans un engagement politique déclaré par l’auteur dans son avis au lecteur. Cette dimension d’engagement semble bel et bien disparaître dans la pièce de Guérin de Bouscal. Dans ce même avis au lecteur de La Mort de César, Scudéry trouvait l’occasion d’exprimer un jugement personnel sur Brutus :
Je sçay bien que Brutus a des Sectateurs, qui ne le trouveront pas bon, mais outre que j’escris souz une Monarchie et non pas dans une Republique, je confesse que je n’ay pas de ce Romain, les hauts sentiments qu’ils en ont : car s’il aimoit tant la liberté de sa Patrie, je trouve qu’il devoit mourir avec elle, apres la perte de la bataille de Pharsalle, sans attendre celle de Philippes. Il ne devoit point devenir le flateur de CÆSAR, pour s’en rendre apres l’assassin ; ou plutost le Parricide : et s’il aimoit tant la Philosophie, il devait finir sans luy dire des injures, et ne pas faire voir qu’il ne vouloit estre sage, que lors qu’il estoit heureux.
Cette outrance ne saurait décrire le Brute de Guérin de Bouscal et ce n’est pas ce personnage qu’a lu et traduit Pieter van Zeerijp. Le Néerlandais aurait pu compter au rang de ces « Sectateurs » dont parle l’auteur de La Mort de César. Il répond sans le savoir à Scudéry, qui n’a plus qu’à rejoindre le camp des calomniateurs. Ainsi, plutôt que le personnage d’une suite, Brute est à considérer comme le personnage du premier volet d’une trilogie tragique où le héros vertueux rencontre la mort en se confrontant à son destin, tel Cléomène et Agis, ces deux figures que Guérin de Bouscal trouvera en poursuivant sa lecture de Plutarque.
Bien évidemment, cette édition critique, car c’est un de ses rôles majeurs, sera le lieu où l’on retrouvera le contexte perdu dans le voyage qui mène de Paris à la Hollande, contexte nécessaire à la légitimation de tout commentaire littéraire et auquel nous nous sommes attaché le plus soigneusement qu’il nous a été possible. Cela posé, nous sommes heureux de découvrir non sans surprise, dans ce que nous imaginons être les conditions dans lesquelles Pieter van Zeerijp a pris connaissance de cette tragédie, que la lecture d’un texte pour lui-même, qui conduit aisément aux égarements les plus malheureux, est ici possible. Que le lecteur ne craigne pas de s’y exposer ; s’il doute, qu’il nous lise.
Guérin de Bouscal est un auteur peu connu du début du XVIIe siècle, originaire du Languedoc. Malheureusement, les éléments sont pauvres et parler de sa vie est une tâche difficile ; les efforts faits dans ce sens ont souvent mené à des inexactitudes. Il apparaît alors qu’on a longtemps malmené son état civil, mettant même en question le prénom de GuyonLe Gouvernement de Sanche Pansa, éd. C.E.J. Caldicott, Genève, Droz, 1981, p. 11). Edric Caldicott défend alors le prénom Daniel.e siècle. », Mémoires de l’Académie des Sciences de Toulouse, t. IV, 1848, p. 39-79 ; repris dans « Mélanges biographiques et littéraires sur un auteur du XVIIe siècle. », Bulletin du Bibliophile, 1849, p. 114-129).Le Gouvernement de Sanche Pansa, éd. cit., p. 17).Gouvernement de Sanche Pansa.
Ce sont ces travaux, fruits d’un travail d’envergure, que nous suivrons. Mais nous nous permettrons une objection. En effet, il est un point sur lequel Edric Caldicott s’est senti forcé d’abdiquer : la détermination précise de la naissance de Guérin de Bouscal.
Le trésor des archives de France ranime mieux que tout commentaire la vie des personnages du passé, mais l’enfance de Daniel Guérin a disparu avec les archives détruites lors de la prise de Réalmont, une des places-fortes du Languedoc protestant, par les troupes de Condé, en 1628.
Ibid., p. 17.
Ce même amour des archives (appuyé sur une solide expérience généalogique) a guidé nos recherches. Dans un premier temps, l’explication historique donnée par Edric Caldicott justifie l’état du fonds des Archives Départementales du Tarn concernant Réalmont. En effet, dans ce premier temps, il apparaît que les registres les plus anciens sont ceux de la paroisse de Notre-Dame-du-Taur, ancien temple protestant confisqué par les catholiques en 1628
Puisque le curé Teulier ne pouvait préciser l’âge exact de Daniel Guérin, il faut croire que l’acte de naissance ne se trouvait pas dans les registres de l’église catholique ; de plus, les registres des baptêmes, mariages et sépultures de l’Eglise Réformée de Réalmont, qui manquent maintenant pour la période 1617-74, avaient déjà disparu.
Daniel Guérin de Bouscal, Le Gouvernement de Sanche Pansa, éd. cit., p. 18.
Quand on regarde ce fonds de plus près, on découvre un registre surprenant, qui semble avoir échappé à Edric Caldicott ou, du moins, n’a pas retenu son attention. Il faut en effet remonter une lacune de près de soixante ans pour trouver un registre de l’Église Réformée de Réalmont regroupant les baptêmes et les mariages de 1613 à 1617
Nous avons alors pu découvrir des informations qui coïncidaient avec ce que nous cherchions. Par souci de rigueur et pour pouvoir retranscrire mot à mot ce document, nous avons demandé de l’aide pour le déchiffrage à Philippe Corbière, un bénévole qui a réalisé des relevés dans les cantons de Vabre, Alban, Montredon, Villefranche et Réalmont, dont un relevé du registre qui nous intéresse. Ce généalogiste aguerri, que nous remercions, a ainsi pu nous donner une lecture des plus précises de l’acte :
Le 22 janvier Guy fils de M° Jean Guerin notaire, parrain noble Guyon de Gavarret sieur de St Léon, marraine Judith Guerin fille dudit M° Jean et imposé nom Guyon
À l’époque, le baptême suit toujours de quelques jours (voire de quelques heures) la naissance. Ainsi ce Guyon Guerin est-il né en janvier 1617 à Réalmont de Jean, notaire. Outre le fait que M. Caldicott donne pour père de notre auteur Jean Guérin, notaire de Réalmont, on remarque que la date coïncide quasi-parfaitement avec l’approximation de l’acte de sépulture de Guérin de Bouscal et, en tout cas, mieux qu’une estimation de sa naissance aux environs de 1613. Par ailleurs, sur la période 1613-1617, nous n’avons pas trouvé de Daniel qui puisse correspondre. C’est pourquoi nous sommes portés à croire qu’il s’agit là du baptême de notre auteur.
Quand Edric Caldicott évoque la « période 1617-74 », l’année de 1617 pourrait laisser penser qu’il connaît l’existence de ce registre. L’a-t-il examiné ? Quand bien même, l’écriture difficile de ces trois lignes, noyées au milieu d’autres lignes non moins difficiles à lire, nous fait dire qu’il n’a pas vu cet acte.
Les implications sont à deux niveaux : l’âge et le prénom. Premièrement, une naissance en janvier 1617 implique que la publication de la première pièce de Guérin de Bouscal se serait faite alors que l’auteur avait dix-sept ans (1634). Il n’est pas invraisemblable qu’un versificateur doué ait pu écrire une pièce à cet âge. S’il faut donner des exemples, on pensera à Jean de Rotrou, Philippe Quinault et, plus tard, Lagrange-Chancel. Il est même séduisant d’imaginer que La Doranise, tragi-comédie pastorale « en vers, en cinq actes et en trois naufrages »La Mort de Brute et de Porcie cite le prénom de Guyon, loin d’être le signe d’une erreur ponctuelle, est ainsi tout simplement la mention normale du prénom originel.
À la lecture de Caldicott, il est malheureux de constater que la question du prénom est traitée incidemment, bien qu’elle soit une préoccupation importante chez ce chercheur pour qui Guérin de Bouscal se prénomme DanielRevue du Tarn, 177, 2000, p. 155-162).Le Gouvernement de Sanche Pansa, éd. cit., p. 29. C’est le seul document d’archives de ce type (le seul où Guérin de Bouscal est prénommé « Daniel » dans le cadre typographique d’une citation, entre guillemets ou « sortie ») dans tout ce que nous avons lu de Caldicott sur Guérin de Bouscal (non seulement son édition critique mais aussi divers articles que l’on retrouvera dans la bibliographie). Il l’avait cité deux ans plus tôt dans la Revue du Tarn (« Hola ! Hé ! Sganarelle. Molière et le réalmontais Guérin de Bouscal », Revue du Tarn, 93, 1979, p. 20). On aurait pu s’attendre à ce que l’acte de sépulture vienne pallier ce manque. Or cette seconde occurrence de « Daniel » ne vaut pas la première. En plaçant ce prénom au second rang, elle ne fait qu’ajouter de la complexité à la question, comme nous l’étudions ici.Ibid., p. 18) ; nous confirmons la lecture de cet acte que nous nous sommes procuré.
Fier et ombrageux, conseiller du Roi, lieutenant du Roi en la prévôté, élu premier consul de Réalmont en 1651, il s’appelait
Danielet n’aurait jamais supporté l’utilisation de son nom par un autre, même si son titre de Bouscal, nous le verrons, ne venait que d’un petit lopin de terre dans le consulat du Laux, vicomté de Lautrec. Il avait deux frères, Pierre et Nathanaël, notaires tous les deux à Réalmont, maisDaniel fut le seul de la famille à signer ‘Guerin de Bouscal’, n’employant jamais son prénom; il existe un document dans les A.D. du Tarn qui porte la signature des trois frères, mais on n’y voit qu’un seul Guérin de Bouscal.Ibid., p. 14 ; nous soulignons.
Si nous lisons bien, nous comprenons qu’il n’existe pas de document signé « Daniel Guérin de Bouscal ». D’ailleurs, le seul document dont Edric Caldicott donne une reproduction (frontispice de son édition critique) est signé « Guerin de Bouscal ». Il ne faut pas en attendre plus du côté de ses œuvres : en effet, de ce côté, le privilège de La Mort de Brute et de Porcie est le seul à donner un prénom, qui confirme, on l’a vu, l’acte de baptême. Face au seul document de Caldicott donnant le prénom de Daniel, sous réserve de pouvoir un jour examiner les documents dont le chercheur donne les références sans les citer, ce privilège sort renforcé par l’acte de baptême que nous avons reproduit. Nous n’avons plus guère de doute quant à la naissance, en janvier 1617, de Guérin de Bouscal. Nous posons la question du prénom de Guyon, dont la fausseté nous semble à réévaluer.
L’essentiel de l’activité littéraire de Guérin de Bouscal se déroula à Paris, entre 1634 et 1645.infra, son œuvre, p. XII.
L’histoire littéraire l’a retenu pour ses liens, difficiles à déterminer, avec Molière. Ce dernier, qui était régulièrement dans le Languedoc entre 1647 et 1657, avait d’excellentes relations avec les lieutenants-généraux, en particulier avec le comte d’Aubijoux, qui fut l’un de ses premiers mécènes. Or Guérin de Bouscal connaissait d’Aubijoux, qui habitait d’ailleurs non loin de Réalmont. Caldicott avance ainsi l’hypothèse d’une rencontre entre Molière et Guérin de Bouscal par l’intermédiaire de d’Aubijoux, ce qui semble tout à fait vraisemblable. Mais il est encore plus probable que Le Gouvernement de Sanche Pansa, troisième volet d’une trilogie théâtrale à succès, soit arrivé entre les mains de Molière, à Paris, dès sa parution en 1642. Le Gouvernement de Sanche Pansa fut, après le Dom Japhet de Scarron, « la reprise comique préférée de Molière », annonce Caldicott au commencement de son introduction. La pièce fut en effet l’une des plus jouées par la troupe de Molière, qui a continué à la jouer vingt ans après sa création. Ainsi, c’est par Molière que la littérature a gardé un souvenir de Guérin de Bouscal.
There is also considerable lyrical variety, shown in lovers’ dialogues (II, 2, 4), stances (II, 3), an oracle (I, 1), and a scene with two echoes (II, 1).
(H.C. Lancaster, à propos de La Doranise)
H.C. Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, Part I, p. 422.
Oraison funèbre de Mgr l’Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu (1643)Revue du Tarn, 115, 1984, p. 461-470.
La Paraphrase du Pseaume XVII (1643)
L’Antiope, roman (1644-1645)L’Antiope et La Paraphrase du Pseaume XVII font partie de la liste des œuvres de Guérin de Bouscal donnée par C.E.J. Caldicott dans l’édition critique du Gouvernement de Sanche Pansa (éd. cit., p. 13). Les dates données correspondent alors aux dates de publication.
« Sur la guerison de Sylvie » (1637)La Mort de Brute et de Porcie et que nous présentons dans cette édition.
« Les Stances à Antiope » et le « Poème pour Périgonne » (1644)L’Antiope, livres troisième et cinquième. Ces deux poèmes ont été mis au jour par Georges Vergnes dans son article « Deux poèmes de Guérin de Bouscal », Revue du Tarn, 109, 1983, p. 89-94.
On l’aura compris après ce tour d’horizon, l’œuvre de Guérin de Bouscal ne se réduit pas à la trilogie cervantine. Sans Molière, l’histoire littéraire aurait-elle jamais retenu le nom de Guérin de Bouscal ? À regarder les travaux réalisés sur cet auteur, qui traitent de manière quasi-exclusive de ses comédies adaptées du Quichotte, il est permis d’en douter.Dom Quixote de la Manche, éd. Daniela Dalla Valle et Amédée Carriat, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1979 ; Dom Quichot de la Manche, comédie. Seconde partie., éd. Marie-Line Akhamlich, Université de Toulouse-Le Mirail, 1986 ; Le Gouvernement de Sanche Pansa, éd. C.E.J. Caldicott, Genève, Droz, 1981. Mes collègues de l’université de Paris-Sorbonne travaillent à deux éditions critiques qui paraîtront en même temps que la présente : il s’agit d’une édition du Fils désadvoüé (éd. Valérie Sinson) et d’une autre concernant les deux premiers volets de la trilogie cervantine (éd. Kevin Annelot). Pour se rendre compte de la disparité des travaux sur les œuvres de Guérin de Bouscal, il suffira de se reporter à la bibliographie.l’Antiope, roman qui évoque les amours de Thésée et de la reine des Amazones, qui « ne comporte pas moins de deux mille pages » et qui eut selon Georges Vergnes un « succès non négligeable ».Revue du Tarn, 109, 1983, p. 89.Paraphrase du Pseaume XVII et une oraison funèbre à la mémoire de Richelieu.
Cette variété est sensible dans la première édition de La Mort de Brute et de Porcie, que nous présentons. En effet, cette première tragédie de Guérin de Bouscal est précédée d’un prologue et suivie de poèmes, laissant la place à une certaine liberté : le prologue met alors en scène une Renommée en vierge rougissante, les poèmes évoquent une Sylvie insaisissable, si ce n’est « en songe »La Sylvie de Mairet, tragi-comédie pastorale, le prénom fait penser aux odes de La Maison de Sylvie, œuvre de Théophile de Viau publiée à partir de 1624. Théophile, condamné, est alors sous la protection de Henri II de Montmorency (1595-1632) et chante sa femme, Marie-Félicie des Ursins (1600-1666).La Dramaturgie classique en France, Saint-Genouph, Nizet, 1950-2001, p. 297. Il est possible de rapprocher cet usage des séries de quatrains des scènes II, 1 et II, 3, au seuil de la première bataille. De manière parfaitement symétrique, aux exhortations de Marc Antoine et de Brute répondent les trois « Chefs » de leur armées qui assurent leurs généraux respectifs de leur résolution à suivre le dessein qu’ils se sont fixé. On peut également penser à un passage de la première scène qui réunit Brute et Porcie (I, 5), tendre échange avant la séparation, construit autour du refrain « Si [tu me survis], je ne me plaindray pas. » Ces deux cas de fidélité s’accordent bien au lyrisme et à la pompe de la forme, exprimant le dévouement total dans la gravité des circonstances. Les quatrains sont alors délimités par le changement d’interlocuteur.
Après l’assassinat de César en 44 av. J.-C., ses héritiers politiques, menés par Marc Antoine (son ancien bras droit) et Octave (son fils adoptif, le futur empereur Auguste), forment un triumvirat avec Lépide. Les Républicains fondent alors leurs espoirs sur ceux qu’ils surnomment les « Libérateurs » alors que le parti adverse les considère comme les « césaricides ». Brutus et Cassius, les chefs des conjurés, ont dû fuir en Orient. En Italie, Marc Antoine et Octave mettent en place une politique de proscription, politique dont Cicéron est notamment victime. La confrontation entre les deux partis a finalement lieu en octobre 42 av. J.-C. à Philippes (Macédoine) au cours de deux batailles successives : la première voit la victoire de Brutus face à Octave et la défaite de Cassius devant Marc Antoine, la seconde la victoire de Marc Antoine contre Brutus.
Brute expose sa position politique en soulignant que la République est la seule qui respecte avec la liberté le droit des gens et la volonté des dieux. Il ajoute que ce système est celui qui permet à la vertu de s’épanouir, avant d’annoncer une bataille imminente (sc. 1). Cassie est contre l’idée de combattre et propose à Brute de reporter la bataille. Brute lui oppose la fatigue des troupes et la lassitude de Rome : c’est le moment de rétablir la liberté. Cassie se laisse convaincre, « contre [s] on cœur » (v. 118 et 127) (sc. 2). Cassie, sans remettre en cause l’autorité de Brute, confie à Titine son inquiétude et doute d’une victoire assurée par les dieux (sc. 3). Comme il l’avait annoncé aux vers 125-126, Brute « minute en repos l’ordre de la bataille » et commence par imaginer l’aile droite de son armée. Mais cette solitude est interrompue par l’apparition de son mauvais génie, mauvais présage dont Brute ne tient aucunement compte. Il reprend ses plans là où il s’était arrêté, avec l’évocation de l’aile gauche. Le soleil se lève et Brute sort de la scène pour encourager ses troupes (sc. 4). La scène suivante est la première où nous voyons le couple s’entretenir. Elle met en avant le personnage de Porcie, que nous voyons pour la première fois : celle-ci se caractérise par sa vertu, héritée de son père, Caton d’Utique, vertu qui signifie pour les Romains à la fois courage physique (« La fille de Caton nasquit parmy les armes », v. 181) et courage moral (« Ouy, Brute, ton trespas rend le mien necessaire », v. 213). Brute, dont le souci était de « sçavoir [s] a Porcie en repos » (v. 171), doit se soumettre à la fidélité absolue de sa femme, fidélité au mari et au dernier défenseur de la liberté. Tous les possibles sont évoqués dans cet échange d’amour : quoi qu’il arrive, ce dernier est plus fort que la mort ; Brute évoque l’espoir d’un bonheur qui serait alors parfait (sc. 5). Entre désespoir et fureur, Porcie invoque la vertu et forme l’idée d’aller courir aux armes, dans ce qu’on pourrait prendre pour un sacrifice à la Victoire. Sa compagne l’en détourne et Porcie sort de la scène pour prier Jupiter (sc. 6).
La première réplique de Marc Antoine développe l’idée que la mort de César réclame une vengeance qui doit aller jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix, pour châtier ces traîtres qui ont assassiné leur bienfaiteur. La royauté est le seul système qui convienne à l’État mûr, celui qui a atteint sa forme achevée après les conquêtes : l’ordre garanti par le souverain est alors une nécessité pour se prémunir contre les divisions et durer (sc. 1). Le médecin d’Octave (ce dernier est souffrant) rapporte à Marc Antoine le rêve qu’il a fait, véritable ravissement, état mystique qui lui a fait apercevoir une « troupe de Dieux » (v. 415) et recevoir ce commandement : il faut, pour sauver Octave, l’amener au camp de Marc Antoine. Marc Antoine s’empresse de suivre cet avis (sc. 2). En une longue tirade, Brute exhorte ses troupes contre la tyrannie considérée comme dégradation insupportable de Rome, décadence, usurpation impie. Il leur montre l’immortalité que leur promet leur vertu (sc. 3). La scène suivante est un monologue de Porcie, qui songe à la défaite en une imprécation contre les tyrans (sc. 4). À la proposition de sa compagne d’aller voir le combat, Porcie oppose son agitation intérieure. Elle se laisse convaincre mais ne manque pas de déclarer que « Les Dieux [lui] sont suspects depuis que leur cholere / En faveur d’un Tyran arma contre [son] père » (v. 583-584) (sc. 5).
Avec sa défaite, Cassie déplore celle de Rome. Mais l’acceptation première de l’ordre des choses s’accompagne d’un sursaut individuel (« je veux mourir libre », v. 595) et du souhait pour sa patrie de voir « un jour Brute ressuscité » (v. 601). Ses affranchis reculent devant le service que leur demande leur maître : lui donner la mort. Titine propose d’aller s’enquérir de Brute pour savoir l’issue du combat de son côté. Cassie se place sur le haut d’un rocher pour surveiller l’approche éventuelle d’un tiers (sc. 1). Brute se réjouit de sa victoire sur Octave, qu’il pense mort, et croit à la victoire de la République. Titine s’avance vers lui (sc. 2). Ce dernier apprend à Brute la défaite de Cassie face à Marc Antoine et fait le récit de la bataille, longtemps incertaine. Titine et Brute vont rejoindre Cassie (sc. 3). Du haut de son rocher, Cassie croit voir l’ennemi approcher. Pour échapper à la honte de la servitude et venger Titine, dont il a risqué la vie, il demande à Demetrie et Pindare de le tuer enfin. Cassie donne à Pindare le poignard qui a frappé César ; Pindare obéit et refuse pour punition la mort, pour le remords. Demetrie décide d’aller implorer la clémence de l’ennemi (sc. 4). Titine découvre le cadavre de Cassie et impute sa mort aux affranchis restés à ses côtés. Pour venger Cassie, il compte sur les tyrans eux-mêmes, qui n’accepteront pas de laisser impunie une telle traîtrise. Pour se venger lui-même et prouver son innocence, Titine décide de ne pas survivre à son maître (sc. 5). Brute arrive sur la scène alors que Titine expire ; il découvre le corps de Cassie. « Il faut dissimuler. » (v. 830). Brute tient alors devant sa suite un discours de confiance envers les dieux, commande d’enterrer Cassie nuitamment et « sans bruit » et songe à la façon de motiver ses troupes le lendemain (sc. 6).
Octave à son tour expose son désir de vengeance contre le crime des césaricides. S’ensuit un échange crispé de compliments : le fait qu’Octave n’ait pas pu montrer sa valeur pose problème (sc. 1). Un soldat vient rapporter aux deux généraux la défaite des troupes d’Octave et faire le récit de cette bataille. Après un premier mouvement de désespoir, Octave se reprend et ajoute au désir de venger César celui de venger ses hommes. Marc Antoine juge le bilan globalement positif : grâce aux dieux, Octave est sauf et les troupes de Cassie sont défaites (sc. 2). Demetrie vient annoncer à Octave et Marc Antoine la mort de Cassie et, pour ne pas s’opposer à la Providence, leur propose de combattre à leurs côtés, ce qu’ils acceptent. Octave et Marc Antoine comptent profiter du trouble que suscite cette nouvelle chez l’ennemi (sc. 3). Porcie rend grâces aux dieux pour la victoire de Brute et souhaite expier ses doutes et ses alarmes passés. La victoire qu’elle relate s’accompagne de la prise du camp d’Octave qui lui fait croire, comme à Brute un peu plus tôt (III, 2, v. 645), à la mort du général ennemi (sc. 4). L’enthousiasme auquel Porcie s’est abandonnée est rompu par la nouvelle qu’apporte Brute : la mort de Cassie. Porcie refuse à nouveau de se mettre en lieu sûr et réaffirme sa volonté d’être, quoi qu’il arrive, auprès de son mari, auquel son sort est lié. Brute redit son admiration pour sa femme (sc. 5).
Cette harangue, à laquelle Brute pense depuis les derniers vers du troisième acte, évoque à nouveau l’immortalité acquise par la victoire, certes, mais insiste en particulier sur le fondement de l’action des Libérateurs, fondement qui se confond avec le respect des dieux. Ainsi, ce qui est combattu, c’est la tyrannie, notamment caractérisée par sa cruauté, et par là distincte de la royauté. L’ancienne aversion héritée du temps des Tarquins n’est pas suffisante et le motif est proprement la restauration du droit naturel, c’est-à-dire la restauration du droit des gens garanti par les dieux. L’orateur fait entrevoir le retour de la liberté et la fin des guerres civiles, fin synonyme de paix et de prospérité, avant de rappeler, après l’enjeu, la situation présente : la dernière bataille (sc. 1). Porcie, désespérée, est en proie aux présages et au désir de mort. Sa compagne a reçu pour ordre de ne pas la quitter (sc. 2). Les deux triumvirs exaltent leur victoire et sont après Brute (sc. 3). Brute prend acte de la défaite : la Providence veut la décadence de Rome et la Vertu doit s’incliner face à la nécessité. Il est alors temps pour lui de demander la mort à ses amis, pour « [s’] ensevelir avec [s] a liberté » (v. 1347). Deux amis anonymes reculent ; il reste donc Straton, figure nommée de l’amitié vraie, le « cher amy » (v. 1423), pour éprouver la décision de Brute avant de l’accepter. Straton voit tomber son général, son ami et le dernier espoir de liberté pour Rome ; sa mort s’ensuit (sc. 4). Porcie découvre le cadavre de Brute. Sa tirade commence par un blasphème avant de mettre en place les raisons du suicide à venir. Ces raisons se résument à un nom : la Vertu. La Vertu comme fidélité au mari et à la liberté tout à la fois, qui ne sont qu’une même figure, « Brute et la liberté » (v. 1470 et 1527). La Vertu comme fidélité à son identité, déterminée par le mari mais aussi par le père (v. 1513-1520). Aucun obstacle ne l’arrêtera : « Je cognois cent chemins pour aller aux enfers. » (v. 1530) (sc. 5). Octave et Marc Antoine parviennent devant le corps de Brute. S’opposent alors deux réactions : Octave souhaite poursuivre les derniers partisans du camp républicains pour parfaire la vengeance de César ; Marc Antoine considère qu’il faut faire cesser une guerre qui n’a que trop duré (sc. 6). Un soldat du camp ennemi vient annoncer aux deux généraux la mort de Porcie. Dans ce récit, la fille de Caton a déjoué la surveillance de son entourage et, sous couleur d’avoir froid, a fait allumer un feu dont elle a avalé des charbons ardents, ayant bravé ses gardiens. Octave, jusqu’ici inexorable, est en proie à la crainte et à la pitié : les hommes, quelle que soit leur condition, sont le jouet du destin. Il proclame l’amnistie pour les ennemis. Marc Antoine ordonne que soient rendus à Cassie, à Brute et à Porcie les honneurs funèbres ; leurs cendres seront rendues à leur famille. Octave se réjouit de la paix revenue et de la victoire, signe que la vengeance de César est accomplie (sc. 7).
Le « Prologue de la Renommée », à la gloire de Louis XIII et, surtout, de Richelieu, le dédicataire, est divisé en deux parties : l’une a une fonction d’éloge à proprement parler (v. 1-110), l’autre, en mettant en scène un ministre mécène (v. 111-120), évoque les grandes tragédies du moment (v. 121-150) avant de présenter le sujet de la pièce (v. 151-170). Outre l’éloge à Richelieu, ce prologue permet à son jeune auteur de se situer dans le champ littéraire et d’inscrire son nom parmi ceux de dramaturges fameux. Il est alors fait allusion à l’Hercule mourant de Rotrou, La Sophonisbe de Mairet, la Cléopâtre de Benserade, La Mort de Mithridate de La Calprenède et La Mort de César de Scudéry, dont notre pièce se présente, par le sujet, comme une suite, cinq pièces qui illustrent la nouvelle renaissance de la tragédie après quelques années d’éclipse.Cid », Modern Philology, XXII, 1925, p. 375-378.Porcie de Robert Garnier, publiée en 1568.
Avec les questions de la bienséance et de la vraisemblance, la régularité d’une pièce se mesure, comme l’illustrera la même année la Querelle du CidCid en janvier 1637 (H.C. Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, Part II, p. 118-119).e siècle.
La tragédie que nous étudions compte cinq suicides (dans l’ordre, ceux de Cassie, Titine, Brute, Straton et Porcie), les quatre premiers ayant lieu sous les yeux du spectateur, le dernier étant rapporté dans le récit de la scène finale. Le suicide en tant que tel est permis par les bienséances. Il est même, comme le dit Jacques Scherer, une « nécessité dramaturgique », la seule solution pour apporter ses morts à la tragédie : car on ne peut représenter directement les combats, de même qu’un héros qui a le sens de l’honneur ne peut tuer un personnage respectable ou être tué par un traître.La Dramaturgie classique en France, Saint-Genouph, Nizet, 1950-2001, p. 418-419.La Mort de Mithridate (1636) de La Calprenède est une tragédie qui respecte presque toutes les règles classiques et qui se termine par la macabre découverte que fait Pharnace de quatre cadavres. »Ibid., p. 168.Ibid., p. 420.
L’agonie est quasiment absente de la tragédie de Guérin de Bouscal : aucun détail n’apparaît dans le discours et l’on passe de vie à trépas sans transition. Ce fait est particulièrement sensible dans les cas de Cassie, Titine et Brute. Lorsque la mort est décrite dans son processus, cette description ne dépasse pas deux vers. Ainsi, Porcie :
Elle dit, et soudain d’un maintien de vainqueur Avalla des charbons moins ardens que son cœur, Leur brasier violant estouffe sa parole, Son bel œil s’obscurcit, et son ame s’envole. Porcie est morte ainsi, […] (V, 7, v. 1613-1617 ; nous soulignons)
Le passage d’un état à l’autre ne donne lieu qu’à un discret développement, où la facilité de la mort est frappante et la douleur physique bannie. Lorsque Straton succombe dans des vers qui sont les plus précis de la pièce, la souffrance, absente de toutes les autres morts de suicidés, est même niée :
Ha ! je tombe, je meurs, mon œil est obscurcy, Mais je souffre trop peu; mort redouble ta rage. (V, 4, v. 1451-1452)
Cela dit, cet exemple, le seul à traiter la question, laisse entrevoir la violence de la mort car, malgré Straton, la positivité de la « rage » de la mort est bien là. Sans doute est-elle nécessaire pour le personnage qui l’affronte héroïquement, et pour le spectateur qui l’attend.
Il est difficile de déterminer précisément ce qu’est l’unité de lieu en ce début de 1637. En effet, les grands manifestes réguliers, qu’il s’agisse de la Lettre à Godeau sur la règle des vingt-quatre heures de Jean Chapelain (1630) ou de la préface de La Silvanire de Jean Mairet (1631), n’évoquent la question que fort incidemment, à l’occasion du traitement qu’ils font de l’unité de temps dont l’unité de lieu n’est que la conséquence. C’est alors l’excès de la durée représentée qui est dénoncé et, par suite, la diversité des lieux que cette longueur implique. Chapelain évoque l’exemple de « dix ans », Mairet celui de « dix ou douze années ». Ces exemples impliquent des changements de lieu, jusqu’à « pass[er], pour Mairet, d’un Pole à l’autre dans un quart d’heure », changements de lieu qui ne peuvent que briser l’illusion dans laquelle la vraisemblance doit tenir le spectateur. Or si l’unité de temps connaît une borne supérieure bien précise, celle des vingt-quatre heures, inférée d’Aristote, l’unité de lieu, elle, n’en connaît pas. Le Philosophe, qui n’avait pas même évoqué cette unité de lieu, ne pouvait pas fournir de modèle, condamnant les théoriciens à rester pour un temps dans le flou de l’indétermination spatiale. L’antichambre ou la place ne sont pas encore obligatoires au théâtre et le décor compliqué de La Silvanire elle-même, tel qu’il est décrit dans le Mémoire de Mahelot, montre bien, dans la fragmentation de la scène, que l’unicité du lieu n’est pas alors conçue dans ces termes. Mairet, lorsqu’il « passe […] à la dissection de [sa] pièce », dans sa préface, ne traite malheureusement pas la question. Jacques Scherer, passant en revue ses pièces, vient pallier ce manque.
En fait, Mairet ne concevra jamais d’autre unité de lieu que celle d’une ville ou d’une petite région à l’intérieur desquelles peuvent être contenus plusieurs lieux distincts. […]
Les contemporains de Mairet, dans leur immense majorité, observent l’unité de lieu de la même façon que lui, ni plus, ni moins. M. Lancaster a remarqué que les quatorze tragédies jouées en 1635 et 1636 ne dépassent jamais, dans leur mise en scène, les limites d’un pays, et rarement celles d’une seule ville, mais qu’elles ne se limitent non plus jamais à la représentation d’une seule salle. Scudéry dit de son Prince déguisé (1635) : « La scène est à Palerme », mais avoue, dans l’avis Au lecteur, que le lieu, à l’intérieur de Palerme, « change cinq ou six fois » ; sa Mort de César (1636) se passe à Rome, mais montre le Sénat, une place publique, les maisons de César, de Brutus et d’Antoine […]
La théorie de cette forme d’unité de lieu ne sera guère faite qu’en 1639, donc assez tardivement et à une date où déjà commence à se former un idéal plus exigeant.Ibid., p. 186-187.
Pour Scherer, à l’époque de La Mort de Brute et de Porcie, l’unité de lieu comprend « [la représentation] de lieux assez voisins pour qu’on puisse passer rapidement et sans faire un véritable voyage, de l’un à l’autre. Ainsi divers lieux situés dans l’enceinte d’une même ville ou dans les environs immédiats, ou encore diverses localités d’une région naturelle de petite dimension, telle qu’une plaine, une forêt ou une île ».Ibid., p. 185-186 ; nous soulignons.
Pour ce qui est de la liaison des scènes, elle ne ménage pas le lecteur. Les changements de camp entre la fin d’un acte et le début de celui qui le suit seront, pour un classique, acceptables. Mais passer, au cours d’un acte, d’un camp à un autre, provoque nécessairement une discontinuité touchant à l’entrée et à la sortie des personnages (II, 2 à II, 3 ; III, 1 à III, 2 ; III, 3 à III, 4 ; IV, 3 à IV, 4 ; V, 3). D’ailleurs, au sein d’un même camp, la liaison n’est pas toujours assurée (I, 3 à I, 4 ; II, 3 à II, 4 ; V, 1 à V, 2). Sans compter les cas où seul un cadavre fait la liaison (III, 4 à III, 5 ; V, 4 à V, 5e siècle où la liaison des scènes est rompue, non seulement quand le lieu change, mais en de nombreuses autres occasions. »Ibid., p. 272.La Mort de Brute et de Porcie. Ainsi, de manière analogue à l’étendue du lieu unique, le peu de liaison des scènes dépendait-il d’un usage qui s’accommodait avec l’unité de lieu, sans être ressenti comme irrégulier, mais sans être encore véritablement classique. De même que le lieu ne se réduisait pas à une salle unique correspondant à la scène, la liaison des scènes n’avait pas un caractère obligatoire.
Pour ce qui est de la règle de l’unité de temps, les vingt-quatre heures sont, à peu de choses près, respectées : l’action commence à l’aube (Brute voit le soleil se lever en I, 4 aux vers 165-166) et se termine le lendemain matin, après la défaite du héros. Il a fallu pour cela faire une entorse à l’histoire : en effet, il n’y pas eu une bataille de Philippes, mais deux, espacées de trois semaines. La première bataille de Philippes (qui mène à la défaite de Cassius face à Marc Antoine et à la victoire de Brutus sur les forces d’Octave) a lieu dans notre pièce la journée et la seconde le lendemain matin. On peut situer la nuit entre la fin du quatrième acte (« […] il faut que demain la bataille se donne », IV, 5, v. 1143) et le début du cinquième acte (à la première scène, Brutus encourage ses soldats en appelant la victoire : « Soleil, fay que bien-tost ce beau jour nous esclaire; / Mais je te parle en vain, tu ne le sçaurois faire, / Si nous ne dissipons par des coups furieux / Ce nuage ennemy qui te cache à nos yeux. », v. 1239-1242
Quant à l’unité d’action de La Mort de Brute et de Porcie, on peut reprendre le propos de Lancaster, qui consiste à dire qu’elle est plus respectée que dans La Mort de César de Scudéry.The unity of action is more satisfactorily preserved than in the Mort de César, for Brutus and Porcia do not die till well into the last act. (H.C. Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, éd. cit., Part II, p. 59).La Mort de César notamment, Éveline Dutertre, qui n’est pas si sévère, a montré l’influence considérable sur Scudéry de la tragédie Il Cesare (1594), de l’italien Orlando Pescetti (« À propos de quelques tragédies de la mort de César des XVIe et XVIIe siècles », Littératures Classiques, 16, 1992, p. 211-212).A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, éd. cit., Part II, p. 56-57.La Mort de Brute et de Porcie est à notre connaissance la première pièce qui fasse de la bataille de Philippes la matière de cinq actes. À titre de comparaison, Shakespeare y a consacré le dernier acte de son Jules César, Robert Garnier le quatrième acte de sa Porcie, où la bataille est rapportée par la voix d’un messager.
Le troisième acte de la tragédie de Robert Garnier annonce très brièvement la mort de Brute ; le sujet est un débat sur la clémence au sein des triumvirs : à Marc Antoine s’oppose alors l’impitoyable Octave. Au quatrième acte, le messager venu auprès de Porcie clôt son récit de la bataille par la volonté d’Antoine d’« apporter icy [les cendres de Brute], / Le voulant aux tombeaux de ses ancêtres rendre, / Et vous [Porcie] gratifier d’une si chère cendre. »Porcie, dans Les Tragédies de Robert Garnier, Mamert Patisson, 1585, p. 27v.La Mort de Brute et de Porcie, n’a pas la parole, et où la pièce se déroule à Rome. Robert Garnier était un modèle pour la génération de Guérin de Bouscal, mais ces différences rendent difficile la comparaison avec la tragédie qui nous occupe.
Pour entrer dans le détail, il convient d’envisager la composition de la pièce, ce qui nous aidera à considérer plus précisément l’unité d’action.
Les deux premiers actes se déroulent avant la première bataille.La Silvanire ou la Morte-vive, préface, François Targa, 1631).
Contrairement aux grandes tragédies qui viennent à l’esprit, tout se passe comme si l’exposition durait deux actes au lieu d’un. On peut l’expliquer par la présence de deux camps, ce qui donnera lieu, comme nous le verrons, à un traitement particulier privilégiant le point de vue des Libérateurs. Ainsi, il faudra attendre l’acte II pour voir sur scène un général du camp adverse : Marc Antoine. Il apparaît alors, aux yeux du spectateur, que la complication est le fait du troisième acte, qui est entièrement consacré à la défaite et au suicide de Cassie. L’étude comparée des troisième et quatrième actes est instructive : c’est à ce moment qu’une progression dramatique semble s’amorcer, malgré la fermeté de Brute. La comparaison est rendue possible par la confrontation des deux camps ou, plus précisément, par la confrontation des points de vue des deux généraux victorieux. En effet, Brute et Marc Antoine découvrent tous les deux la réalité des pertes respectives et la vérité qu’ils en tirent s’exprime en des termes rigoureusement identiques. Brute victorieux croit Octave mort (III, 2) et l’annonce de la défaite de Cassie à la scène suivante lui fait déclarer :
Je ne crain pas pourtant que l’ennemy se vante, Ny que pas un de vous en prenne l’espouvante; Puis qu’en comparaison de la perte qu’il fait La nostre mediocre est un gain en effet (III, 3, v. 715-718).
De même, après la victoire de Marc Antoine, les triumvirs se réjouissent (IV, 1). Là encore, la scène qui suit leur apprend la défaite des troupes alliées. Et Marc Antoine de conclure :
S’ils [les Dieux] eussent eu dessein de choquer nostre envie, Octave dans son camp auroit perdu la vie, Et mes Soldats et moy par un mesme destin Aurions dans le combat rencontré nostre fin: Mais ils sauvent ce Prince, et me donnent la gloire D’emporter sur Cassie une belle victoire; Si bien qu’à balancer ce rencontre fatal, J’estime que le bien l’emporte sur le mal; (IV, 2, v. 991-998)
Dans les deux cas, le bilan est globalement positif. Les volontés en jeu, contradictoires, se nouent jusqu’à rendre l’issue indécidable. Non seulement chacun pense être du côté des dieux, mais chacun se considère comme l’instrument choisi par eux, se comparant à la foudre de Jupiter.
Le dernier acte est celui du dénouement : la défaite (V, 3) et la mort de Brute (V, 4) sont suivies par la mort de Porcie (qui a lieu entre la fin de V, 5 et le récit du soldat en V, 7). Cette dernière mort entraîne, en un coup de théâtre, la conversion d’Octave à la clémence. Cette disposition n’est pas sans rappeler La Mort d’Agis, troisième et dernière tragédie de Guérin de Bouscal :
Guérin de Bouscal a placé le dénouement, c’est-à-dire la mort du héros, au milieu du cinquième acte. Les catastrophes qui en résultent, (la mort de Chélonide, puis celle d’Agésistrate), complètent la pièce sans l’allonger indûment, ni sans la ralentir.
Marie-France Hilgar, « Une tragédie de Guérin de Bouscal : La Mort d’Agis»,Proceedings – Pacific Northwest Conference on Foreign Languages, V. 25, Part 1, 1974, p. 206.
La Mort de Brute et de Porcie est une tragédie construite selon une alternance entre deux camps bien séparés, alternance rythmée où chaque parti prend la parole à tour de rôle (voir document en format PDF).
Les quatre premiers actes, relativement égaux en longueur, répondent au schéma suivant selon des séquences de scènes : un acte du coté des Libérateurs puis un acte divisé en deux parties (les triumvirs puis les Libérateurs). Au dernier acte, plus long, les triumvirs sont à la poursuite de Brute (V, 3) et les scènes qui suivent sont marquées par la présence du corps du héros (V, 4 à V, 7), de Porcie fuyant la vue d’Octave (V, 5) et d’un soldat de Brute (V, 7). Ainsi, le tableau que nous présentons semble redoubler symboliquement l’invasion spatiale : l’invasion par le discours vient rompre le schéma. Le cinquième acte était dû au Libérateurs ; la victoire finale des triumvirs vient le leur voler. Mais il n’y a peut-être là qu’apparence, si l’on considère que les scènes qui semblent consacrées aux triumvirs sont minées. On remarque alors que la troisième scène, la première des triumvirs, est la plus courte de la pièce (12 vers), que le corps de Brute n’est pas qu’un simple indicateur spatial mais un véritable acteur (Porcie le voit et lui parle avant sa résolution finale, il occupe le discours d’Octave et sa vue coïncide avec le renoncement de Marc Antoine à la vengeance
Si « LA VENGEANCE DE LA MORT DE C[A] ESAR. » est le titre reproduit aux seuils du prologue et de la pièce, il faut bien suivre la page de titre et le privilège, qui le placent au rang de sous-titre. Le titre allégé de l’émission de 1647, « LA MORT DE BRVTE, ET DE PORCIE. », est en cela plus satisfaisant.
Certes, on pourra arguer que la vengeance est l’objet même des derniers mots de la pièce, qu’elle est présente dans le lexique et noter les quinze occurrences de la famille de ce mot. Tout d’abord, concernant ces occurrences, on relativisera leur importance en remarquant que le nombre se réduit à dix quand on considère le seul camp des triumvirs et que seules huit d’entre elles se rapportent à la vengeance de César. Certes, la vengeance de César guide l’action de Marc Antoine et d’Octave dès leur apparition sur scène (respectivement en II, 1 et IV, 1). Pourtant, tel n’est pas le sujet décisif de la pièce. Et il suffit de considérer la présence des personnages pour s’en convaincre. On s’aperçoit alors d’un profond et constant déséquilibre entre les deux camps, que l’on considère les personnages principaux seulement ou que l’on considère l’ensemble des personnages de la pièce. Dans les deux cas, le rapport de force est d’environ 3, 5 en faveur des Libérateurs. C’est là une différence nette en comparaison de la pièce de Scudéry (voir document en format PDF).e et XVIIe siècles », Littératures Classiques, 16, 1992, note 63, p. 223). Dans la pièce de Guérin de Bouscal, le parti des triumvirs ne compte que 8 scènes, contre 21 pour les Libérateurs.
Si l’on affine l’analyse, on comprend avec le premier graphique que l’attention dramatique est concentrée non seulement sur un camp mais sur un couple de personnages. Ainsi, sur les cinq personnages attendus, Brute et Porcie se démarquent nettement (avec respectivement 29, 84% et 19, 34% des vers), jusqu’à éclipser Cassie, Octave et Marc Antoine, à 7-8%.Cinna de Corneille et ses principaux protagonistes : Cinna regroupe 29, 7% des vers, Émilie 22, 7% et Auguste 22%, soit près de trois fois plus que notre Octave (Corneille, Cinna, éd. Christian Biet, Le Livre de Poche, 2003, p. 137).
Enfin, le sous-titre est à rapprocher de la page de titre de l’émission de 1640, qui indique « LA SVITE DE LA MORT DE CÆSAR. » : on peut supposer que le remplacement du titre original par un autre qui place la pièce en simple suite de celle de Scudéry, dont le succès fut notable, participe d’une manœuvre commerciale.
On serait tenté de dire, sans lui retirer sa beauté, que le caractère de Brute est l’un des moins complexes parmi les personnages principaux. En effet, il n’est pas un moment où Brute perd de vue son devoir, pas un moment de doute ou d’impiété. À son mauvais génie qui lui apparaît (I, 4), il rétorque la plus profonde confiance et continue de « minuter en repos l’ordre de la bataille », comme il l’avait annoncé aux vers 125-126, sans montrer de signe de trouble. La première scène conjugale (I, 5 ; scène très proche de la seconde, en IV, 5) montre un Brute dont le premier souci est la sécurité de sa femme, condition suffisante pour partir, léger, au combat. La scène n’est pas dénuée de tendresse quand Brute évoque la force de son amour, son admiration pour Porcie et l’espoir d’un avenir commun. Mais pas un moment le général ne perd le contrôle de lui-même.Onze nouvelles études sur l’image de la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, Éditions Place, 1984, p. 17). C’est ainsi le rôle même du personnage au sein de l’action qui est alors mis en cause : « Dans une portion non-publiée de sa thèse qui analyse toute l’œuvre de notre Languedocien, Esther Crooks souligne le rôle insignifiant de l’épouse: « Love is of no consequence in the plot. Porcie, Brute’s wife, merely presents the picture of a devoted wife and serves as a person to whom off-stage action may be reported. » [Esther J. Crooks, The Influence of Cervantes on French Theater, Diss. Johns Hopkins 1923, p. 85]. » (Marie-France Hilgar, Ibid., p. 18). Ceci dit, si Porcie rend a priori l’unité d’action problématique en développant une figure que Plutarque avait délaissée dans son récit, nous la croyons importante en ce qu’elle porte, avec Cassie, une responsabilité dans les événements auxquels elle ne participe pas. Son manque de piété, qui n’a pas échappé à Marie-France Hilgar, nous semble essentiel. Par ailleurs, la présence de Porcie apporte une lourde contribution au dramaturge pour exciter les sentiments tragiques, comme en témoigne la scène finale.
Cette perfection aurait pu entrer en tension avec la nécessité pour la tragédie de le voir mourir. Au contraire, la constance du caractère place le personnage à un niveau quasi-épique et lui fait défendre son statut de héros, demi-dieu. Le principal intérêt du personnage surhumain réside alors dans l’admiration qu’il suscite. Outre le point de vue de la réception, ce caractère « parfait » a également un intérêt dramaturgique : il est une norme par rapport à laquelle on peut mesurer l’écart chez les autres personnages.
Brute s’est trompé quant au régime voulu par les dieux et quant à la Providence. Son erreur aura été de croire que la Vertu pouvait dompter la Fortune (v. 1317-1332). Cela peut sembler faible.Poétique, 144, 2005, p. 421) souligne dans la description du personnage de Brute, en faisant précisément référence à la fin du prologue, concerne d’une part un passage trop court pour être signifiant, d’autre part un discours soumis au dédicataire, Richelieu. En outre, l’allusion à Scudéry, dans ce même passage, qui ferait de la pièce une suite de La Mort de César, semble artificielle ; elle est manifestement liée à une volonté de se faire une place au sein des dramaturges du temps (voir supra, p. XIX). Car on est loin de Scudéry magnifiant César, dans une apologie de la monarchie, et dégradant Brutus, quitte à modifier l’histoire (sur cette analyse de La Mort de César, voir Éveline Dutertre, art. cit., p. 224-226). Enfin, considérer que cette fin de prologue prévaut sur ce que la pièce elle-même nous semble dire revient à faire la même erreur que de croire que le sujet se réduit à la vengeance de César, là où cette dernière, comme nous l’avons vu, apparaît limitée dans son importance.
Amis, esperons tout de la faveur Celeste, Nous n’avons rien perdu puis que cela nous reste, Cassie est à present le butin du trespas, Mais les Dieux sont vivans et nous avons des bras; (Brute devant le corps de Cassie, III, 6, v. 863-866) Il faut tout esperer d’une juste entreprise, Si l’honneur la produit, le Ciel la favorise; Et l’on doit s’asseurer d’estre victorieux, Quand le droict qu’on soustient est la cause des Dieux. Les Dieux seuls sont nos Rois, jugeans qu’il n’est point d’homme, Qui puisse meriter leur Lieutenance à Rome, Depuis que le Soleil n’esclaire rien d’humain Qui ne doive tribut à l’Empire Romain J’adore leurs Decrets, et mon ame flechie, Se sous-met seulement à cette Monarchie; Tout autre me desplait, et mon adversion Vient d’un raisonnement exempt de passion; (Brute, I, 1, v. 21-32)
Brute est alors celui qui porte l’espoir, ce qui se vérifie pleinement au niveau lexicalespoir dans la pièce, 14 sont le fait du discours de Brute, dans un contexte toujours positif avant sa dernière scène (v. 21, 225, 438, 441, 475, 644, 836, 863, 869, 1149, 1235), puis, après la défaite, dans le cadre neutre d’un renoncement à l’espoir, écartant toute passion (v. 1327, 1407, 1414). Dans les paroles de Brute, l’espoir est très souvent un entre-deux entre la certitude (la justice ne peut que triompher) et l’obligation morale (utilisation d’une tournure impersonnelle, du verbe devoir et de l’impératif). Ce phénomène est alors lié au fait religieux (Brute regarde sans cesse vers le Ciel), à la foi que l’on doit aux dieux et à l’évidence de leur justice, si bien qu’il faut « tout » attendre d’eux (v. 21-22, 863, 1149). Inversement, les 7 occurrences de Porcie sont toutes pleinement négatives, désespérées (v. 187, 276, 296, 1283, 1477, 1516) ; celle du vers 576 est liée à la peur. Bien entendu, nous prenons ici en compte ce que dit d’elle sa compagne. De manière symétrique, Brute compte à son actif les deux tiers des occurrences en contexte positif là où Porcie totalise les deux tiers des occurrences en contexte négatif. Le fait que Cassie ne prononce pas une fois le mot espoir ni aucun de ses apparentés nous semble également significatif.
La cause la plus juste est bien souvent trompée, Et j’en prens à tesmoin la perte de Pompée. Ce n’est pas que mon cœur se forme de soupçons Que nous n’obtiendrons pas ce que nous pourchassons; Mais alors qu’il s’agit de l’Empire de Rome, Il est bien mal-aisé de ne point parestre homme, Et dans l’Estat flotant de nostre liberté, L’asseurance me semble une stupidité. (Cassie, I, 3, v. 137-144)
Le doute précédant la bataille se transforme après la défaite en une précipitation funeste. Cassie demande la mort avant même de savoir si Brute est vainqueur (III, 1). Son suicide résulte d’un malentendu : il intervient à l’approche de ce que Cassie prend pour l’ennemi, et qui n’est autre que Titine revenant avec Brute et sa suite (III, 4). Le manque d’espoir, progressant vers le désespoir, fait échapper Cassie à la plus élémentaire prudence, faute d’indifférence face aux accidents de la vie. Cassie est ainsi la victime de ses passions et manque à l’idéal développé par Brute, idéal notamment stoïcien :
Toutefois il est vray qu’on n’est jamais au port Lors qu’on peut ressentir les caprices du sort. Si bien qu’en cét estat j’estime une ame sage A qui nul accident ne change le visage, Et qui goustant des maux ou des felicitez, Ne se porte jamais dans les extremitez, Ce beau temperament nous sauve des orages, Et nous fait une planche au milieu des naufrages, Au lieu qu’on voit toujours un violant transport Agiter nostre esprit et l’esloigner du port. (Brute, IV, 5, v. 1121-1130)
Brute, qui doit annoncer à sa femme la mort de Cassie, expose cet idéal en réponse à l’enthousiasme illusionné de Porcie après sa victoire :
Je ne me plains jamais sans des sujets de crainte, Et je croy qu’aujourd’huy j’ay rencontré le point, Où sans stupidité je puis ne craindre point. Vous voir victorieux, quoy seroit-il possible Qu’encor à la douleur mon ame fut sensible ? (Porcie, IV, 5, v. 1108-1112)
Le nœud du caractère de Porcie est en effet ce qui semble être de l’inconstance. Les deux scènes conjugales nous la montrent en épouse fidèle refusant de s’éloigner de son mari, épouse fidèle à une figure dans laquelle sont confondus le mari et l’idéal héréditaire de liberté. Mais si Porcie a le sens du devoir, elle est également une amante passionnée. Ainsi, le projet qu’elle forme de courir aux armes, dans une sorte de sacrifice à la Victoire, témoigne, comme elle l’admet finalement elle-même (v. 301), autant de sa « fureur » et de son désespoir que de la vertu qu’elle invoque (I, 6).La Mort d’Agis, Guérin de Bouscal fera dire à Chelonide, l’épouse d’Agis : « Donnez moy des soldats, j’empescheray sa mort, / J’iray la main armée, et d’un courage masle / Punir l’affront qu’on fait à la maison Royale. » (V, 6).
Pourquoy murmurez-vous contre les immortels, Au lieu que vous deussiez embrasser leurs autels, Et par le zele ardent d’une sainte priere, Demander à genoux la victoire derniere: (V, 2, v. 1277-1280)
La dernière tirade de Porcie sur scène (V, 5) confirme ce ballottement impie qui aura mû Porcie tout au long de la pièce. Ses prières ne valaient pas humblement pour des prières aux dieux : elles n’étaient qu’une manière d’acheter le sort, pour gagner contre des vœux la victoire de Rome et de Brute :
Doncque le Ciel ingrat me desrobe mon ame, Et me contraint encor de prolonger ma trame ? Doncque tant de souspirs ne peuvent l’esmouvoir ? Et je n’ay pas la mort quand je la veux avoir ? Pourquoy traversez-vous mes desseins legitimes, Grands Dieux, auparavant de me monstrer mes crimes ? Sans doute j’ay failly, je le veux avoüer, Mais c’est pour trop vous croire et pour trop vous loüer, Ingrats rendez moy donc tant d’offrandes perdues, Et tant de vœux payez pour des demandes deuës, Rendez-moy tant de pleurs vainement respandus, Tant de biens prodiguez et tant d’honneurs perdus; Plustost à les garder mettez tout vostre étude, Ils seront les témoins de vostre ingratitude, Ou pour vous en laver, en cette extremité Rendez-moy seulement Brute et la liberté. (Porcie, V, 5, v. 1455-1470)
Le manque de lucidité de Brute, que Normand Doiron considère dans La Porcie romaine de Claude Boyer, semble épargner le héros de Guérin de Bouscal.phantasme, c’est-à-dire comme une fausse représentation. Aussi, devant Maxime, s’empresse-t-il d’affirmer hautement sa lucidité : « Ombre par ma constance heureusement vaincue ». Le combat se déroule sur le terrain philosophique, et cette première victoire augurerait bien de la bataille que Brute s’apprête à livrer contre Octave et Marc Antoine, si cette ombre vaine ne s’accompagnait pas de nombreux et noirs présages qui terrorisent les soldats, et qui persuadent Cassie qu’il faut retarder l’affrontement. Négligeant les avertissements des dieux et des hommes, Brute refusera d’attendre et sera défait. Ce qu’il prenait pour une « simple chimère » était donc un signe plein de sens. Sa « constance », elle, était une illusion. En fait, le « spectre formé d’air » n’est qu’une avant-garde. Tout chez Boyer n’est que mirages et fumées. […] Brute tombe dans cette erreur, et sa chute de cheval est une allégorie de l’illusion qui consiste à confondre le haut et le bas. » (Normand Doiron, Ibid., p. 416-417). Outre que la scène du mauvais génie n’est pas, chez Guérin de Bouscal (I, 4), le lieu d’un quiproquo hautement symptomatique, que la présente pièce ne reprend pas la chute de cheval, il faut noter quelques différences majeures. Tout d’abord, La Porcie romaine de Boyer déplace le sujet : « Dans cette pièce, Brutus n’a pas toute sa grandeur historique parce que son personnage est éclipsé par celui de sa femme. » (Claude Boyer, La Porcie romaine, éd. Marie Roux, Paris IV-Sorbonne, 1997, p. 31). Si l’on confronte notre étude aux chiffres du site internet www.theatre-classique.fr concernant la tragédie de Boyer, Brute perd plus de six points de présence là où Porcie en gagne plus de dix-sept, provoquant une nette inversion de tendance (avec respectivement 23, 59% et 36, 63% des vers). La pièce de Boyer est celle de Porcie là où celle de Guérin de Bouscal est celle de Brute. C’est selon nous la raison pour laquelle le discours de Normand Doiron, dans son article consacré à Porcie, s’articule de manière privilégiée avec Boyer, traitant La Mort de Brute et de Porcie beaucoup plus sommairement. Par ailleurs, la Porcie de Boyer marque explicitement une hiérarchie entre son amour pour Brute et son amour pour sa patrie : « Si je l’aime beaucoup, c’est un peu moins que Rome. » (II, 2, v. 418). On peut discuter l’authenticité de ce vers de Porcie. Mais force est de constater qu’une telle déclaration n’appartient pas au discours de l’héroïne de Guérin de Bouscal et pourrait tout au plus être attribuée, inversement, à son mari. Autre différence importante : Marie Roux constate dans les deux premiers actes de La Porcie romaine « la perte de confiance progressive de Brutus », bientôt prêt à renoncer au combat pour épargner le sort de Porcie, et un mouvement inverse de Cassie (Ibid., p. 20). La tragédie de Guérin de Bouscal est dépourvue de cette dynamique, au profit d’une stabilité des deux caractères. Enfin, la dernière différence que nous notons est religieuse : « Pour Brutus, la religion gêne la politique parce qu’elle freine les hommes. Le monde politique ne se gouverne pas en fonction de la volonté des dieux. » (Ibid., p. 35). D’un bout à l’autre de l’action, le Brute de Guérin de Bouscal est assuré d’avoir les dieux derrière lui et ne cesse de vouloir communiquer son espoir plein de piété à ceux à qui il s’adresse. « Brutus a voulu braver les dieux, le sort s’est retourné contre lui et a engendré l’issue tragique de la pièce. » (Ibid., p. 45). Rien ne s’applique moins à notre Brutus.
Avec les précautions que nous avons posées, il faut parler de la vengeance de César, qui motive, avec la défense d’un type de régime politique, l’action des deux triumvirs. Ceux-ci ne sont pas dépourvus de défauts et ce désir de vengeance est leur faiblesse même. Sur les huit scènes où ils figurent, six scènes les réunissent. Inséparables, il est ainsi possible de mesurer la force de leur alliance. La vengeance s’avère être l’élément fédérateur : le bras droit et l’héritier se retrouvent autour de César. Marc Antoine, le premier sur scène, est pris de fureur en relatant le crime de Brute :
Ha ! Brute desloyal, qu’avec peu de raison Tu fondas le projet de cette trahison: Tu devois dire au moins la cause de ta plainte, La bonté de Cæsar l’auroit bien-tost esteinte, Et ton ressentiment eust esté satisfait, Sans faire voir au jour un si semblable effet, Tu pouvois disposer de toute sa puissance, Il n’eust jamais pour toy que de la complaisance; Mesme jusqu’à ce point, qu’apres mille forfaits On te pouvoit nommer l’objet de ses biens-faits: Et tu meurtris encor ce Prince debonnaire, Qui t’appelant son fils, se monstroit plus que pere: Et regarde couler ce beau sang sans effroy, Alors que ton poignard en rougissoit pour toy. O temps ! ô meurs ! ô Dieux peu reverés dans Rome ! O crisme d’un Démon bien plûtost que d’un homme ! Les autres conjurez, ont-ils eu moins de tort ? Cæsar les a sauvez, il nous donnent la mort; Semblables aux serpens qu’on voit en la Libye, Qui tuent en naissant les autheurs de leur vie. Ha lasches ! si le Ciel a quelque soin de nous, Vous sçaurez ce que peut sa haine et mon courroux. Il n’a point fait de loy contre l’ingratitude, Car la punition n’en peut estre assez rude: Mais pourtant je feray par mes inventions Un juste chastiment de cent punitions. Jamais les Dieux n’ont veu vengeance plus entiere, Ma fureur s’esteindra plus tard que la matiere; (Marc Antoine, II, 1, v. 343-370)
Le dernier vers souligne bien l’excès où pousse ce désir de vengeance. Il est par ailleurs saisissant de constater que Marc Antoine, en dénonçant le crime de Brute avec la plus grande vigueur, nous rappelle un des siens. « O temps ! ô meurs ! »... voilà qui n’est pas de lui. Cette célèbre exclamation est de Cicéron, l’auteur des virulentes Philippiques, dont Marc Antoine avait fait exposer la tête et les mains après l’avoir fait exécuter. La vengeance de César porte en elle l’horreur des guerres civiles de la fin de la République.
On aurait pu croire qu’Octave allait apporter une réponse différente :
Qu’on pardonne aux Romains, qu’on cesse le carnage, Il suffit que sur eux nous avons l’avantage, Tout est déja reduit au poinct de nos desirs, Et bien-tost les travaux feront place aux plaisirs; Rome nous reverra comblez d’heur et de gloire, Non tant pour les lauriers deus à cette victoire, Mais pour avoir vengé l’insolent attentat*, Qu’en meurtrissant Cæsar, on fit sur son Estat. (Octave, V, 3, v. 1299-1306)
Mais l’homme qui avait laissé Marc Antoine se venger de Cicéron n’échappe pas à la démesure. Ainsi, découvrant le corps de Brute :
Le voicy, chers amis, cét objet de nos haines, Dont la mort va donner du relasche à nos peines, Le voicy ce meurtrier du plus grand Potentat Qui jamais ait tenu les renes d’un Estat; Ainsi toujours le Ciel prend vengeance du traistre Qui se veut opposer aux desirs de son maistre, Et punit le mutin qui choque des projets Dont le zele ne tend qu’au bon-heur des sujets, Tels que ceux de Cæsar à qui pareille envie Déroba les momens les plus doux de sa vie. Ceux qui restent encor seront bien tost abas S’ils attendent les coups qui partent de nos bras, Et quand pour éviter nos fureurs legitimes Ils porteroient au Ciel leurs corps avec leurs crimes, Je feray mes efforts pour pouvoir entasser Osse sur Pelion et les en deschasser. Ces derniers vers font penser à un passage tout à fait similaire de la (Octave, V, 6, v. 1535-1550)Porciede Robert Garnier. Octave peut ainsi déclarer, à propos de Sextus Pompée, qui tient la Sicile et vers qui se réfugie une partie des troupes de Philippes : « Je les veux poursuyvir, quelque part que les eaux, / Que les eaux de la mer recelent ses vaisseaux: / Car en toute la terre il ne se verra place, / Coing ny recoing aucun, où je ne les pourchasse. » (Porcie, acte IV, dansLes Tragédies de Robert Garnier, Mamert Patisson, 1585, p. 14v-15).
Il s’agit de tuer les césaricides jusqu’au dernier. La haine s’accompagne d’un orgueil qui place Octave au-delà de sa condition d’homme. C’est là le sens des quatre derniers vers, qui sont l’expression même de l’hybris. Le projet d’Octave s’apparente directement à celui d’Otos et Ephialte, deux géants qui, à l’âge de neuf ans, pour atteindre le ciel, menacèrent d’« entasser sur l’Olympe l’Ossa et, sur l’Ossa, le Pélion »Odyssée, XI, 305-320, trad. Victor Bérard, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1955, p. 703.
La réaction de Marc Antoine face au corps de Brute, qui suit celle d’Octave, marque l’évolution du personnage. Marc Antoine exhorte Octave à la tempérance : il faut mettre fin à une guerre qui n’a que trop duré. Octave veut aller au-delà du carnage :
Octave. Les manes de Cæsar se pourroient satisfaire Avec ce seul meurtrier qui vient de se defaire, Mais mon ressentiment desire plus de sang. Anthoine. Il est bien alteré s’il en boit un estang Qui flotte impetueux là bas dedans la plaine. Octave. C’est bien peu pour esteindre une mortelle haine, Et monstrer ce que peut une extreme valeur. (V, 6, v. 1575-1581)
Il faudra le récit final de la mort de Porcie pour l’infléchir et le ramener au niveau humain.
Un si triste accident ébranle mon courage, Et fait que dans le port je crains presque l’orage. Je cognois aujourd’huy parmy ce changement Que le plus grand bon-heur ne dure qu’un moment; Je voy que le Demon qui conduit toutes choses, Ne pare l’univers que de metamorphoses, Afin que nos esprits aymant la nouveauté, Dans ces tableaux changeans trouvent plus de beauté. Que si c’est un effect de sa toute-puissance, En vain tous les mortels y feroient resistance, Et nostre vanité n’auroit rien de pareil Si nous pensions servir à ce grand appareil, Que comme d’instrumens incapables d’ouvrage Si la main de l’ouvrier ne les met en usage: […] Ainsi quoy que nos fronts courbent dessous les palmes, Que les mutins soient morts, que nos terres soient calmes, Et que nous commandions à tout le genre humain, Nous pouvons n’estre rien et mourir dés demain: C’est pourquoy relaschant de ma premiere envie, Je veux que les vaincus soient certains de leur vie, Qu’on les souffre dans Rome, et que nos citoyens Renoüent avec eux leurs accords anciens, Afin que la douceur de ces faveurs nouvelles Leur oste le desir d’estre jamais rebelles. (Octave, V, 7, v. 1623-1636 […] 1643-1652)
C’est sur le mode de la révélation
Et celuy justement perd le titre de sage, Qui veut choquer du temps l’infaillible passage, Qui considerera l’ordre de l’Univers, Il verra chaque jour son visage divers, Et connoistra par là que quelque providence Par le seul changement previent sa decadence, Et qu’ainsi nostre Rome ayant peu se porter A cét extreme point qu’on ne peut surmonter; Il faloit que suivant cette regle divine, Elle redescendit devers son origine; (Brute, V, 4, v. 1315-1324)
Alors que chaque camp croyait être le tonnerre de Jupiter, les derniers mots de Brute et d’Octave sont indissociables d’une prise de conscience de la relativité de l’élection divine. Brute n’est sans doute pas le seul à avoir péché par confiance.supra, notre étude sur la famille du mot espoir, p. XXXII). Cette confiance, ou cet espoir perpétuellement affirmé, s’apparente alors moins à un « péché », qui est l’acte de se détourner de Dieu, qu’à la foi elle-même.Pro Marcello, chap. 3. Dans la dernière tragédie de Guérin de Bouscal, la femme d’Agis, Chelonide, plaide la cause de son mari auprès de son père, qui l’a condamné : « Ah ! mon pere, souffrez qu’encor une autrefois / J’embrasse les genoux du plus juste des Roys, / Et que je le supplie en ce malheur extreme / Qu’apres nostre deffaite il se vainque soy-mesme. » (La Mort d’Agis, IV, 4). Dans cette scène, Chelonide reprend précisément l’argument de Cicéron : la victoire militaire n’est pas l’exclusivité d’un général vainqueur, qui la doit pour bonne part à ses soldats et à la Fortune. Aussi la clémence est-elle la seule façon pour lui d’arracher une victoire complète, une victoire qu’il ne doit qu’à lui-même.clementia. Une façon d’effacer « au Temple de memoire » son caractère sanguinaire durant les guerres civiles. Sénèque, la principale source de Corneille pour sa pièce intitulée Cinna ou la Clémence d’Auguste (publiée en 1643 chez Toussaint Quinet), n’oubliera pas ce passé sombre :
Le Divin Auguste exerça une souveraineté douce, si l’on commence à l’évaluer à partir de son principat ; sous la république, il mania le glaive, quand il avait l’âge que tu as maintenant. Au sortir de ses dix-huit ans, dès ce moment-là il plongeait des poignards dans la poitrine d’amis, dès ce moment-là il fomentait un attentat contre le consul Marc Antoine, dès ce moment-là il participait comme collègue à la proscription.
Sénèque, De clementia, livre I, IX, 1, trad. François-Régis Chaumartin, Les Belles Lettres, 2007, p. 16-17.
Le sujet de Guérin de Bouscal n’est pas celui de Corneille : le jeune Octave de notre pièce n’est pas l’empereur Auguste, installé au pouvoir et las, dès sa première apparition sur scène, du sang qu’il faut verser pour le conserver. Peut-on reprocher à Guérin de Bouscal cette anticipation historique du prince clément ?Porcie de Robert Garnier repose tout entier sur l’opposition entre un Octave impitoyable, qui rejette toute idée de clémence pour une répression sanglante, opposé à Marc Antoine, qui plaint le sort des ennemis qui restent. Marc Antoine est celui qui décide la fin du combat contre les républicains défaits. L’acte se termine sur la partition de l’Empire romain entre les triumvirs. À regarder ce précédent, le traitement de Guérin de Bouscal peut être vu comme une originalité. Une originalité qui a inspiré le dénouement de La Porcie romaine de Boyer, qui reprendra la forte impression de la mort de Porcie sur Octave et la conversion de ce dernier à la clémence. Bien sûr, la pièce de Corneille, postérieure à celle de Guérin de Bouscal et antérieure à celle de Boyer, a dû jouer son rôle dans ce sens.Poétique d’Aristote, un des critères que doit respecter le caractère d’un personnage est la ressemblance, c’est-à-dire l’image que la tradition nous a laissé de lui. Or, au XVIIe siècle, ce qui nous reste d’Octave, c’est avant tout la clémence d’Auguste. Le critère de bienséance s’accommode bien de cela : un roi doit être généreux. Finalement, le critère le plus problématique est le dernier, celui de la constance. L’étude du personnage d’Octave nous montre son parcours : d’abord objet d’un désir de vengeance non dénué de générosité (là pourrait tenir la constance) mais faisant sensiblement courir le risque d’hybris, le général connaît une conversion. À l’image de la concentration du temps que l’on remarque dans le traitement de cette bataille de Philippes, souci de régularité, la pièce de Guérin de Bouscal a peut-être ceci de remarquable qu’elle tient en cinq actes toute la vie d’Octave.
Cela dit, cette question de la clémence, limitée au dénouement, et qui n’apparaît qu’après les morts de Cassie, Brute et Porcie, ne nous semble pas, comme nous l’avons remarqué avec le sous-titre, le cœur de la pièce. Non seulement la faible présence des triumvirs plaide en leur défaveur mais leur supériorité morale est discutée durant toute la pièce. Au-delà du pragmatisme politique, qui fait de la clémence une vertu qui ne vaut pas toujours pour elle-même, la dernière scène expose un rapport de causalité entre les deux émotions tragiques que sont la frayeur et la pitié :
Un si triste accident ébranle mon courage, Et fait que dans le port je crains presque l’orage. […] Nous pouvons n’estre rien et mourir dés demain: C’est pourquoy relaschant de ma premiere envie, Je veux que les vaincus soient certains de leur vie (Octave, V, 7, v. 1623-1624 […] 1646-1648)
On peut alors noter qu’au moment même où se construit la clémence d’Octave, ce dernier se voit placé dans la position de spectateur, ou plutôt du spectateur, évacué de la pièce d’une nouvelle manière à l’instant même où il se réalise. La clémence d’Octave apparaît comme la conséquence de la pitié et de la crainte. Cette clémence, accompagnée d’un retour de piété, sauve ainsi, in extremis, notre personnage, bien plus qu’elle ne le porte aux nues. Le caractère édifiant du dénouement, où la Providence fait gagner la monarchie et élève Octaveheros et l’unique occurrence du mot heroïque dans la pièce, six se rapportent à Brute. L’exception, dans la bouche de Marc Antoine, désigne César « dans sa beatitude » (v. 313). Le « heros » est au XVIIe siècle, suivant les Anciens, un demi-dieu, un homme appelé à connaître une apothéose (voir lexique).
Parmi les philosophes grecs, aucun, en vérité, ne lui était inconnu ou étranger, mais il avait un culte particulier pour les platoniciens. Il n’appréciait guère ce qu’on appelle la Nouvelle Académie et la Moyenne Académie ; il restait attaché à l’Ancienne Académie : il ne cessa d’admirer Antiochos d’Ascalon et prit pour ami et pour compagnon son frère AristosVie de Brutus, II, 2-3, trad. Anne-Marie Ozanam, dir. François Hartog, Gallimard, 2001, p. 1786.
Ce témoignage de Plutarque est sans doute l’un des plus explicites sur la question. Or Plutarque, la principale source de ce que nous savons de Brutus, dont il a écrit la Vie, ne fut pas suivi par les historiens sur ce point et ce, jusqu’au XXe siècle. C’est ce que constate David Sedley, de l’université de Cambridge, qui s’est attaché à montrer l’absence de fondement d’un préjugé qu’il compare à une maladie, à savoir le stoïcisme supposé de notre héros.The greatest obstacle to doing so [to connecting Brutus’ Platonism with his celebrated role as tyranicide] has long been the belief, endemic among historians of the period, that whatever his formal affiliations may have been Brutus in the spirit, like so many Romans, a virtual Stoic; or at any rate that his motivations in the conspiracy were fundamentally Stoic in inspiration. [...] Shakespearian scholars, incidentally, have usually gone even further, and stated as simple fact that Brutus was a Stoic. (David Sedley, « The Ethics of Brutus and Cassius », Journal of Roman Studies, 87, 1997, p. 43-44). Sedley donne de nombreux exemples d’historiens et d’auteurs qui font de Brutus un stoïcien, tous du XXe siècle.De dictatura Cn. Pompeii, discours de Brutus lui-même, dont Quintilien rapporte un extrait. Ici, dans une traduction française : « Il vaut mieux ne commander à personne, que de dépendre d’un seul. Dans la première condition, on peut vivre honorablement; dans la seconde, la vie n’est pas supportable. » (Quintilien, Institution oratoire, livre IX, trad. C.V. Ouizille, C.L.F. Panckoucke, t. IV, 1829-1835, p. 314-315). NB : Sedley, pour alicui servire, donne la traduction to be enslaved by somebody, qui rend sans doute mieux l’idée d’asservissement.
Toutefois, à faire preuve de rigueur historique, on risquerait d’oublier un fait important : un dramaturge forge ses caractères, notamment, selon le principe de ressemblance. Ainsi, le héros d’un sujet historique doit-il être conforme à l’histoire. Ou plutôt, conforme à l’image que l’on se fait de lui, c’est-à-dire, sans trop d’approximation, conforme à la tradition historique. Or cette tradition historique lègue avant tout un Brutus stoïcien. L’occulter serait dès lors non seulement manquer de rigueur dans l’étude d’une pièce telle que celle qui nous intéresse, mais faire preuve d’absurdité dans la démarche.
S’il est difficile de reconstituer la pensée des hommes et des historiens de la France du XVIIe siècle concernant cette question précise de la philosophie de Brutus, les rares lectures que nous avons trouvées tendent à faire de Brutus un stoïcien, conformément au jugement général de Sedley sur la tradition historique. Deux exemples permettront de se faire une idée du type de discours tenu sur ce point au XVIIe siècle et de l’argumentation complexe qui s’y attache.
Commençons avec une autorité : le Père Rapin, qui écrit, en 1671 :
Brutus au sentiment du mesme Plutarque, fut aussi d’abord épris de la doctrine de Platon: mais il abandonna les sentimens de la nouvelle Academie, pour suivre ceux de l’ancienne, par le conseil de cet Antiochus, qui fut Maistre de Ciceron: et ce fut ce Philosophe qui fit quelque temps aprés Brutus Stoïcien, l’estant devenu luy-mesme, aprés avoir esté Academicien, comme le remarque Ciceron.
René Rapin, La Comparaison de Platon et d’Aristote, quatrième partie, chap. 1, Claude Barbin et François Muguet, 1671, p. 163.
Si l’on confronte ce passage à la typologie que dresse Sedley des arguments fallacieux en faveur du stoïcisme de Brutus, on en constate trois.
Huit ans plus tôt, on pouvait lire un jugement comparable dans la préface d’Antoine Soreau, avocat au Parlement, qui présentait alors « une Traduction françoise de toutes les lettres latines qui nous restent de Brutus, et de quelques-unes de celles de Cicéron ». Ainsi Soreau rejetait-il Plutarque en termes savoureux pour réduire la pertinence de l’historien grec à l’éloquence de Brutus, dont le traducteur dit plus loin le succès au « Barreau de Rome » et les « applaudissemens » qu’il reçut :
S’il faut s’arrester à ce que dit Plutarque touchant les estudes de nostre Brutus dans Athenes; il s’attacha principalement à l’ancienne Academie. Mais si au contraire Ciceron, qui vivoit au mesme temps que Brutus, et qui estoit Citoyen d’une mesme Republique, doit estre plustost creû en cela que Plutarque, qui n’a vescu que longtemps apres, et qui n’estoit qu’un Estranger; il n’y a pas de doute que Brutus embrassa particulierement la secte des stoïques. Et de là vient ce mot si celebre et si souvent repeté, lors qu’en parlant de Brutus et de Cassius qui depuis avoient été les Chefs de la Conjuration contre Cesar, on a dit,
Qu’un Stoïcien et un Epicurien s’estoient accordez ensemble pour le bien de la liberté publique.Toutefois, afin d’accorder aussi en quelque façon Plutarque avec Ciceron, il semble qu’on puisse dire icy, avec beaucoup d’apparence, que bien qu’il soit vray que Brutus fut Stoïcien pour la doctrine, il ne laissoit pas neantmoins de se plaire infiniment aux discours de l’ancienne Académie: parce qu’estant amoureux comme il estoit de l’Eloquence; il est certain selon les sentimens du mesme Cicéron, [Ciceron en divers endroits de ses Livres de Rhetorique.]Cette note est d’Antoine Soreau. que l’Academie de Platon qui estoit l’ancienne, où l’on discouroit sur toutes sortes de sujets avec abondance et mesme avec ornement, estoit un lieu bien plus propre pour son dessein, que le Portique de Zenon, où les Stoïques ne traitoient les matieres que maigrement et avec une grande sécheresse parmy les épines des Syllogismes.Antoine Soreau, Lettres de Brutus et de Cicéron, préface, Thomas Jolly, 1663, p. 8-11.
Antoine Soreau défend l’idée du stoïcisme de Brutus en convoquant Cicéron avec peu de raison et dans un parfait contresens. En effet, Cicéron donne à de nombreuses reprises un avis strictement conforme à celui de Plutarque, qui fait de Brutus un adepte de l’Ancienne Académie.Brutus (XXXI et XCVII).
— Ainsi, dit Brutus, il en est de nos stoïciens comme de ceux de la Grèce. Ce sont d’habiles dialecticiens, des architectes de paroles, qui élèvent avec beaucoup d’art l’édifice de leur argumentation. Transportez-les au forum, on ne leur trouve plus que de la stérilité; j’en excepte le seul Caton, à la fois stoïcien accompli et grand orateur. Mais je vois que Fannius eut peu d’éloquence, que Rutilius n’en eut pas beaucoup, et que Tubéron en manqua tout à fait.
— Cela vient, répondis-je, de ce qu’ils s’occupent uniquement de la dialectique, et qu’ils négligent ces développements qui donnent au discours de l’étendue, de la richesse, de la variété. Votre oncle, au contraire, comme vous le savez, a pris des stoïciens ce qu’il en fallait prendre; mais il a étudié l’art de parler à l’école des maîtres d’éloquence, et il s’est exercé d’après leur méthode. S’il fallait se borner aux leçons des philosophes, les péripatéticiens seraient les plus propres de tous à former l’orateur. Aussi, mon cher Brutus, je vous félicite d’avoir embrassé une secte, celle de l’ancienne académie, dont les préceptes et la doctrine réunissent à la méthode philosophique la douceur et l’abondance de l’élocution.
Cicéron, Brutus, ou Dialogue sur les orateurs illustres, trad. Burnouf ; dansŒuvres complètes de Cicéron, dir. Nisard, Firmin Didot frères, fils et Cie, t. I, 1869, p. 370-371.
Contrairement à ce que laisse entendre Soreau, qui ne donne pas de référence précise, Cicéron ne parle jamais qu’une seule fois de l’avantage que Brutus donne (et Cicéron avec lui) à l’Ancienne Académie sur les Stoïciens du point de vue de l’éloquence. Surtout, cet avantage donné ne vient pas constituer une exception dans un parcours philosophique stoïcien qui serait celui de Brute mais ne fait que confirmer Plutarque, sans aucune ambiguïté. Ainsi Soreau présente-t-il un bout de vérité (l’opposition, sur le plan de la rhétorique, des deux courants philosophiques, dans un contexte où Brute émet un jugement, le tout au sein d’une œuvre de Cicéron) pour l’accommoder avec le préjugé qu’il défend, de façon arbitraire. Encore l’évocation par Brutus de Caton comme une exception parmi les orateurs stoïciens (« [Caton] a pris des stoïciens ce qu’il en fallait prendre » confirme Cicéron) pourrait peut-être, dans une moindre mesure, excuser le contre-sens. Mais le fait est que, lorsqu’on remonte à la source et que l’on cherche partout dans Cicéron, il est difficile de trouver quoi que ce soit qui puisse aller dans le sens de ce que Soreau écrit, alors même que l’on pense avoir trouvé le passage précis auquel il pensait confusément.
Plus loin, au sein de sa traduction d’une lettre de Cicéron adressée à Brutus, Soreau annote ce passage :
vous cediez, mon cher Brutus, à la necessité du temps et des affaires : parce que vos Stoïques disent, Que le sage ne doit jamais fuïr.
Antoine Soreau, op. cit., p. 249.
Derrière le possessif « vos », Soreau renvoie à la note suivante :
Selon que Ciceron parle des Stoïques en cét endroit il paroist clairement que nostre Brutus estoit Stoïcien, comme il est abservé plus au long dans la Preface.
Ibid.
Premièrement, ce court passage ne vaut pas ceux plus longs et plus explicites que l’on trouve chez Cicéron concernant la philosophie de Brutus, passages qui nous gardent de toute surinterprétation. Ensuite, il convient de noter ici que le syntagme à l’origine de la traduction « vos Stoïques » est stoici nostriCedebas enim, Brute, cedebas; quoniam stoici nostri negant, fugere sapientis. (Œuvres complètes de Cicéron, dir. Nisard, Firmin Didot frères, fils et Cie, t. V, 1869, p. 688).
L’hésitation entre platonisme et stoïcisme, chez Rapin et Soreau, semble être de courte durée. Il est néanmoins frappant, en décortiquant la façon dont se développe une rhétorique défendant l’option stoïcienne, de voir rétrospectivement comment le problème historique, bien loin d’être surmonté par ces savants, n’en est que souligné. Notre sujet, la bataille de Philippes, et ce qu’il implique, à savoir les suicides dans le camp des Liberatores, exige alors une mise au point essentielle sur la façon dont l’Antiquité aborde le suicide et le rôle du stoïcisme dans cette réflexion. C’est le sens de ce point théorique qui pourra, nous l’espérons, contribuer à éclairer le sens profond de l’œuvre.
Dans son livre intitulé Le Suicide et la morale, Albert Bayet s’est attaché à montrer que l’aversion pour le suicide, véhiculée par le christianisme, est d’origine païenne et, plus précisément, platonicienne. Sont invoqués le Phédon et sa célèbre interdiction (l’homme est la propriété des dieux et doit se soumettre à leur volonté), ainsi que la politique que Platon préconise à l’égard des sépultures des suicidés, politique des plus sévères. Le suicide prend une dimension sacrilège. Mais le propos de Bayet est avant tout de montrer que la morale antique à l’égard du suicide est, malgré les apparences (le Phédon d’un côté, des formules fortes de Sénèque en faveur du suicide de l’autre), « nuancée ». Ainsi, Platon donne trois circonstances exceptionnelles dans lesquelles le suicide peut être admis.Le Suicide et la morale, Alcan, 1922, p. 334).
[…] la route que Sénèque, malgré certains écarts de style
L’auteur pense à des formules fortes en faveur du suicide, qui le permettent en tant que liberté, mais qui « trahissent cruellement [la] pensée [de Sénèque] » (Albert Bayet, , suit fidèlement est très bien tracée : le sage doit vivre ou mourir, selon qu’il peut ou ne peut plus posséder le souverain bien, la sérénité de l’âme.Le Suicide et la morale, Alcan, 1922, p. 285).[…] Sénèque n’énumère pas tous les cas dans lesquels il admet qu’on se tue, tous ceux dans lesquels il ne l’admet pas; il s’en tient à quelques exemples, estimant sans doute qu’il serait vain de vouloir pénétrer dans l’infini variété des cas concrets; mais il dégage nettement la règle essentielle : il y a suicide et suicide, et c’est à la raison de se prononcer sur les cas particuliers; en tout cas, la mort volontaire n’est légitime qu’après mûre délibération.
[…] Donc, que l’on considère stoïcisme, épicurisme, platonisme, nulle part on ne discerne une doctrine simple, indiscrètement favorable à la mort volontaire; partout, au contraire, on retrouve l’idée qu’il y a suicide et suicide. […] vues de loin, les formules de Sénèque faisaient croire à l’existence d’une morale simple, favorable au suicide; vu de près, Sénèque lui-même et tout ce que nous pouvons saisir de la philosophie latine nous révèlent l’existence d’une morale nuancée.
Albert Bayet, Le Suicide et la morale, Alcan, 1922, p. 286-287.
Albert Bayet voulait montrer la nuance dans la morale antique. Mais une fois ceci posé, il convient de se demander ce que faire de Brutus un stoïcien implique, ce que cela signifie sur la question du suicide, pour entrevoir la cause de la fortune historique que nous avons décrite plus haut, qui touche le XVIIe siècle, et prendre la mesure de ses conséquences. Yolande Grisé, dont la thèse précieuse, Le Suicide dans la Rome antique, préfacée par Pierre Grimal, contient notamment un relevé très exhaustif des cas romains de suicide, prolonge la réflexion avec la même nuance que Bayet. Certes, si l’on considère les différentes écoles, aucune ne professe une morale « simple ». Mais Grisé constate et démontre que :
C’est l’école stoïcienne, et davantage le moyen stoïcisme (qui formera le stoïcisme romain […]) qui prit sur la question du suicide
le parti le plus positif, encore que ses jugements soient demeurés très nuancés, ses allusions au sujet plutôt rares et dispersées, ses anciens chefs peut-être pas toujours d’accord sur la question. Particulièrement importante et élaborée quand on la compare à celle des autres écoles philosophiques grecques, la réflexion stoïcienne sur le suicide fut essentiellement tournée vers la soumission à la Raison (λόγος) qui gouverne le cosmos, la mort devant s’accorder à la loi universelle qui régit toutes choses. Dans ce sens, les Stoïciens, bien qu’indifférents devant la mort en général, justifièrent le suicide non seulement sous la pression de circonstances extérieures inévitables, comme l’entendait la doctrine platonicienne, mais aussi toutes les fois que l’homme, guidé par sa raison, le jugeait opportun, compte tenu de sa situation, de ses motifs et de sa personne (son caractère). Foncièrement individualistes,ces philosophes ont été les seuls à avoir jeté les bases d’une doctrine justificative du suicide « rationnel »fondée sur la théorie des « préférables » […].Yolande Grisé, Le Suicide dans la Rome antique, Les Belles Lettres, Paris, 1982, p. 180-181 ; nous soulignons.
Mieux, le suicide est alors non seulement rationnel, mais moral :
Le stoïcisme a non seulement justifié le suicide en certaines circonstances, mais encore l’a tenu comme un acte de la plus haute vertu, en en faisant, d’une part, le droit exclusif du sage et, d’autre part, outre un droit, un devoir envers lui-même, tout aussi impératif que n’importe quel autre devoir. Ainsi, il était recommandé au sage de s’enlever la vie lorsqu’un événement venait troubler sa vie au point de l’empêcher de suivre la ligne de conduite qu’il s’était tracée. On estimait, en effet, qu’un homme qui vient à perdre sa raison même de vivre, pour lequel l’existence devient définitivement privée de signification et qui se voit contraint de vivre contre lui-même se doit de préférer la liberté morale à la vie, de renoncer à la vie plutôt qu’à ses raisons de vivre qui sont sa raison d’être. […] Le suicide apparaît alors comme
un acte vertueux qui peut conduire au vrai bonheur, puisque, en s’enlevant la vie, le sage ne fait que se conformer à la raison éternelle de la nature dont procède elle-même sa propre raison de vivre.Ibid., p. 183 ; nous soulignons.
La mise au point théorique permet de former une hypothèse : le mythe historique qui fait de Brutus un stoïcien ou, dans une de ses plus fines nuances, qui fait de Brutus un converti au stoïcisme, viendrait répondre à la dichotomie du personnage. En effet, dire avec le Père Rapin que le personnage a évolué, cela revient à faire du tyrannicide un platonicien et du suicidé un stoïcien. Sedley ne s’étend pas sur le suicide de Brutus, et pour cause : aucune source ne donne de justification philosophique authentique de la part de Brutus sur son suicide. Il est également sûr qu’aucune source ne permet d’affirmer une conversion au stoïcisme.Whether Brutus considered his final change of heart justifiable from within his Platonist creed, or a move away from it, Plutarch leaves unclear, but the very special ad hoc pleading he puts into Brutus’ mouth (that he effectively gave up his life on the Ides of March, and has been living on borrowed time since then) may suggest that he intends the former. Since Plutarch’s dialogue here is no doubt fictional, we cannot know whether Brutus in fact offered any philosophical justification for his suicide.
Et si Brutus estimait en effet que la vertu politique de la justice devait être activement exercée même sous la tyrannie de César, il n’y a pas de doute quant aux parents illustres qu’il s’apprêtait à imiter : non pas Caton, l’oncle stoïcien dont Brutus avait, selon Plutarque, explicitement déploré le suicide pour des raisons philosophiques, mais ses ancêtres non moins célèbres, Lucius Junius Brutus, qui avait chassé de Rome le dernier des rois en 509 av. J.-C., et Servilius Ahala, qui peu de temps après avait assassiné un prétendant à la tyrannie. Déjà une dizaine d’années avant l’assassinat de César, quand Brutus contrôlait la monnaie romaine, il avait émis une pièce représentant ces deux ancêtres, un sur chaque face.
And if Brutus did indeed feel that the political virtue of justice should be actively exercised even under the Caesarian tyranny, there was no doubt which of his famous relatives he was going to imitate: not Cato, the Stoic uncle whose suicide Brutus had, according to Plutarch, explicitly deplored on philosophical grounds, but his equally celebrated ancestors Lucius Junius Brutus, who had expelled the last of the kings from Rome in 509 B.C., and Servilius Ahala, who not long afterwards had assassinated a would-be tyrant. Already some ten years before the assassination of Caesar, when Brutus controlled the Roman mint, he had issued a coin depicting these two ancestors, one on each face.(David Sedley, « The Ethics of Brutus and Cassius »,Journal of Roman Studies, 87, 1997, p. 53).
Les exemples que Sedley attribue à Brutus, en contrepoint de Caton, ne sont pas des exemples de suicidés et ne font donc pas avancer la question du suicide de Brutus. Il faut voir là, sans doute, la rigueur de l’historien qui ne s’étend pas là où il a constaté qu’il n’y avait pas de matière. La rigueur historique impose une hypothèse platonicienne décourageante là où l’hypothèse stoïcienne est stimulante.
Nous ne sommes pas chez Shakespeare et la bataille de Philippes ne se réduit pas au cinquième acte : elle est, chose remarquable, la pièce elle-même. Brute ne condamne pas le suicide de CatonJules César, V, 1).
J’ai le privilège […] d’être la fille de Caton et l’épouse de Brutus. Jusqu’ici, je n’en tirais que peu d’assurance, mais à présent, je me connais et je sais que la souffrance ne peut me vaincre.
Plutarque, Vie de Brutus, XIII, 10, éd. cit., p. 1795.
Chez Guérin de Bouscal, Porcie, dans son projet de courir aux ennemis, est en proie à la « fureur », ce qu’elle finit par reconnaître à sa compagne (v. 301). Il n’est plus question d’un exercice stoïcien préparant à la mort, mais d’une course funeste dictée par la souffrance intérieure. À vrai dire, la nuance de Guérin de Bouscal était déjà chez Plutarque qui décrivait Porcia désespérée, mourante aux ides de mars et trop faible pour accompagner son mari qui s’embarquait pour la Grèce à partir de Vélia.Ibid., XV, 5-9, et XXIII.
L’ardeur de ton amour si pur, ô Porcia ! fille de M. Caton, sera aussi pour tous les siècles l’objet d’une juste admiration. A la nouvelle de la défaite de Brutus, ton mari, et de sa mort à Philippes, tu n’as pas craint, à défaut du poignard qu’on te refusait, d’avaler des charbons ardents. Ainsi tu trouvas dans ton cœur de femme la force d’imiter la mort héroïque de ton père. Mais peut-être y eut-il chez toi encore plus de courage : il mit fin à ses jours par un trépas ordinaire ; toi, tu voulus mourir d’une mort sans exemple (An de R. 711.)
Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, livre IV, chap. VI, 5, trad. Pierre Constant, Garnier, 1935 ; disponible sur le site remacle.org.
Dans la tragédie de Guérin de Bouscal, il serait bien difficile de voir le suicide de Porcie comme un suicide stoïcien et, a fortiori, de le comparer à celui de Caton, tandis qu’« à sa fureur la mort mesme a fait place » (v. 1620). Néanmoins, le personnage instaure une émulation avec la figure du père
Pour ces premières raisons, on ne peut exclure que l’ombre de Caton, qu’on l’invoque positivement ou qu’elle soit incarnée par un personnage très présent, ait un effet d’attraction sur son gendre et neveu Brutus, en tant qu’exemple stoïcien par excellence du suicidé glorifié :
Le stoïcisme fut par essence une doctrine de liberté, et cette liberté était fondée sur la possibilité de la mort libre. Cette notion de
libertasexistait à Rome comme valeur politique ; au contact du stoïcisme, elle devint une valeur morale. Pour les Stoïciens, le suicide est un témoignage : un témoignage de liberté. Cette liberté se manifeste tout particulièrement au moment précis où l’homme prend la décision de mourir, parce que, d’une part, par cette décision, il adhère spontanément à la nécessité du destin universel et, d’autre part, par cette adhésion mûrement réfléchie, il échappe aux contraintes extérieures qui n’ont plus d’emprise sur lui. […]Le suicide de Caton s’est imposé à Rome comme le parfait exemple de la liberté intégrale.
[…] En effet, le suicide de Caton fut perçu comme l’expression complète de cet idéal romain de
libertas: liberté civile (extérieure) tant prisée par les partisans de la République et liberté morale (intérieure) hautement préconisée par la sagesse stoïcienne. Car il n’y eut rien de plus libre que le suicide de Caton d’Utique. Sur le plan militaire, il semble que ce ne soit pas la défaite qui l’ait acculé au suicide […]. Sur le plan politique, ce n’est pas la crainte de la mort qui le poussa vers la mort, puisque César lui offrait la vie. Si Caton s’est donné la mort, c’est pour échapper à l’autorité de César. Il proclamait par son geste la plénitude de sa liberté individuelle et, par ce biais, défendait la liberté elle-même […]Refus héroïque d’asservissement, sa mort s’inscrivit dans les esprits comme l’apothéose de la liberté la plus authentique : celle qu’on paie au prix de la vie. Au surplus, une fois sa décision arrêtée, Caton ne montra aucune panique ni aucun empressement à quitter la vie.
Yolande Grisé, Ibid., p. 202-203.
Pour Cicéron, la beauté du suicide de Caton tient notamment dans la constance de son caractère, comme l’explique Yolande Grisé :
En se donnant la mort, Caton est resté totalement fidèle à lui-même : à son tempérament, à ses convictions politiques et à sa foi stoïcienne. Sa mort fut le reflet parfait de sa vie : une vie passée dans l’opposition à la corruption, à l’ambition et à l’injustice. En se tuant, Caton n’a trahi ni son idéal (i.e. sa raison d’être) ni sa propre nature. […] On comprend dès lors que Cicéron, qui considère que la première exigence de la dignité humaine réside dans le respect de la personnalité, de l’originalité de chacun, ait magnifié le suicide d’un homme en si parfait accord avec lui-même
Ibid., p. 201.
Or il n’est pas question d’autre chose dans la tragédie de Guérin de Bouscal, lorsqu’au moment de mourir, Brutus déclare :
D’esperer d’un bien que la puissance humaine Nous peut faire acquerir, est une lâcheté, Mais ne pouvant r’avoir la liberté Romaine, Je cede seulement à la necessité. Si je cherche la mort tandis que je suis libre, N’est-ce pas pour monstrer aux races à venir, Que j’ay voulu mourir comme j’avois sceu vivre,Quand j’ay perdu l’espoir de m’y plus maintenir. (Brute, V, 4, v. 1407-1414)
Brute se soumet à la nécessité et échappe à l’emprise de la Fortune, qui « oppresse » celui qui n’a pas encore choisi entre « sa vie [et] son honneur » (v. 1399-1402). Liberté civique et liberté morale sont portées dans un exemple comparable à celui de Caton. Brutus cherche à se dérober aux tyrans qu’il n’a pu vaincre pour suivre sa raison d’être. Le « cœur », comme intimité de l’individu, conscience morale du héros vertueux, demeure hors de portée de l’ennemi et fonde sa liberté dans la mort. Ainsi Porcie, découvrant le cadavre de Brute :
Vous triomphez de nous, pardonnez-moy belle ombre, Brute mon cher soucy, vous n’estes pas du nombre; Ce corps est aux tyrans mais non pas vostre cœur, Vous l’en avez osté pour estre son vainqueur. (Porcie, V, 5, v. 1499-1502)
Enfin, suivre l’exemple de Caton, c’est gagner l’immortalité. Mais pas n’importe quelle immortalité : « Sous la République, les Romains rêvaient de gloire militaire, qui les distinguerait aux yeux de la postérité, et non d’immortalité céleste. »Ibid., p. 190.La Mort de Cleomenes, V, 12).
Je diroy qu’un grand cœur que la Fortune oppresse, Jusqu’à luy demander sa vie ou son honneur, S’il balance le chois, tesmoigne sa foiblesse, Et ne reconnoist pas où gist le vray bon-heur. L’honneur dure toujours au Temple de memoire, La vie a pour son cours un terme limité, Sans doute celuy-la mesnage mal sa gloire, Qui pour gagner un jour, pert une eternité. (Brute, V, 4, v. 1399-1406)
Plus haut, nous avons vu que Yolande Grisé parlait de « vrai bonheur » comme accomplissement de la liberté morale de l’individu, conformité avec la raison. Nous constatons ici que le « vray bon-heur » de Brute s’accompagne également de la dimension d’immortalité par la gloire.Sa mort qui la conduit au sejour bien-heureux, / Où doivent habiter les esprits genereux. » (V, 12). Et Cleomene de quitter la scène pour gagner une mort glorieuse : « Coupons avec nos fers la trame de nos vies, / Avant que par leurs mains elles nous soient ravies; / Allons, allons mourir, et faisons voir en fin / Que Sparte a des enfans maistres de leur destin. » Le roi Ptolémée, pris de remords, lui accordera lui-même l’immortalité dans les vers qui concluent la tragédie : « il faut […] Que je fasse eslever un Temple à Cleomene, / Pour r’establir sa gloire, […] Là nos nepveux liront l’histoire lamentable / D’un Roy qu’un criminel fit traitter en coulpable; […] » (V, 20).Ibid., p. 188.
Mais comme avec raison on blasmeroit la peur Qu’un homme concevroit pour un masque trompeur; C’est exposer son ame à des justes censures, De craindre de mourir pour des larmes futures. La mort est naturelle, et je ne pense pas Qu’on ne souffre en naissant comme on souffre au trespas; Encore nostre mort doit estre moins à craindre, Qui nous laisse un renom qui ne se peut esteindre. Celuy-là vit toujours parmy les gens d’honneur, Qui meurt en combatant pour le commun bon-heur; Imitons en cela nos valeureux ancestres, Que Rome a veu mourir pour n’avoir point de Maistres: Et celuy qui domptant la Nature et les Rois, Immola ses enfans à l’honneur de nos lois. (Brute, II, 3, v. 453-466)
« Imitons en cela nos valeureux ancestres ». Il ne s’agit bien sûr pas là d’un nous de majesté mais d’exhortation, au seuil de la première bataille. Ainsi, les ancêtres en question sont-ils aussi bien ceux de Brute que ceux des « braves romains » qu’il encourage (v. 431).Vie de Brutus, XLIX, 9, éd. cit., p. 1824-1825). Dans le Jules César de Shakespeare, il apparaît à la fin de la scène 3 de l’acte V pour mourir au début de la scène suivante d’une façon strictement conforme au témoignage de Plutarque. Il n’est pas improbable que Guérin de Bouscal pense à lui dans les visages des soldats tournés vers Brute. L’acuité du regard de l’auteur n’est pas à démontrer : les hommes de Cassie (Titine, Pindare et Demetrie) sont bien dans Plutarque et le traitement soigné de ces personnages secondaires (dont la présence peut être très réduite dans Plutarque) témoigne d’une lecture fine et fidèle de la Vie de Brutus, dont on retrouvera les extraits utiles dans l’annotation du texte. Pour donner un exemple, Demetrie n’est cité qu’une seule fois par l’historien grec. Marie-France Hilgar avait noté cette précision des personnages secondaires dans La Mort d’Agis (« Une tragédie de Guérin de Bouscal : La Mort d’Agis », Proceedings – Pacific Northwest Conference on Foreign Languages, V. 25, Part 1, 1974, p. 206). On peut étendre le jugement à La Mort de Cleomenes. Marie-France Hilgar remarquait que le rôle des personnages secondaires n’est pas essentiel dans La Mort d’Agis, ce qui diffère quelque peu de notre pièce. Par ailleurs, dans l’avis au lecteur de La Mort de Cleomenes, Guérin de Bouscal montre d’une nouvelle manière, dans son souci prononcé de ne pas être taxé d’inexactitude, le soin de sa lecture : « Au reste ne m’accuse point d’ignorer l’histoire de Cleomenes si tu vois paroistre dans Alexandrie, la belle Agiatis qui étoit morte en Grece long temps avant que mon Heros abordat en Egypte [quatre ans séparent la mort d’Agiatis de celle de Cléomène] ; Mais scache que c’est une licence que j’ay affectée pour l’embellissement de ma Scene, et que les incidents advantageux qui ne gatent point le sujet principal ne sont pas seulement soufferts dans le Poeme Dramatique: mais méme pratiquez tous les jours par les maistres. J’ay fait un peu de violence à la vérité pour donner plus d’éclat à mon ouvrage, et comme je me suis proposé la satisfaction de ceux qui ayment le Theatre plustot que l’instruction de ceux qui ignorent l’Histoire, j’ay esté bien aise d’estre moins exact en celle-cy, affin de l’estre davantage en celle-la: Ne trouve donc pas mauvais mon dessein, ou si tu le condamnes prepare-toy à combattre les sentimens de toute l’Antiquité et de tous les plus grands hommes du siecle. »imiter, on ne trouve que deux occurrences dans toute la pièce, celle-ci étant la première. Fait frappant, la seconde est située à quelques vers d’intervalle, au début de la scène suivante, dans la bouche de Porcie aspirant à avoir « le cœur d’imiter [s] es parens » (v. 538), soit, plus clairement, Caton. Le lien entre Caton et Brute n’est certes pas direct dans le texte. Cela dit, s’il était permis de poursuivre le mouvement de Brute, qui va de la masse des ancêtres communs à son ancêtre à lui, pour redescendre vers ses parents proches, Caton, l’homme qui l’a élevé, serait sans doute le premier auquel le personnage de Guérin de Bouscal penserait.Vie de Brutus, consacré à l’ascendance légendaire de Brutus, développe les figures de Lucius Junius Brutus (du côté paternel) et de Servilius Ahala (du côté maternel), ce premier paragraphe est immédiatement suivi de cette phrase :
Servilia, sa mère, était la sœur du philosophe
Caton, le Romain que Brutus désira le plus imiter: il était son oncle et devint ensuite son beau-père.Plutarque, Vie de Brutus, II, 1, éd. cit., p. 1786 ; nous soulignons ; ce passage précède directement celui que nous avons mis en exergue.
Caton était bel et bien un modèle pour Brutus, de par son intégrité morale et son pur attachement à la République, garantis par une constance à toute épreuve. Il y a dans cette phrase, placée à un point stratégique, de quoi pousser nombre d’historiens postérieurs à passer le pas en lisant rétrospectivement la mort de Brutus comme une ultime imitation de Caton. Il est par ailleurs saisissant de constater comment l’argument qui fait de Brutus celui qui dénonce le suicide de son oncle se retourne à Philippes. En effet, voici ce qu’il répond à Cassius qui lui demande, avant que ne s’engage la première bataille, ce qu’il choisira en cas de défaite, entre la fuite et la mort :
Lorsque j’étais jeune, Cassius, et sans expérience des affaires, je laissai échapper, je ne sais comment, au cours d’une discussion philosophique une parole hautaine. Je blâmai Caton de s’être tué, déclarant qu’il n’était ni pieux ni digne d’un homme de céder à la destinée et de prendre la fuite, au lieu d’accueillir sans crainte l’événement qui s’abat sur lui. Mais à présent, en voyant les événements que nous envoie la Fortune, je change d’attitude : si l’arbitrage de la divinité nous est contraire, je ne souhaite pas tenter encore d’autres espérances ni faire d’autres préparatifs ; je me délivrerai, en louant la Fortune grâce à laquelle, après avoir donné ma vie à la patrie aux ides de mars, j’ai vécu une nouvelle vie, libre et glorieuse.
Plutarque, Vie de Brutus, XL, 7-8, éd. cit., p. 1817.
Un tel passage a certainement pu peser dans la lecture du personnage en faveur de l’idée d’une conversion. Loin de toute condamnation, ce Brutus de Philippes apparaît bien plus comme celui qui demanda avec instance à Cicéron de composer un Éloge en l’honneur de Caton, après la mort de ce dernier :
Cet Éloge même, je ne l’aurais point abordé, dans ce siècle ennemi des vertus, si un désir de Brutus, réveillant en moi une mémoire si chère, m’eût laissé une excuse légitime.
Cicéron, L’orateur, à Brutus, X, trad. Savalette ; dansŒuvres complètes de Cicéron, dir. Nisard, Firmin Didot frères, fils et Cie, t. I, 1869, p. 436. La mort du général coïncide par ailleurs avec le divorce de Brutus avec sa première femme pour permettre son mariage avec Porcia. On le lui aurait vivement reproché, notamment sa mère, ce divorce tournant au scandale (Cicéron,Ad Atticum, XIII, 9-11, 14, 16-17, 22). Brutus, mu, manifestement, par sa seule volonté d’épouser Porcia, n’aurait ainsi avancé aucune justification pour rompre un mariage de plusieurs années et une alliance de familles.
« Celuy-la vit toujours parmy les gens d’honneur ». On peut alors imaginer Brute accueilli par Caton dans le séjour des Bienheureux, en termes sénéquiens :
[…] ce que Sénèque exalte par dessus tout, c’est le suicide qui délivre l’homme de toute servitude extérieure, ou intérieure, quand celle-ci met en péril la liberté, l’honneur et la dignité. […] l’affirmation importante de la pensée de Sénèque est que l’homme demeure toujours libre de refuser ce qui dépend de lui, en quittant la vie […] C’est pourquoi il glorifie avec enthousiasme tous ceux qui osent se mettre à l’abri de la Fortune par amour de la liberté. […]
Produit du libre arbitre, inspiré par une maturité philosophique exemplaire, le suicide de Caton est hautement célébré par Sénèque comme le triomphe de la volonté humaine sur les choses livrées au hasard de la vie et des passions, dont les dieux eux-mêmes reconnaissent la noble grandeur […] C’est que, pour Sénèque (comme pour Cicéron et tous les Stoïciens romains),
Caton demeure la « vivante » image de la(virtusvirtutum viva imago)et son suicide, une belle mort ( Tranq., XVI, 1. (La note est de Grisé.)honesta mors). En outre, ce geste tout empreint de sagesse confère à son auteur rien de moins que l’immortalité. En effet, le texte de la Ep., LXXI, 16. (La note est de Grisé.)Consolatio de Marcias’achève par l’évocation d’un mythe qui n’est pas sans rappeler, par certains côtés, leSonge de Scipionde Cicéron, sauf qu’ici, Sénèque montre le suicidé Caton siégeant, «inter contemptores vitae», au sein de l’assemblée des Bienheureux, et accueillant un autre suicidé, l’historien Cremutius Cordus, qui a choisi de recouvrer la liberté dans la mort. Car, selon Sénèque, le suicide de Caton n’est ni une désertion ni une fuite engendrée par l’angoisse ou la peur, mais l’expression de la victoire de l’autonomie humaine sur la tyrannie de la Fortune. C’est pourquoi le héros mérite de devenir l’égal même des dieux ou, plutôt, supérieur à eux.Yolande Grisé, Ibid., p. 213-214 ; nous soulignons (caractères gras).
La virtus, dans son sens premier, proprement romain, est à la fois courage moral et physique, force virile, énergie. Cette notion permet de comprendre comment la mémoire et la gloire, si souvent associées à la victoire
Il ne m’importe point d’obtenir la victoire, Mon sort est assez beau, je n’ay que trop de gloire Pourveu que combattant pour le peuple Romain Je meure comme Brute une espée à la main: (Porcie, I, 6, v. 265-268)
Ou encore :
[…] le seul effort de maintenir sa gloire Fait mesme dans la mort rencontrer la victoire (Brute, II, 3, v. 439-440)
Enfin :
Traitres n’allez donc plus vanter cette victoire, Vos lauriers sont fletris, vous n’avez plus de gloire, Brute qui sçait mourir, vostre ennemy mortel, En demolit le temple et bastit son autel. (Porcie, V, 5, v. 1503-1506)
On le comprend, à la lecture de ces extraits : la mort est le lieu privilégié de ce type de victoire, en des termes que l’on retrouvera dans La Mort de Cleomenes, au moment où le roi de Sparte fait prisonnier décide une dernière entreprise, sursaut qui doit lui permettre de sauver les siens ou, à défaut, de gagner « une honorable mort » et la « gloire ». La scène en question se conclut par ce vers : « La victoire aujourd’huy se gagne par la mort. » (IV, 3).
Dans le cas de Brute, la victoire est celle de l’autonomie de l’individu face à l’adversité. La virtus permet de donner un sens nouveau aux exemples illustres de la Rome ancienne convoqués par Brute, parmi lesquels son homonyme condamnant à mort ses enfants coupables de trahison (v. 465-466).virtus se trouve Mucius Scævola. Il se peut que cette figure soit présente dans la pièce, dans l’image du « flambeau » (v. 1601 ; on note le « feu », v. 1605, et le « brasier », v. 1615). Mucius Scævola, à la suite d’un attentat manqué contre le roi étrusque Porsenna, comparut devant le tribunal ennemi :
Là, même dans des circonstances si critiques, il restait effrayant, au lieu d’être effrayé. « Je suis Romain », dit-il. « Je m’appelle Gaius Mucius. Je voulais te tuer, ennemi contre ennemi, et j’aurai pour mourir autant de cœur que pour tuer :
pour agir comme pour souffrir, le courage est vertu romaine. Et je ne suis pas seul à avoir pour toi ces sentiments : une foule d’autres viennent derrière moi, qui briguent le même honneur. Ainsi donc, si ce risque te plaît, prépare-toi à défendre ta tête à toute heure et à trouver le poignard d’un ennemi jusque dans le vestibule de ton palais. Voici comment la jeunesse romaine te déclare la guerre : pas de batailles, pas de combats à redouter ; c’est entre toi seul et chacun de nous que tout se passera. » Comme le roi, à la fois animé par la colère et effrayé par le danger, le menaçait de faire allumer des feux tout autour de lui s’il ne dévoilait pas immédiatement le complot dont il lui faisait entrevoir la menace : « Voici », dit Mucius, « qui t’apprendra le cas qu’on fait du corps quand on vise à la gloire », et il pose sa main droite sur un réchaud allumé pour un sacrifice et la laisse brûler,comme s’il était complètement insensible. Alors, le roi, bouleversé par cette espèce de prodige, s’élança de son siège et fit entraîner le jeune homme loin de l’autel. « Va-t-en », lui dit-il : « tu t’es attaqué à toi-même plus qu’à moi. J’applaudirais à ton courage, s’il était au service de mon pays. Mais, du moins, je t’épargne les lois de la guerre, les violences et les mauvais traitements, et je te laisse partir. » Alors, comme pour payer de retour sa générosité, Mucius lui dit : « Puisque tu tiens le courage en estime, ton bon procédé obtiendra de moi ce que j’ai refusé à tes menaces : nous sommes trois cents, l’élite de la jeunesse romaine, qui avons juré de t’atteindre par cette voie. Mon nom est sorti le premier ; les autres, quel qu’ait été le sort des premiers, et jusqu’à ce qu’une occasion te mette à leur merci, se présenteront chacun à son heure. »Tite-live, Histoire romaine, livre II, XII, éd. Jean Bayet, trad. Gaston Baillet, Les Belles Lettres, 1940, p. 19-20 ; nous soulignons.
On retrouve dans l’histoire de Mucius Scævola toute l’autorité d’un individu au milieu des dangers qui par un geste sans précédent fait un coup d’éclat admiré des ennemis qui, eux-mêmes, en sont effrayés. Comme Mucius Scævola, la Porcie de Guérin de Bouscal est prisonnière (de ceux qui la surveillent, ces « argus domestiques », v. 1592), comme lui, la proximité de la mort ne l’empêche pas de braver ses geôliers (v. 1523-1530, 1607-1616),metuend[a] magis quam metuens, sans peur, elle renverse la situation en suscitant l’effroi (v. 1620-1624) et la clémence (v. 1647-1660). Le relevé précis des cas romains de suicide par Yolande Grisé, depuis la fondation de la Ville, montre que le moyen choisi par Porcie est sans précédent.
L’essentiel du rôle [de Porcie] tient […] dans ces accès de faiblesse féminine, alors même qu’elle se veut stoïque, comme l’imposent son lignage ainsi que l’exemple des hommes valeureux qui l’entourent ; le motif est inscrit lui-même dans le discours de l’héroïne chez Guérin de Bouscal [sont cités les vers 245-256]. Le stoïcisme finit surtout par se résumer à l’idée d’imitation de la « belle mort », qu’exprime Boyer : « Ainsi mourut Caton, ainsi mourra Porcie »La vertu de l’héroïne tragique (1553-1653), Thèse Littérature française, Paris IV-Sorbonne, t. I, 2004, p. 232-233.
Avec le suicide de Porcie, le stoïcisme est soumis à son spectaculaire échec. Pour autant, le personnage, par son désir de n’être pas « different à [lui] mesme », par son combat héréditaire pour la vertu, voué à l’échec dès le commencement, pose le modèle de Caton et rend sensible l’imagerie de la virtus, des Decii (I, 6)supra, l’étude des caractères, p. XXXI.La Mort de Brute et de Porcie offre un équilibre au sein des émotions tragiques, entre la paire frayeur/pitié et l’admiration du héros, équilibre incarné dans le couple éponyme.
La fin du prologue de la Renommée relève de la prestidigitation, d’un tour de passe-passe qui vient confisquer l’œuvre au moment où elle doit commencer. S’il fallait la prendre pour argent comptant, le développement de la droite pensée de Brute n’aurait pas lieu d’être. Rappelons que ce discours prêté à une allégorie a une double fonction dont il est tributaire : il s’agit, d’une part, de louer Louis XIII et Richelieu et, d’autre part, de se faire un nom, dans une aspiration à rejoindre les poètes fameux qui sont sous la protection du ministreLa Mort de Brute et de Porcie, à savoir Rotrou, Benserade et Scudéry (Rotrou had been protected by [Richelieu] as early as 1633, according to the dedication of his Hercule mourant. Benserade, as a relative, had been favored by the Cardinal when he first came to court. Scudéry had dedicated a poem to Richelieu in 1633 and tells us after his death in 1642 that he had received twelve years of his benefactions. Hitherto there has been no evidence to show that Mairet [...] or La Calprenède had been protected at so early a date. ; H.C. Lancaster, « Leading French Tragedies just before the Cid », Modern Philology, XXII, 1925, p. 378). Pour La Calprenède, Lancaster note qu’il faut attendre 1639 pour le voir dédier une pièce à Richelieu (Ibid.). Quant à Mairet, qui reçut une pension en 1637, il est difficile de savoir s’il a bénéficié de la faveur de Richelieu avant la Querelle du Cid (Ibid.). Cependant, l’article de Lancaster s’achève sur l’idée que la présence de la Sophonisbe de Mairet dans les prologues de La Mort de César et de La Mort de Brute et de Porcie « tend à confimer l’idée selon laquelle, à ce moment, juste avant le Cid, la tragédie de Mairet était considérée comme la première pièce française » (It tends to confirm the opinion that at this time, just before the Cid, Mairet’s tragedy was considered the leading French play. ; Ibid.).La Mort de CésarA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, éd. cit., Part II, p. 58.La Mort de César, par rapport auquel il est construit.
Tout l’Univers alloit mourir Quand le Ciel pour le secourir Fit partir de ses mains un équitable foudre, Les plaines de Philippe en virent les effets, Tous les meurtriers furent defaits, Cæsar y triompha qui n’estoit plus que poudre. Jamais un plus beau chastiment Ne tint la Justice occupée: Jamais on ne vit son espée Abbatre de mutin plus equitablement. Cét objet pleut tant à mes yeux, Que j’arreste encore en ces lieux Pour en voir le portrait sur ce fameux Theatre, Où Brute et sa vertu confesseront en fin Qu’à moins que d’un coup du Destin, Un Trosne bien fondé ne se sçauroit abatre. (prologue, v. 155-170)
L’idée centrale est la punition divine de la mort de César, mise en œuvre par le foudre de Jupiter.Das Böse im französischen Theater der Jahre 1635-1649 : Studien zu ausgewählten Werken Boyers, Chevreaus, Pierre Corneilles und Guérin de Bouscals, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, coll. Europäische Hochschulschriften : XIII ; 223, 1997 ; les traductions des passages de cette œuvre sont de nous), Brutus, dans le premier acte, apparaît comme « une figure foncièrement positive » (eine grundsätzlich positive Figur ; p. 40), son crime n’étant pas présent dans le discours. Et pour cause : les triumvirs n’ont pas encore la parole. « Ce fait [le meurtre de César] n’est mentionné ni par Brutus, ni par les personnages à ses côtés, toutefois Guérin de Bouscal l’avait précisé dans son Prologue de la Renommée, à la louange de Richelieu, mais même là il avait mis en évidence la « vertu » de Brutus (v. 168). » (Diese Tat wird weder von Brutus noch von den Protagonisten an seiner Seite erwähnt, jedoch hatte Guérin de Bouscal in seinem Prologue de la Renommee, einer Lobrede auf Richelieu, diesen Zusammenhang verdeutlicht, aber auch dort schon die "vertu" (V.168) von Brutus hervorgehoben. ; Ibid., p. 40).
La mort du grand Cæsar appele leurs justices, A punir son autheur avec tous ses complices, Et je croy qu’à l’instant que ce coup fut donné Contre les criminels leur cholere eust trouvé, S’ils eussent peu choisir la flamme d’un Tonnerre, Qui n’eust pas avec eux bruslé toute la terre: Mais ne pouvans agir avec un moins puissant, Ny perdre ces meurtriers sans perdre l’innocent; Ils veulent que nos mains en fassent la vengeance, Et purgent ce païs de cette noire engeance, Déja leur volonté s’explique heureusement, Et vostre valeur fait ce doux evenement. (Octave, après la victoire de Marc Antoine sur Cassie, IV, 1, v. 875-886)
Or cette modification concourt à rendre le discours de la tragédie nettement moins univoque que celui du prologue, les paroles d’Octave faisant volontiers écho à d’autres paroles, chez Brute cette fois. Par exemple, au seuil de la seconde bataille :
Allons y donc, amis, et que toute la terre Tremble sous nos efforts comme sous le Tonnerre (Brute, V, 1, v. 1243-1244)
Le déplacement d’Octave s’accompagne donc de la relativité de l’élection divine, exhibée tout au long de la tragédie. Nous avions parlé, à propos de la composition, de cette symétrie qui fait de chaque camp l’instrument des dieux, de telle sorte que les choix que prêtent les hommes aux dieux se neutralisent.supra, la partie consacrée à la composition, p. XXIV-XXVI.Die politische Diskussion um die Vorteile von Republik und Monarchie, die zu Beginn des Werks thematisiert werden, tritt im weiteren Verlauf in den Hintergrund1, so dass die Frage nach der Möglichkeit, individuelle Freiheit zu realisieren, zum zentralen Aspekt in der Konzeption des Protagonisten Brutus wird. ; op. cit., p. 47).in extremis par la clémence, qui s’avère être le seul enjeu monarchiste probant, bien loin de la proclamation de la fin du prologue, qui exaltait la vengeance de César.Mit dem Akzeptieren des Schicksals angesichts der Niederlage verbindet sich die innere Unabhängigkeit, die Brutus für sich behauptet, um sein Ideal der Freiheit nicht aufgeben zu müssen: Indem er sich von einem der Seinen töten läßt, will er einen letzten Beweis seiner Freiheit geben. ; Ibid., p. 53). La culpabilité de Brute en tant qu’instrument de la Providence est alors réévaluée par les triumvirs eux-mêmes (v. 1637-1642). En ce sens, la liberté prônée par Brute s’expose au risque d’être réduite à « une vaine tentative de changer le destin » (vergeblicher Versuch, das Schicksal zu verändern ; Ibid., p. 55). Cela dit, Angela Wahner conclut cette question de la sorte : « Cette tension du destin et de la liberté fait du protagoniste Brutus la figure tragique, et puisque son aspiration est estimée positivement, il reste le héros positif de l’œuvre, celui qui peut devenir la figure d’identification pour les spectateurs et les lecteurs. » (Diese Spannung von Schicksal und Freiheit macht den Protagonisten Brutus zur tragischen Figur, und da sein Streben positiv gewertet wird, bleibt er der positive Held im Werk, der zur Identifikationsfigur für Zuschauer und Leser werden kann. ; Ibid., p. 55).
Enfin, on constatera que la mort du héros n’a rien de celle d’un homme foudroyé par Jupiter tel que le laissait supposer le prologue :
Brute. L’on m’a presté ce corps, il faut que je le rende; Mais j’emporte l’honneur avec la liberté, Approche, cher amy, qu’à ce coup je t’embrasse; Adieu, je nâquis libre, et libre je trespasse. Straton. Donc ce grand demy-Dieu rend l’ame devant moy ? Donc je fais trebucher l’esperance de Rome ? Et mon bras desloyal pour avoir trop de foy, Me ravit aujourd’huy ce qui me faisoit homme ? Brute ne vit donc plus, et l’honneur des guerriers Vient d’estre le butin de ma lame cruelle ? La foudre au champ de Mars espargnoit ses lauriers, Et je suis aujourd’huy moins pitoyable qu’elle ? Ha ! malheureux poignard, dont les lâches efforts Nous ravissent un bien que la Parque revere, Pourquoy ne puis-je avoir cent ames et cent corps, Afin de te saouler, et de me satisfaire. (V, 4, v. 1421-1436)
Le traitement de cette mort est éloquent. La responsabilité de la foudre est explicitement écartée (v. 1431-1432) et l’épée de la Justice (prologue, v. 163) laisse la place à celle d’un ami. La mort de Brute devient le fait d’un « bras desloyal », d’une « lame cruelle » et d’un « malheureux poignard ». La conjuration a changé de camp et c’est alors de Brutus qu’il faut dire que « la vertu [fut] son crime » (prologue, v. 150). Comme Titine, l’unique chemin possible pour Straton consiste à suivre son général pour prouver son innocence aux yeux de la postérité et se « venger » lui-même (v. 1450).Jules César, V 5) ne contient pas de justification, Brutus se bornant à se tourner vers ses compagnons les uns après les autres, recevant un à un leurs refus de lui donner la mort ; Straton est alors celui qui accepte sans résistance. Chez Guérin de Bouscal, au contraire, Straton a un rôle véritable : il est celui qui argumente (v. 1363-1376 et 1387-1394) et oblige Brute à la justification, sous peine de voir sa vertu stoïcienne suspectée voire niée.
Un volume. In-4°, VIII-104 p.
[I] LA MORT / DE BRVTE / ET DE / PORCIE, / OV, / LA VENGEANCE / DE LA MORT / DE CESAR. / TRAGEDIE. / [fleuron] / A PARIS, / Chez Tovssainct Qvinet, au Palais dans / la petite salle, sous la montée de la Cour des Aydes. / [filet] / M. DC. XXXVII. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.
[II] [blanc].
[III-V] [épître] A MONSEIGNEVR L’EMINENTISSIME CARDINAL DVC DE RICHELIEV.
[VI-VII] PRIVILEGE DV ROY [daté par erreur du 23 juillet 1637, l’année devant être 1636The priv. is dated July 23, 1637, and « de nostre regne le vingt-septiesme, » an obvious contradiction, since the twenty-seventh year of Louis’s reign ended in May, 1637. As this priv. was transferred on Jan. 16, 1637, and the printing was completed on Feb. 20 of that year, the correct date of the priv. must be July 23, 1636, which makes it probable that the tragedy was first acted at the end of 1635 or early in 1636. (H.C. Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, Part II, note 6, p. 59). Alain Riffaud suit Lancaster et note la date du « 23.07.36 ». (Alain Riffaud, Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009, p. 85 et 335).
[VIII] ACTEVRS.
I-104
Nous avons établi le texte à partir de l’exemplaire qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France (site de Tolbiac) sous la cote RES-YF-520, incommunicable car microfilmé et numérisé.
Il existe à notre connaissance dix autres exemplaires en France de l’édition de 1637 :
À titre indicatif, nous avons recensé une dizaine d’exemplaires de l’édition de 1637 à l’étranger :
La Bibliothèque de l’Arsenal possède par ailleurs deux nouvelles émissions de l’édition de 1637, avec recomposition des pages de titre :
Tous ces exemplaires de 1637, 1640 et 1647 sont, pour ceux que nous avons examinés, strictement identiques, jusque dans l’erreur de pagination qui fait de la page 49 une seconde page 46.[...] », de la même manière, alors qu’elle est bien présente dans les autres exemplaires, qui donnent « metamorphoses; ».
Si l’on considère l’édition originale et celles qui suivent, on remarque qu’elles couvrent plus de vingt ans, de 1637 à 1659. Ce fait, allié à l’existence d’une traduction, représentée sur le théâtre d’Amsterdam en 1653, pourrait bien être la trace d’un certain succès.
Il existe une seconde édition de la pièce, datée de 1652, dont un exemplaire est disponible à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote GD-23605. Elle nous a notamment confirmé dans nos corrections (pour une vingtaine de coquilles, notamment). Voici la description de l’exemplaire de l’Arsenal :
Un volume. In-8° par demi-feuille (remontage sur in-4°), IV-76 p.
[I] LA MORT / DE BRVTE / ET DE / CASSIE / OV LA VANGEANCE DE / LA MORT / DE CÆSAR. / TRAGEDIE. / PAR MONSIEVR DE BOVSCAL. / [fleuron de fonte] / Sur l’Imprimé. / A PARIS, / Chez Toussaint qvinet, au Palais, dans / la petite salle, sous la montée de la Cour / des Aydes. / M. DC. LII.
[II] [blanc ; feuillet non visible à cause du remontage].
[III] [blanc ; feuillet non visible à cause du remontage].
[IV] ACTEVRS.SNE, » ; « PINDARE, Affranchy de Cassie. » ; « LA SVIVANTE DE PORCIE. » ; « LES MESSAGERS, » ; « LES CHEFS DE L’ARMÉE DE BRVTE. » ; « LES CHEFS DE L’ARMÉE D’Anthoisne. ».
I-76 [le texte de la pièce, sans prologue et sans poèmes].
Alain Riffaud, à qui nous avons soumis nos clichés de l’exemplaire, indique que cette édition se présente comme une réimpression légitime de l’édition originaleSur l’imprimé. » ne désigne pas ici une contrefaçon puisque le privilège était échu ; l’adresse de Toussaint Quinet sur la page de titre est un simple rappel du libraire qui a imprimé le premier la pièce. Se présenter comme une reproduction du texte original est « un argument de vente », apportant un gage d’authenticité au lecteur.
Nous avons pu consulter un autre exemplaire de l’édition de 1652, qui se trouve à la Bibliothèque de Rennes Métropole (Les Champs Libres), sous la cote 88421 Rés (Fonds ancien). Cet exemplaire n’a pas subi de remontage sur in-4° ; il est revêtu d’une couverture et porte sur sa tranche l’indication : « LA MORT DE BRUTE 1652 ».
Nous notons ici l’existence d’une autre réimpression légitime chez Claude La Rivière, à Lyon, en 1659, alors que le privilège était épuisé. Nous en avons compté deux exemplaires en France :
Et un exemplaire en Allemagne (Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel).
Voici la description de l’exemplaire de l’Arsenal :
Un volume. In-8°, VIII-67 p.
[I] LA MORT / DE BRVTE / ET DE / PORCIE. / OV, / LA VENGEANCE / DE LA MORT / DE CESAR. / TRAGEDIE. / [fleuron] / A LYON, / Chez Clavde la Riviere, ruë / Merciere, à la Sience. M. DC. LIX.
[II] [blanc].
[III-VIII (haut de la page)] PROLOGVE DE / LA RENOMMÉE.
[VIII] ACTEVRS.ÉE DE BRVTE. » ; « LES CHEFS DE L’ARMÉE D’ANTOINE, ».
I-67 [le texte de la pièce].
[68-70] [les poèmes sur Sylvie, jusqu’au vers 4 du quatrième poème, ce qui correspond au bas de la page 102 de l’édition de 1637, comme si l’imprimeur ne disposait pas des deux dernières pages de l’édition originale].
[71-74] [blanc].
Un an plus tôt, en 1658, Claude La Rivière avait publié La Mort de César « avec permissions ».
Enfin, il faut noter non sans surprise une traduction de la pièce en néerlandais, publiée à Amsterdam en 1653, sous le titre De Dood van Brutus en Cassius. Ce titre semble indiquer que l’édition qui a donné lieu à la traduction est celle publiée un an plus tôt, sous le titre singulier de La Mort de Brute et de Cassie.De Doodt van Julius Caezar, traduction de La Mort de César de Georges de Scudéry.Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009, p. 427. La réédition de 1646 nous a été directement indiquée par Alain Riffaud.De Dood van Brutus en Cassius.
Nous avons repéré cinq exemplaires de cette traduction :
Description de l’exemplaire disponible à la BnF :
Un volume. In-8°, à Amsterdam, chez Dirck Cornelisz Hoothaak, IV-42 p.
[I] DE DOOD VAN / BRUTUS / EN / CASSIUS. / Treur-Spel. / Gerijmt door P. Zeeryp. / Vertoont op d’Amsterdamsche Schouwburgh, / In ‘t Jaar MDCLIII. / [fleuron] / t’ Amsteldam, Gedrukt by TYMON HOVTHAAK, / Voor Dirck Cornelisz. Hoothaak, Boekverkooper, / op de hoek van de Nieuwezijds Kolck. I653.
[II] [blanc].
[III] [dédicace de P. Zeeryp] OPDRAGT, / Aan Mons r. / WYNANT SCHIMMEL.
[IV] [acteurs] VERTOONDERS.FABIVS et TVLIVS d’un côté ; MAXIMVS, HOSTILIVS et CRASSVS de l’autre), le mauvais génie de Brute fait son entrée dans cette liste plus exhaustive et devient, comme dans Shakespeare, le fantôme de Jules César (GEEST van Julius Cæzar). La scène où ce fantôme apparaît, correspondant bien à celle de Guérin de Bouscal (I, 4), est d’ailleurs plus développée que dans l’original.
[I-42] [le texte de la pièce, sans prologue et sans poèmes].
La page de titre indique que cette traduction a été représentée « sur le théâtre d’Amsterdam l’an 1653 ». De fait, la première représentation sur la scène de l’Amsterdam Schouwburg date du 3 février 1653. Il faut noter que Pieter van Zeeerijp, le traducteur de la pièce de Guérin de Bouscal, a également été acteur de 1640 à 1655. Néanmoins, nous ne savons pas s’il a pu jouer dans De Dood van Brutus en Cassius.Nieuwe bijdragen tot de geschiedenis van het Nederlandsche tooneel in de 17 e en 18e eeuw, La Haye (‘s-Gravenhage), Martinus Nijhoff, 1915, p. 98.
Cette traduction semble assez fidèle au texte : bien souvent, elle est littérale ; par ailleurs, l’enchaînement des scènes et des prises de parole est généralement respecté. Il s’agit d’une traduction versifiée marquée par un certain effort : ainsi, les stances de Porcie (IV, 4) se présentent, comme chez Guérin de Bouscal, sous une forme hétérométrique.Vie de Brutus, XXXIV-XXXV). Shakespeare, suivant Plutarque, a illustré ce conflit dans Jules César à la scène 3 de l’acte IV, résumant les griefs respectifs : Cassius, qui vient lui-même d’acquitter deux de ses amis pour la même faute, reproche à Brutus d’avoir fait condamner un citoyen pour concussion, sans avoir tenu compte de son avis. Brutus reproche à Cassius sa corruption et le fait qu’il ait refusé de lui verser l’argent qu’il demandait (voir Plutarque, Vie de Brutus, XXX). Shakespeare, également, marque le lien entre les deux hommes dans la réconciliation. Si l’on rapproche cette scène ajoutée et la transformation du mauvais génie de Brute en fantôme de César, se pose alors la question d’une possible contamination de la traduction par Shakespeare.
Au début du XVIIe siècle, l’orthographe n’était pas encore fixée. Par ailleurs, des variations sont sensibles au sein d’une même édition, entre différents groupes de cahiers, selon le travail de l’ouvrier. Pour illustrer le propos, voici trois exemples :
Pour les imprimeurs de notre pièce, Alain Riffaud donne les noms de Denis Houssaye, pour le cahier liminaire, et de Jacques Dugast, pour les cahiers A à N. De manière générale, il qualifie leur travail respectivement de « souvent correct » et « de qualité ».Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009, p. 85, 335, 387-388.
La comparaison systématique des différentes éditions montre que celle de 1652 (Arsenal, GD-23605) corrige bien souvent des coquilles de l’édition originale. Alain Riffaud nous a confié que « si le travail typographique lui-même, dans l’atelier d’Eléazar Mangeant, est des plus médiocres, en revanche souvent cet imprimeur porte attention au texte et le corrige. » Ce jugement sur la production caennaise nous semble autoriser notre intuition première. Ainsi, nous marquons d’un astérisque les cas où nous avons suivi l’édition de 1652.
v. 75 : « longs-temps »
v. 219 : « auroit » devient « auroient » *
v. 249 : « n’escoustez » devient « n’escoutez »
v. 316 : « ces » devient « ses »
v. 318 : « ces » devient « ses »
v. 396 : « ses » devient « ces »
v. 445 : « ces » devient « ses » *
v. 592 : « ses » devient « ces »
v. 662 : « ces » devient « ses »
v. 666 : « ces » devient « ses » *
v. 680 : « craignist » devient « craignit » *
v. 684 : « Emisphere »
v. 701 : « commandat » et « retirat » deviennent « commanda » * et « retirast » *
v. 704 : « sa » devient « la »
v. 775 : « son » devient « ton »
v. 798 : « vaiqueurs » devient « vainqueurs » *
v. 862 : « torans »
v. 897 : « fort » devient « sort » *
v. 931 : « l’ « devient « s’ »
v. 934 : « Qu’il » devient « Qui »que] s’employe seul à la place de quelques adverbes et de quelques prepositions avec lesquelles on a accoustumé de le joindre. Ainsi on dit, Approchez que je vous parle. pour dire, Afin que je vous parle. [...] Je luy parlay qu’il estoit encore au lit, pour dire, Lorsqu’il estoit encore au lit. Il estoit à peine sorti, que toute la maison tomba, pour dire, qu’Aussi-tost la maison tomba. » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694).
v. 978 : « Il songe la vengeance » devient « Il songe à la vengeance »
v. 1115 : « resentiment »
v. 1122 : « resentir » devient « ressentir » *
v. 1238 : « des trosnes des Dieux » devient « les trosnes des Dieux »
v. 1464 : « veux » devient « vœux » *
v. 1490 : « perçer » devient « percer » *
v. 1551 : « veu » devient « vœu » *
v. 1553 : « balançer » devient « balancer » *
v. 1565 : « ces » devient « ses »
v. 1565 : « ils restent » devient « il reste »
v. 1579 : « impeteux » devient « impetueux » *
v. 1584 : « vient » et « dit » deviennent « viens » et « dis »
v. 1591 : « ces » devient « ses »
v. 1621 : « ce » devient « se » *
v. 1643 : « fronds »
v. 1649 : « souffrent » devient « souffre » *
v. 1654 : « ce » devient « se » *
v. 1669 : « frond » devient « front » *
v. 15 : « ce » devient « se »
v. 14 : « resenti » devient « ressenti »
v. 6 : « raisonner » devient « résonner »
La ponctuation au XVIIe siècle ne connaissait pas les mêmes règles que les nôtres. Aussi, le lecteur ne sera plus étonné, s’il considère la ponctuation comme un guide pour la déclamation, qui rythme le discours et détermine la hauteur de la voix.Œuvres complètes de Racine, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1999, p. LIX-LXIV.
Nous avons rectifié la ponctuation lorsque cela s’avérait nécessaire :
Notons que l’usage des points de suspension n’est pas systématique dans l’édition de 1637. Les interruptions du discours sont marquées de trois façons différentes :
« rebellion » (prologue, v. 38) ; « Lyon » (prologue, v. 39), « lyon » (v. 473) ; « actions » (prologue, v. 137 ; pièce, v. 35, 585), « action » (v. 615, 824) ; « adversion » (v. 31, 853) ; « passion » (pièce, v. 32, 148 ; sonnet pour la mesme, v. 11), « passions » (v. 586) ; « obligations » (v. 36) ; « occasion » (v. 93, 1307) ; « resolution » (v. 117) ; « presomption » (v. 147) ; « affection » (pièce, v. 175, 482 ; stances, v. 15) ; « perfection » (v. 176 ; stances, v. 16) ; « punition » (v. 366), « punitions » (v. 368) ; « inventions » (v. 367) ; « ambition » (v. 333, 854, 1640) ; « reflexion » (v. 426) ; « protection » (v. 481) ; « possession » (v. 1209) ; « Pelion » (v. 1550).
« victorieux » (prologue, v. 128 ; pièce, v. 23, 227, 582, 1111) ; « furieux » (prologue, v. 129 ; pièce, v. 1241, 1353) ; « ambitieux » (v. 20, 550, 1495) ; « gracieux » (v. 399) ; « precieux » (v. 548, 1170) ; « injurieux » (v. 959, 1523, 1609) ; « glorieux » (v. 1237) ; « officieux » (v. 1355, 1593).
« tuent » (v. 362) ; « Cassie » (v. 703) ; « Demetrie » (v. 738) ; « je m’oublie » (v. 1148) ; « j’aye » (v. 1172 [deux fois]) ; « Ils fuyent » (v. 1205) ; « Morphée » (v. 1257) ; « Porcie » (v. 1598) ; « Renoüent » (v. 1650) ; « Sylvie » (chanson, v. 13) ; « Croye » (stances, v. 30).
« hier » (pièce, v. 391 ; chanson, v. 14) ; « s’humilier » (v. 589) ; « expier » (v. 792) ; « impieté » (v. 1060) ; « inquietude » (v. 1256) ; « chastier » (v. 1308).
Hormis une exception (« fleau », v. 1138), elles concernent toutes le même type de syllabe (consonne + RIER[/Z]) :
Monseigneur,
La plus grande partie de nos Escrivains composent leurs Epistres des esloges de ceux à qui ils dédient leurs ouvrages comme des raisons pour authoriser* leur choix, et ne prennent pas garde que le plus souvent ces mesmes raisons les condamnent. Si je mettois ce mauvais livre soubs la protection de vostre Eminence, pource qu’elle protege les Empires; que je me promisse qu’elle le recevra, pource qu’elle refuse les couronnes, et que je creusse qu’elle l’estimera, pource qu’il n’y a rien au monde digne de son estime; Je rencontrerois sans doute ce qu’ils veulent éviter, et ferois veoir un exemple de ce que je desapreuveDesapreuver pour désapprouver ; de même, on rencontrera par la suite treuver pour trouver (v. 73, 183, 201, 298) et espreuver pour éprouver (v. 297).Monseigneur, c’est seulement pource que je suis,
Monseigneur,
Vostre tres-humble, tres-obeïssant et tres-fidelle serviteur,
GUERIN DE BOUSCAL
Louis par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Maistre des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, et autres nos Justiciers, et Officiers qu’il appartiendra, salut. Nostre cher et bien amé Guion Guerin de Bouscal, nous a fait remonstrer qu’il a composé un livre intitulé, La Mort de Brute et de Porcie, ou, La Vengeance de la mort de Cesar, qu’il desireroit faire imprimer et mettre en lumiere: Mais craignant qu’à son prejudice autres Imprimeurs que celuy qu’il a choisy pour cét effect, voulussent imprimer ledit livre, et l’exposer en vente. Il nous a tres-humblement supplié luy octroyer nos Lettres sur ce necessaires. A ces causes, desirant favorablement traicter ledit exposant, Nous luy avons permis et permettons par ces presentes de faire imprimer, faire vendre et debiter ledit livre en tous les lieux et terres de nostre obeyssance, par tels Imprimeurs, en telles marges et caracteres, et autant de fois qu’il voudra durant le temps et espace de neuf ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer. Faisant deffences à tous Imprimeurs, Libraires et autres de quelques condition qu’ils soient, d’imprimer, vendre ny distribuer ledit livre sans le consentement de l’exposant, ou de ceux qui auront droit de luy en vertu des presentes, ny mesme d’en prendre le titre ou le contrefaire en telle sorte et maniere que ce soit soubs couleur de fauce marge ou autre déguisement, sur peine aux contrevenans de quinze cents livres d’amende, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous les despens dommages et interests. A la charge d’en mettre deux exemplaires en nostre Bibliotheque, Et un en celle de nostre amé et feal le Sieur Seguier Chevalier Chancelier de France, avant que de l’exposer en vente, suivant nos Reglemens, à peine d’estre descheu du present Privilege. Donné à Paris le vingt-troisiesme jour de Juillet l’an de grace mil six cents trente-sept.De Beavu. Nous laissons toutefois le nom tel, suivant Alain Riffaud dans son Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660 (Genève, Droz, 2009, p. 85 et 335). Nous avons en revanche pris le parti de transformer « Segvier » en « Seguier », Pierre Séguier (1588-1672), garde des sceaux et chancelier de France, académicien, étant une figure plus connue.rains. Et sellé du grand seau de cire jaune.
ET ledit sieur de Bouscal a cedé et transporté le present Privilege à Toussainct Quinet, Marchand Libraire à Paris, pour jouyr du contenu en iceluy, ainsi qu’il a esté accordé entr’eux par acte de seiziesme Janvier 1637.
Les drapeaux que sur luy vous avez emportez,
FIN.
Dictionnaires utilisés
Guérin de Bouscal est un auteur peu connu du début du XVIIe siècle, originaire du Languedoc. Selon les recherches de M. Caldicott pour son décès et les nôtres pour son baptême, notre auteur serait né en janvier 1617 et décédé le 31 décembre 1675 à Réalmont, actuellement dans le Tarn. Issu d’une famille de notaires protestants, il a été lieutenant de Réalmont et conseiller du roi. Ce qui focalise l’attention de l’histoire littéraire, ce sont ses liens avec Molière, qui était lui aussi dans le Languedoc dans les années 1650 et dont la troupe a joué Le Gouvernement de Sancho Pansa, comédie de Guérin de Bouscal sur le thème du Don Quichotte.Le Gouvernement de Sanche Pansa, éd. C.E.J. Caldicott, Genève, Droz, 1981.La Mort de Brute et de Porcie, seconde pièce et première tragédie d’un auteur qui a vingt ans environ et qui se place du côté des réguliers. C’est le sens de son prologue qui, outre la louange au roi, et surtout à son ministre Richelieu, protecteur des arts, permet à Guérin de Bouscal de se situer dans le champ littéraire : il fait ainsi allusion à des tragédies de Rotrou, Mairet, Benserade, La Calprenède et Scudéry. Le sujet de la pièce est la bataille de Philippes de 42 av. J.-C., opposant les derniers défenseurs de la République romaine (Brutus et Cassius) aux partisans de César assassiné (Octave et Marc Antoine). En préparant l’édition critique de cette pièce, nous avons constaté la récurrence d’un phénomène : l’apparition problématique d’emplois et de mots dont l’usage est non seulement discuté, mais tend à disparaître ou a déjà disparu. C’est la question de ces mots vieillis ou vieux, autrement dit de l’archaïsme, à un moment où la langue s’engage dans le processus normatif du classicisme : 1637, c’est le moment de la Querelle du Cid, arbitrée par l’autorité nouvelle de l’Académie ; Claude Favre de Vaugelas collabore alors à la rédaction du Dictionnaire et ses Remarques sur la langue françoise : utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, publiées en 1647, auront le retentissement que l’on sait.
Pour commencer, il convient de donner une idée du relevé que nous avons établi sur cette question de l’archaïsme. Nous avons ainsi retenu 44 mots, correspondant à 81 occurrences. L’édition de 1637 comporte un prologue (170 vers), la tragédie à proprement parler (1670 vers) et cinq poèmes (88 vers), soit un ensemble textuel étudié de 1928 vers. Pour avoir une idée concrète, on considérera qu’on croise en moyenne un emploi archaïque ou archaïsant tous les vingt-quatre vers. Avoir une idée de la langue de 1637 n’est pas évident : il faut voyager dans le temps, en avant, avec notamment les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1690) et de l’Académie (1694), et en arrière, avec en particulier Estienne (1549), Nicot (1606), Cotgrave (1611) et le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle d’Edmond Huguet. Pour affiner la recherche, on aura confronté le texte aux Remarques de Vaugelas, qui ont valeur de témoignage (contemporain), et, pour sa rigueur plus scientifique, au Trésor de la Langue Française (et notamment à la rubrique « Étymologie et Histoire » de ses articles). Notre approche est de dimension lexicale, les faits syntaxiques ne formant pas un tout significatif.
Une bonne façon de donner une vue d’ensemble est de dresser une typologie. Nous entrerons dans le détail des mots et de la justification de leur caractère archaïque au fil de l’analyse.
Nous avons pris soin de ne pas mettre au nombre des archaïsmes, pour épurer nos chiffres, les mots anciens qui ont subsisté sous la forme d’un emploi poétique par lequel ils ont connu une importante postérité (nef, le substantif penser, trespas et trespasser ; quatre mots pour vingt-deux occurrences). Ils constituent ainsi une catégorie à part. Néanmoins, ces mots sont marqués du sceau de l’ancienneté. Leur présence va dans le sens du constat développé ici.
Notre pièce n’aurait certes pas plu à Vaugelas (1585-1650) et, par suite, à l’Académie. Cela dit, Antoine Furetière (1619-1688), homme de la génération de Guérin de Bouscal (1617-1675), eût sans doute été d’un avis plus nuancé. Le paradoxe est que l’aîné est généralement celui qui condamne, là où ses cadets opposent une résistance. C’est ce que nous allons tenter de montrer par l’étude de quelques cas.
Certaines entrées mettent tout le monde d’accord : prenons les cas de discord et d’heure.
DISCORD (prologue, v. 91 ; pièce, v. 1662) : « Desunion, dispute, querelle. Il est vieux et hors d’usage. » (Furetière ; nous soulignons). « DISCORD. s.m. Discorde. Il n’a d’usage qu’en vers, et ne se met guére qu’au pluriel. » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694). « Discord pour discorde, ne vaut rien en prose, mais il est bon en vers [Exemple pris chez Malherbe.] Les autres Poëtes en ont aussi usé et devant et apres luy. C’est un de ces mots, que l’on employe en vers et non pas en prose, dont le nombre n’est pas grand. […] Quoy qu’il en soit, on ne s’en sert en prose que tres-rarement, y ayant quelque lieu, où peut-estre il pourrait trouver sa place. » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Camusat et Le Petit, 1647, p. 496-457mod. discord, s. m., désaccord, discorde ») est suivie d’un exemple tiré de Villon (Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, F. Vieweg, t. IX, 1881-1902, p. 387).
Le jugement de Furetière est fort et ne mentionne même pas l’emploi poétique dont parlent Vaugelas et l’Académie. Ainsi, sur le fond (discord est hors d’usage), les avis se recoupent. Si emploi poétique il y a, l’exemple montre qu’un mot peut entrer dans différentes catégories : car toute typologie contient sa part d’arbitraire pour proposer un classement et présente un ensemble de catégories qui ne sont pas hermétiques. Ainsi discord/t se situe entre l’archaïsme par le genre et l’archaïsme qui correspond au mot limité à l’emploi poétique.
HEURE (v. 335, 579) : Dés l’heure : alors, dès lors. À l’heure : à cette heure, maintenant, à cet instant, alors. Vaugelas note que la façon de parler qui fait dire à l’heure pour alors est au rang de celles qui « ne valent rien » et même, qu’elle est « bien basse » (op. cit., p. 228). On peut penser que son avis est le même concernant dés l’heure pour dés lors. Si l’on regarde dans le Furetière et le Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694, on ne trouvera nulle part à l’heure pour alors. Et l’on ne trouvera qu’une seule occurrence de dés l’heure pour dés lors (incidemment, dans l’article « pasmer » de Furetière, qui cite Les Visionnaires de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), comédie publiée en 1637).
Là encore, il y a accord, comme pour servage, considéré comme « vieux » ou « vieilli » par Furetière et l’Académie. Mais une autre façon de détecter le consensus sur l’archaïsme tient dans le silence des dictionnaires. Ainsi le cas singulier du mot appareil, employé une fois dans notre pièce en ce sens particulier :
APPAREIL (v. 1634) : « Objet préparé pour une destination spéciale, réunion, agencement d’ustensiles, de choses se combinant entre elles placées, disposées, mises en certain ordre dans un but auquel elles doivent concourir ensemble » (Godefroy). Godefroy donne l’exemple suivant : « Quant li vilains se fud disné, / As chans revait son labor faire; / Mais donc out mult dol e contraire / Quant ne trova ses apareilz. (BEN., D. de Norm., II, 7195, Michel.) » Le TLFi cite cet exemple de Godefroy pour illustrer ce sens puis écrit : « repris début XIXe s. 1805 (Lunier, Dict. des sc. et des arts : Appareil, en physique, est une collection de machines ou instruments nécessaires pour faire une suite d’expériences sur une matière déterminée) » (article « appareil », partie « Étymologie et Histoire »). Ainsi, le sens qui nous est peut-être le plus familier, celui de « machine », semble disparaître aux XVIIe et XVIIIe siècles avant de renaître de ses cendres au XIXe siècle : absent de Huguet, Estienne, Nicot, Cotgrave, Furetière et du Dictionnaire de Trévoux, il n’apparaît dans le dictionnaire de l’Académie qu’à partir de la sixième édition (1835).
De même, avec le verbe deschasser, absent de Furetière et du Dictionnaire de l’Académie françoise (première édition, 1694) :
DESCHASSER (v. 1550) : Chasser, expulser, bannir. En ce sens vieilli, on trouve le mot dans Godefroy, La Curne, Huguet, Estienne, Nicot, Cotgrave et Barré (1842). Ce dernier précise : « Il se trouve dans Montaigne et dans Rabelais. »
N’étant plus employé, le mot disparaît purement et simplement.
Mais, comme nous l’annoncions, ce qu’il y a de plus intéressant et de plus significatif dans l’étude des dictionnaires, ce sont les contradictions que l’on peut découvrir, oppositions d’un dictionnaire à l’autre.
DESSUS, DESSOUS, DEDANS (prologue, v. 83 ; pièce, v. 5, 83, 148, 474, 502, 572, 740, 868, 906, 943, 947, 985, 1026, 1053, 1199, 1252, 1482, 1564, 1579, 1617, 1643 ; stances, v. 14) : Vaugelas condamne l’emploi, qu’il constate courant, et en prose et en vers, de prépositions composées (dessus, dessous, dedans, dehors) à la place des simples correspondantes (sur, sous, dans, hors). « Je dis que ce n’est pas escrire purement, que d’en user ainsi, et qu’il faut toujours dire, sur la table, sous la table, dans la maison, et hors la ville, ou hors de la ville; car tous deux sont bons, et non pas dessus la table, dessous la table, etc.On le permet pourtant aux Poëtes, pour la commodité des vers, où une syllabe de plus ou de moins est de grand service; Mais en prose, tous ceux qui ont quelque soin de la pureté du langage, ne diront jamais, dessus une table, ny dessous une table; non plus que dedans la maison, ou dehors la maison. Il semble que ces composés soient plustost adverbes que prepositions; car leur grand usage est à la fin des periodes, sans rien regir aprés eux, puis qu’ils terminent la période et le sens »op. cit., p. 124-126). Richelet et le Dictionnaire de l’Académie françoise (première édition, 1694) suivent strictement Vaugelassur, sous, dans, hors de).
AUPARAVANT DE (v. 1460) : « L’emploi de l’adv. auparavant comme prép., synon. de avant fréq. dans l’anc. lang. a été condamné par Vaugelas. Toutefois quelques ex. apparaissent encore dans l’usage vieilli, dial. ou arg. » (TLFi). Vaugelas, dans la remarque correspondante, décrit l’usage prépositionnel qu’il condamne comme étant « d’ordinaire avec les pronoms personnels » ; il ne donne pas d’exemple de la locution prépositive auparavant de suivie de l’infinitif, mais il ne faut pas douter qu’il eût également mis sur ce point notre auteur au rang de « ceux qui n’ont nul soin de la pureté du langage » (Vaugelas, op. cit., p. 475). Le Dictionnaire de l’Académie françoise (première édition, 1694) n’indique que l’emploi adverbial, là où Furetière ne tient pas compte de la remarque de Vaugelas. Furetière donne même un exemple d’emploi prépositionnel devant un nom (« Vous demandez cela auparavant le temps. »), alors que Vaugelas notait : « devant les noms, je n’ai jamais remarqué qu’ils le facent ».
Le conflit peut se faire âpre. La résistance de Furetière s’illustre alors jusque dans la raillerie, qui vise un public au sein duquel peuvent figurer aussi bien les adeptes du mouvement précieuxe siècle, on parlait de galanterie (notion endogène). L’intérêt du mot préciosité (notion exogène) est qu’il nous permet ici de désigner un phénomène précis au sein de la galanterie : la délicatesse extrême de l’expression.
PROUËSSE (v. 1072) : Vaugelas n’est pas tendre : « Ce mot est vieux, et n’entre plus dans le beau stile, qu’en raillerie » (op. cit., p. 403). Bien entendu, l’Académie ne s’écarte pas de cette ligne : « PROÜESSE. s.f. Action de valeur. En ce sens il n’a guere d’usage. / Il se dit fig. et en plaisanterie des Excés qui se font en certaines choses. » Furetière, lui, ne partage pas ce point de vue (nous soulignons) : « PROUESSE : Bravoure, action de valeur et de hardiesse. On a vanté de tout temps la proüesse d’Alexandre. Les Romans racontent mille proüesses de leurs Chevaliers errants. Les delicats du temps ne veulent plus qu’on use de ce mot, et disent qu’il est vieux. Il vient du Latin probitas. »
À ce point de l’analyse, nous pouvons faire un constat tout à fait étonnant en partant de Vaugelas. Il est deux unités lexicales présentes dans notre pièce que ce dernier rapproche de l’idée de nouveauté : alors que et comme quoy.
ALORS QUE (v. 141, 356, 1013) : « Alors ne reçoit jamais la conjonction que, apres luy, il ne veut dire qu’en ce temps-là, en ce cas là […] Il est bien necessaire d’en faire une remarque, à cause de l’abus qui commence à se glisser,alors est loin d’être une nouveauté : « II.− Loc. conj. : alors que 1. 1167 a l’ore (ou eure) que « à l’heure où, lorsque » (G. D’Arras, Ille et Galeron, éd. Förster, 1972-73 ds P. Imbs, op. cit., p. 220 : Assés i ot et duel et ire A l’eure qu’il entrer i porent) ; 2. a) 1422 alors que indique le temps et l’opposition (Alain Chartier, Quadriloge invectif, p. 421, Id., ibid., p. 229 : Car alors que tu es riche, puissant et plantureux de bien; tu ne pues vivre sans blasphème et sans murmure) ; b) 1492 temporel (Roman des Sept Sages, p. 110, Id., ibid., p. 229, note 3 : Alors que tu seras a table et que les viandes seront posées, mets ung clos en la tuaille secrétement, et puis fais semblant que tu as oblié ton cutïaul). » (TLFi, partie « Étymologie et Histoire » de l’article « alors »).lors que, se servant presque aussi souvent de l’un que de l’autre selon les occasions. […] il est extremement rare d’oüir dire, alors que. […] Jamais nos bons Escrivains en prose n’ont fait cette faute. Si donc on le veut escrire, que ce ne soit jamais en prose, et qu’en vers il passe tousjours pour une licence Poëtique. » (Vaugelas, op. cit., p. 227-228 ; nous soulignons). Nous remarquons que dans notre pièce alors que ne compte que trois occurrences là où la conjonction lors que en compte neuf.
COMME QUOY (v. 889) : « On le joint quelquefois avec quoy, et l’on dit. Comme quoy avez-vous fait cela ? comme quoy avez-vous abandonné cette affaire ? pour dire, Comment avez-vous fait cela ? pourquoy avez-vous abandonné cette affaire ? » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694). Dans le français contemporain, la tournure subsiste mais est familière (TLFi, article « quoi »). « […] comme quoy, est un terme nouveau, qui n’a cours que depuis peu d’années,e s. si cum (Passion, éd. D’A.S. Avalle, 27) ; spéc. a) av. 1421 comme nous dirions « en quelque sorte » (Boucicaut, I, ch. 18 ds Littré) ; 1559 comme qui diroit (Amyot, Thésée, 21, ibid.) ; b) 1466 comme quoy (
Ha cette flatterie est un peu trop visible ! Chacun sçait comme quoy*vous avez combatu;Mais un cœur genereux doit cacher sa vertu. (Octave s’adressant à Marc Antoine, IV, 1, v. 888-890)
Ainsi la nouveauté en question, comme le montre bien le recours au TLFi, correspond plutôt à un mot ancien qui a réussi et dont on refuse l’usage à un moment donné, sans qu’on puisse dire en droit qu’il n’est plus employé.Stylistique de l’archaïsme, Colloque de Cerisy, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Poétique et stylistique, 2010, p. 8-9).bon usage, ce qui se dit et ce qu’il faut dire.
Nous ne savons pas si Guérin de Bouscal s’est converti au catholicisme avant 1637. Quoiqu’il en soit, ses rapports cordiaux avec ses frères, tout au long de sa vie, ainsi que les autres arguments donnés par CaldicottDoranise, adressée à l’unique héritière des Rohan, avec un éloge magnifique du duc (l’ancien chef militaire des religionnaires), six ans seulement après la réddition de Réalmont, semblent trahir les réflexes conditionnés d’un huguenot. Quoiqu’il en soit, il est mort catholique » (Daniel Guérin de Bouscal, Le Gouvernement de Sanche Pansa, éd. C.E.J. Caldicott, Genève, Droz, 1981, p. 17).triomphant, rare et inusité.
TRIOMPHANT (v. 1574) : Y a-t-il substantivation de l’adjectif verbal au vers 1574 ? On ne trouve guère le substantif triomphant que dans le Dictionnaire du Moyen Français ou dans le Godefroy, qui le mentionne comme « ancien ». Néanmoins, à côté de Jean de Bueil (1406-1477), Godefroy cite Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, œuvre tardive et relativement proche dans le temps de Guérin de Bouscal : « L’ame du premier homme estoit ame vivante, / Celle des triumphans sera vivifiante. » Qu’il y ait ici une tendance archaïsante ou non, « triomphant » a été préféré au nom « triomphateur », dont l’usage n’est aucunement problématique. La nuance est fine. Entre « triomphateurs » et « triomphans », l’on peut voir un déplacement de point de vue, de l’agent (suffixe -(at) eur) vers l’action.
Allons revoir nos Dieux, nos femmes, nos enfans, Et changeons ces habits en ceux de triomphans*.(Marc Antoine à Octave, V, 6, v. 1573-1574)
DEPITER (v. 944) : « Mépriser, dédaigner, braver: […] Les Cireniens enragez, / Un jour en bataille rangez, / Despitoient le ciel et le foudre, / Voulans arracher le soleil. (D’AUBIGNÉ,
Icy le pere void son fils dessus*la poudre,Et dépite*le Ciel pour attirer sa foudre.(un messager rapportant la défaite de troupes d’Octave, IV, 2, v. 943-944)
ESTOMACH (v. 769) : 1°) estomac ; 2°) poitrine. « Se dit abusivement de la partie exterieure du corps, qu’on appelle autrement le sein, la poitrine, et qui est au dessus de la ceinture. Les pecheurs se frappent l’estomac en signe de penitence. Quand on se confesse, on se frappe trois fois l’estomac, en disant mea culpa. » (Furetière). « Poitrine. […] — Et si pouvoit on voir la plus grande partie de son estomac deschiré et meurtry. AMYOT, Antoine, 83. […] Voila comment les armes receues par force et non cerchees ont esté tirees des estomacs offencez. AUBIGNÉ, Debvoir des roys et des subjects, 5 (II, 59). […] De cette signification du mot estomac, il résulte qu’on place souvent le cœur dans l’estomac. […] — Elle... ouvrit à ce meurtrier l’estomach: et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son cœur, le jetta manger aux chiens. MONTAIGNE, III, 1 (III, 254). » (Huguet).
Je ne sçaurois survivre à la liberté morte: Ouvre moy l’ estomach*, mais tu jettes ce ferQui me devroit ouvrir la porte de l’Enfer (Cassie demandant la mort à son affranchi, III, 4, v. 768-770)
Ce dernier exemple, qui contient une citation de la Vie d’Antoine, permet de glisser vers une autre figure : celle de Jacques Amyot (1513-1593), traducteur des Vies parallèles de Plutarque. En effet, le sujet, l’archaïsme dans notre pièce, implique un relevé qui lui-même mène au célèbre traducteur.
AVANCER (v. 709) : Spécialement : « Devancer, prévenir. » (La Curne). Ce sens est également présent dans Huguet, qui cite pour l’illustrer quatre exemples tirés de la traduction d’Héliodore par Jacques Amyot, L’Histoire æthiopique.
Et si vous desirez d’ avancer*son trespas,Il faut partir bien-tost, et marcher à grands pas. (Titine rapportant à Brute la défaite de Cassie, III, 3, v. 709-710)
RAISON (v. 818) : « Avoir sa raison, avoir la raison. Obtenir satisfaction. — Antonius fut contraint d’appeller devant les tribuns du peuple à Rome, alleguant, pour donner couleur à son appel, qu’il ne pouvoit avoir sa raison en plaidant dedans la Grece contre les Grecs. AMYOT, César, 4. [/] Tirer vengeance. — Celuy là qui s’est veu d’un mot injurieux Outrager mille fois par quelque audacieux. S’il n’en a sa raison, n’est ce pas une beste ? CORNU, p. 65. — Ce brave me pensoit si failli de courage De souffrir m’estre fait un si vilain outrage Et ne m’en ressentir, n’avoir point la raison D’une si detestable et lasche trahison. GARNIER, Juifves, 209. » (Huguet ; nous soulignons en caractères gras). Ailleurs, on ne trouve l’expression « avoir sa raison » que dans Godefroy et La Curne, qui citent le même exemple ancien. Elle est donc vraisemblablement vieillie. On trouve quelques occurrences de l’expression « avoir raison de » dans Furetière et dans les premières éditions du Dictionnaire de l’Académie françoise.
Ha traistres ! si Cæsar n’est pas déraisonnable, Il punira sur vous ce meurtre abominable: Le bien qu’il doit tirer de vostre trahison Ne l’empeschera pas d’en avoir sa raison*:(Titine, découvrant le corps sans vie de son maître, Cassie, III, 5, v. 815-818) Certes, dans notre pièce, c’est le sens de « tirer vengeance » qui prévaut.
POINTE (v. 153) : « En termes de Guerre, se dit des corps les plus avancez, soit en la marche, soit en l’attaque. Ce Capitaine avoit la pointe, commandoit l’avant-garde. Il étoit à la pointe de l’aisle droite. » (Furetière). Dans un sens plus spécifique : « Aile [d’une armée]. […] — Ilz se meirent à deviser... touchant l’ordonnance de la bataille, là ou Brutus pria Cassius de luy laisser la conduitte de la poincte droitte. AMYOT, Brutus, 40. » (Huguet ; nous soulignons). Ailleurs, en ce sens d’« aile d’une armée », on ne trouve le mot que dans La Curne (entrée « poincte »). Les trois exemples donnés par les deux dictionnaires viennent de Jacques Amyot, que Guérin de Bouscal devait avoir sous les yeux pour écrire sa pièce. L’exemple tiré de la Vie de Brutus en est quasiment la preuve.l’aile droite, poste qui, semblait-il, devait plutôt revenir à Cassius en raison de son expérience et de son âge. » (Plutarque, Vie de Brutus, XL, 10, trad. Anne-Marie Ozanam, dir. François Hartog, Gallimard, 2001, p. 1817 ; nous soulignons).
J’auray la pointe*droite, et ma CavalerieEssuyera des traits la premiere furie, Massala la doit suivre avec un peloton, Qui sera soûtenu par celuy de Straton: (Brute rapportant son organisation pour la bataille, I, 4, v. 153-156)
Le lien avec Jacques Amyot est d’autant plus évident quand on sait que Guérin de Bouscal a publié deux autres tragédies, l’une en 1640, La Mort de Cléomènes, roy de Sparte, l’autre en 1642, La Mort d’Agis. Or Plutarque a également écrit la Vie de chacun de ces deux rois de Sparte, qu’il a traités en même temps.
La Mort de Brute et de Porcie, comme son titre l’annonce, fait une place particulière à la femme de Brutus, Porcia, qui est aussi fille de Caton d’Utique, l’exemple même du suicide stoïcien. Par ailleurs, le dramaturge fait de Brutus un stoïcien dont le suicide final est comparable, en ce qu’il est l’acte vertueux de celui qui refuse de survivre à sa raison de vivre : la liberté.virtus.virtus, c’est cette force des anciens Romains, courage physique puis moral, énergie virile. C’est dans ce cadre que l’on doit considérer l’omniprésence de la violence, qui brille dans les récits de batailles ou de suicides. Or cette violence, déjà visible dans les exemples donnés pour rapprocher Guérin de Bouscal de Jacques Amyot et d’Agrippa d’Aubigné, ne peut trouver sa place dans une pensée faite de mots policés : c’est sans doute une bonne raison pour expliquer l’archaïsme, qui est alors au service d’une âpreté baroque, dans la revendication d’une langue qui refuse la castration précieuse et la tutelle du classicisme. Ainsi ce récit de bataille fait par un soldat rapportant la défaite des troupes d’Octave (IV, 2), récit dans lequel un certain nombre de mots relevés figurent :
Tout meurt à mesme instant, on ne voit point d’espée Qui du sang des Romains ne paroisse trempée, Nos Soldats à genoux implorans les vainqueurs: Mais helas c’est en vain ! la rage est dans leurs cœurs; 930 Tel pour s’innocenter voudroit ouvrir la bouche, Qui sent ouvrir son cœur par le fer qui le touche; Et tel autre en fuyant tâche à prendre party, Qui void d’un coup mortel son dessein diverty: L’horreur seme par tout une froide fumée 935 Qui glace le courage à nostre pauvre armée, Des longs gemissemens fendent l’air alentour, Le Soleil de regret voudroit haster son tour: Le sang coule par tout, on ne voit point de terre Qui ne porte en son front les marques de la guerre: 940 Icy deux vrais amis sur le poinct de leur mort, Pleurent en s’embrassant la rigueur de leur sort. Icy le pere void son fils dessus*la poudre,Et dépite*le Ciel pour attirer sa foudre.Icy par des regrets qui fendroient un rocher Par des lamentations qui fendraient un cœur de pierre, susciteraient la compassion chez quelqu’un d’insensible. , 945Un fils pleure la mort de ce qu’il eust plus cher. Icy dedans*le sang mille blessez se noyent,Implorans la faveur de tous ceux qui les voyent. Et bref il est par tout tant d’objets de terreur, Que je croy que l’Enfer en frissonna d’horreur; 950 Brute bien-tost apres fit cesser le carnage, Et receust à mercy*« les restes du naufrage.Recevoir, prendre (qqn) à merci(vieilli). Faire grâce (à quelqu’un). » (TLFi). « MERCI. s.f. Misericorde.Crier merci. prendre, recevoir à merci. c’est un homme sans merci, qui ne vous fera aucun merci, dont vous ne devez point attendre de merci. j’implore vostre merci.Il vieillit dans la pluspart de ces phrases, où il se met sans article; et n’a plus d’usage que dans celle-cy.» (Je vous crie merci, qui se dit familierement, pour dire, Je vous demande pardon.Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694 ; la remarque que nous soulignons en gras disparaît à partir de la huitième édition, 1932-1935).Que puis-je dire encor, sinon que le Soleil Ne vit jamais çà bas*« un desordre pareil ?Çà bas.Ici bas, sur la terre. » (Huguet). Mis à part de nombreux exemples dans le Godefroy et surtout le Huguet, limités au XVIesiècle, on ne trouve cet adverbe quasiment nulle part. Deux mentions dans La Curne ; une seule occurrence dans Furetière (article « çà »), qui ne donne pas d’exemple. Notre étude est confirmée par ce que dit le TLFi : « emploi fréq. en relation avec un autre adv. jusqu’au XVIes. (ça haut, ça bas... v.Gdf.Compl., T.-L. etHug.) » (article « çà », partie « Étymologie et Histoire »).Et que si les grands Dieux sont pour nostre justice, 955 Ils ont fort peu de force, ou beaucoup de malice. (un messager rapportant la défaite de troupes d’Octave, IV, 2)
L’image du carnage est associée de manière récurrente à celle du « deluge de sang » (IV, 5, v. 1152) :
Allons y donc, amis, et que toute la terre Tremble sous nos efforts comme sous le Tonnerre, Que le sang espanché fasse soudre*SOUDRE (du latin un estangsolvere) : C’est le sens de « délier » / « libérer », qu’on trouve dans le DMF, le Godefroy et le Huguet, absent des dictionnaires des époques postérieures, qui retient notre attention. Le vers 1245 propose alors l’image de l’impétuosité des flots dont sont victimes les soldats. Cette image serait alors identique à celle des « fiers torrens » du vers 862 et à celle du vers 1579, données ci-dessous. Le sens du verbe semble être déjà réduit au sens derépondre à un problème, un argumentà l’époque de notre pièce, ce qui en fait un archaïsme du quatrième type (voir notre typologie liminaire). L’hypothèse de la coquille (sourdreplutôt quesoudre) est exclue par la consultation d’un bon nombre d’exemplaires de la pièce. Par ailleurs, elle ne perturberait pas nos analyses. La terre a bu le « sang espanché » pour pouvoir le recracher jusqu’à produire un « estang ».Pour noyer les poltrons qui fuiront de leur rang (Brute, V, 1, v. 1243-1246)
Ou encore :
Il [Jupiter] se sert quelquefois de nous et de nos armes Pour respandre du sang, et pour tarir des larmes: Mais s’il voit que nos bras ne sont pas assez forts, Soudain il a recours à de meilleurs efforts; Il inspire la peur dans la troupe ennemie, Qui bien-tost en fuyant se noircit d’infamie, Et sans sçavoir pourquoy craint si fort le trespas*, Que les plus fiers torrens FIER : « Qui est difficilement apprivoisable, qui manifeste, pratique une sauvagerie instinctive », « Qui est rude et intraitable comme un animal sauvage. » (TLFi), « signifie aussi, Cruel, tyran » (Furetière). L’adjectif renvoie semble-t-il à l’impétuosité des torrents, qui ont figurément quelque chose de cruel, de féroce. ne l’aresteroient pas.(Brute exhortant ses compagnons après la découverte du corps de Cassie, III, 6, v. 855-862)
Enfin :
Octave. Les manes de Cæsar se pourroient satisfaire Avec ce seul meurtrier qui vient de se defaire, Mais mon ressentiment desire plus de sang. Anthoine. Il est bien alteré Assoiffé, au sens propre et figuré, et, peut-être, corrompu. « On dit fig. d’Un homme cruel qui se plaist à respandre le sang, s’il en boit un estangqu’Il est alteré de sang humain. que c’est un tigre alteré de sang.» (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694).Qui flotte impetueux là bas dedans*la plaine.(V, 6, v. 1575-1579)
Ce dernier exemple reprend l’image problématique de l’étang, présente dans le premier exemple, en résolvant une difficulté. Certes, un « estang » est une étendue d’eau stagnante et circonscrite, mais cela n’exclut ni le débordement ni surtout le fait que son surgissement provoque un « deluge de sang » (v. 1152), image dynamique. En outre, l’impétuosité de l’étang est nommée comme telle aux vers 1578-1579 et les « torrens » du vers 862 en sont une variante.
On peut également illustrer la violence de l’archaïsme par l’étude des dérivés de contre.
ENCONTRE (v. 485) : « Contre. » (Huguet). En tant que préposition, le mot est aussi présent dans Cotgrave mais absent de Nicot, Furetière et du Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694.
CONTRAIRE (v. 1491) : Nous laissons de côté l’adjectif, dont l’emploi est resté relativement stable durant les siècles qui nous séparent de notre œuvre, pour nous intéresser au substantif, dont l’emploi a évolué et semble s’être affaibli pour se réduire à un sens logique (comme dans « dire le contraire »). C’est déjà le cas dans le Furetière. En outre, s’il en reste des traces dans un emploi de l’adjectif que le TLFi note usuel et littéraire, la dimension d’hostilité s’efface dans le substantif. Ceci, appuyé de définitions exhaustivesGodefroy : 1°) « CONTRAIRE 2., s.m. chose qu’on fait en retour ou en représailles d’une autre […] Opposition, contrariété, affliction, toute chose fâcheuse et nuisible ». 2°) « CONTRAIRE, s.m. [Compl.] chose contraire […] Aller au contraire, loc. [Compl.] s’opposer ». Huguet : « Contraire (subst.). Adversaire, ennemi, rival. […] Au contraire. D’une façon contraire, opposée. […] En sens contraire, tendant vers le contraire. […] Faisant opposition, hostile. » Richelet distingue deux adverbes : 1°) « Au contraire, adv. Au préjudice. [Elle cassa tous les actes rendus au contraire. Maucroix Schisme. l. 2.] » 2°) « Au contraire, adv. Bien loin de cela. » La distinction n’est plus aussi nette dans le Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694, où le substantif n’est par ailleurs pas mentionné (article « contre ») : « AU CONTRAIRE. adv. Tout autrement, d’une maniere opposée.
Et toy, ma chere main, si le cœur me deffaut, Le veux-tu pas percer pour punir son deffaut. Ouy quand tout l’univers s’armeroit au contraire*Il n’est pas assez fort pour m’en pouvoir distraire (Porcie, après la découverte du corps de Brute, V, 5, v. 1489-1492)
RENCONTRE (v. 559, 997) : Ce substantif est exclusivement masculin dans notre pièce et renvoie au sens suivant : « Il signifie aussi, le choc de deux armées qui se fait ordinairement par hazard. Il y eut une sanglante rencontre des deux avantgardes, qui engagea ensuite un combat general. » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694). Dans Huguet, ce sens se réduit à l’emploi masculin et recouvre la grande majorité des exemples alors donnés. Pour le TLFi, il est le plus ancien : « 1234 subst. masc. « action de combattre » (Huon de Méry, Antéchrist, 927 ds T.-L.), au masc., dans les différents sens, jusqu’au XVIIe s. » (partie « Étymologie et Histoire » de l’article « rencontre »). Vaugelas préconise le féminin quel que soit le sens (op. cit., p. 19). Si le genre masculin ne semble pas se réduire pas au sens guerrier à l’époque de Guérin de Bouscal, nous formons l’hypothèse que la confluence du sens guerrier et du genre masculin connotent un état de la langue antérieur.
On n’entend rien que cris et que gemissemens, Vous diriez que le Ciel confond les Elemens: Les traits volans en l’air par un confus rencontre*Empeschent le Soleil de voir ce qu’il nous monstre (la compagne de Porcie décrivant un combat à sa maîtresse, II, 5, v. 557-560) Si bien qu’à balancer ce rencontre* fatal,J’estime que le bien l’emporte sur le mal; J’ay de mes bataillons ensanglanté la terre, Et porté dans son camp le foudre de la guerre (Marc Antoine relatant sa victoire sur Cassie, IV, 2, v. 997-1000)
Nous avons constaté et mesuré les traces d’archaïsme dans notre pièce, nous avons tenté de soumettre celle-ci aux débats contemporains sur l’usage pour finalement donner au fait un sens. Ce voyage dans le temps et les mots nous a fait trouver des influences et nous a montré Guérin de Bouscal comme un auteur de la violence impétueuse, flux de mots libérés de l’usage, d’une vigueur mâle et, malgré un projet classique, dégagée de la délicatesse du classicisme. C’est une esthétique baroque au service de la célébration des Anciens, des Romains et de la virtus. Outre l’ombre de César, « physiquement » présente dans le traitement du sujet par ShakespeareJules César, Brutus voit le spectre de César lui apparaître dans sa tente (IV, 3).
O temps ! ô meurs! ô Dieux peu reverés dans Rome !O crisme d’un Démon bien plûtost que d’un homme ! (Marc Antoine, II, 1, v. 357-358)
« O tempora, o mores » s’écriait Cicéron dans ses Verrines (II, IV, 25) ainsi qu’au début de ses Catilinaires (I, 1). Son mot est ainsi mis dans la bouche de Marc Antoine, celui qui avait fait exécuter et exposer la tête et les mains de l’auteur des virulentes Philippiques, un an plus tôt. Marc Antoine, en condamnant le crime du meurtrier Brutus, nous rappelle le sien. La victoire de Marc Antoine sera rendue acceptable par la clémence dont il fera preuve au cinquième acte en appelant à la fin des combats : car la clémence revient à se vaincre soi-même.Cinna de Corneille. Penser à l’exemple de César dans le Pro Marcello de Cicéron et à la théorisation de la notion par Sénèque.La Mort de Brute et de Porcie est ainsi une célébration des Anciens par la langue ancienne.