Par quelques ouvrages connus, Si j’ai su plaire à Melpomène, Je prétends que mon Régulus, M’immortalise sur la scène J. Truffier, .La Phèdre de Pradon, A-propos en vers dit à la Comédie-Française par M.lle L. Bartet le 21 Décembre 1885 A l’occasion du 246, Paris, Tresse & Stock, 1885, p. 5.eAnniversaire de la naissance de Racine.
Le souhait prêté à Pradon dans cet extrait n’a pas été exaucé. Le Régulus de Pradon n’est aujourd’hui ni lu, ni cité, sauf dans quelque histoire du théâtre classique. Presque un siècle est passé depuis la publication de la thèse de BussomA rival of Racine. Pradon : his life and dramatic works, Paris, Édouard Champion, 1922.e siècle a conduit à reformuler parfois les jugements hâtifs portés sur ces écrivains par la critique des siècles passés. Toutefois, Pradon est resté à l’écarte de ce procès. Le discrédit qui pèse sur lui n’a pas été allégé d’un brin. Ce poète, venu à Paris de Rouen comme Corneille (mais quelle différence dans leurs sorts !), est encor puni, à distance de plus de trois siècles, pour l’impardonnable acte d’hybris qu’il commit en défiant Racine avec sa Phèdre. C’est bien par cette Phèdre que Pradon a été immortalisé, car la satire méprisante de Boileau a fermé la porte à toute redécouverte de son œuvre. Si un lecteur curieux avait le courage de braver ce Cerbère du Parnasse, il ne serait peut-être pas (trop) déçu. Son regard se poserait sur un médiocre poète, sur des thèmes et des mots usés et fades, car privés de l’éclat que surent leur donner les maîtres du genre, les Corneille et les Racine, sur des chevilles soutenant d’autres chevilles, sur des caractères plats. Mais un peu de patience le conduirait aussi à trouver ça et là des beaux morceaux, quelque vers digne de Corneille, une intrigue bien conduite. Surtout, ce lecteur se rendrait compte que ce qu’il lit n’est pas un affront au Muses, une ordure digne seulement d’être récitée dans une décharge, comme le voulait Boileau. Les meilleures tragédies de Pradon représentent la moyenne de la production tragique du XVIIe siècle, ni plus (sauf peut-être dans le cas de Régulus), ni moins, le produit standard d’une série de règle de composition et d’un imaginaire commun. Notre lecteur curieux se sentirait-il alors de destiner cet auteur à être la risée des générations à venir ? Le condamnerait-il non seulement à l’oubli, mais encore au mépris, l’ayant trouvé non pas mauvais, mais banale et médiocre ? Ne considérait-il pas que la médiocrité est le miroir d’une époque, que nulle part comme dans un des milliers de film mal conçus, mal tournés et vites oubliés qui passent sur nos écrans notre culture se présente nue, sans fard au regard de l’historien des civilisations ? Nous croyons pouvoir abandonner maintenant ce lecteur, sûrsqu’il voudra accorder à Pradon du moins le bénéfice du doute. S’il est possible, quoique non nécessaire, de lire Pradon, est-il bien raisonnable de l’étudier ? Nous en sommes fermement convaincu. Cueille-t-on mieux l’esprit, les règles de composition, les schématismes du Romantisme dans les œuvres des génies acclamés, avec leurs inspirations multiformes et leur touche irrépétible, ou dans les innombrables feuilletons et romans composés hâtivement par un écrivain au talent moyen ? Les deuxièmes ont l’avantage précieux de nous donner à voir le paradigme d’où les premiers se détachent, le fond monotone sur lequel ces derniers brillent. L’histoire de Pradon, de ses succès et de ses insuccès, est l’histoire des difficultés qu’affrontait tout écrivain assez brave pour s’engager sur une scène où paradaient des géants de la littérature. Les petites luttes, les jalousies mesquines qui émergent de ses préfaces nous livrent le spectacle des coulisses du théâtre, de l’influence des salons sur le langage poétique de l’écrivain. Chez Pradon, si l’amateur des belles lettres jeûne, l’historien du théâtre trouve son pain. Notre intention, dans le présent travail, n’est pas d’essayer une réhabilitation de Pradon, ce qui serait improductif et injustifié, mais nous voudrions rappeler, avant d’entrer en matière, que le public qui en 1688 remplit trois mois durant la salle de la Comédie française était un public habitué à applaudir Molière, Corneille, Racine. Peut-être qu’au jugement de ce public on pourrait faire plus de confiance, ne le traitant pas en mineur quand son goût ne coïncide pas avec le nôtre : c’est au contraire une opportunité à saisir pour cerner et comprendre cette distance.
Les principes que nous ont guidé dans l’établissement du texte sont exposés dans la « Note sur la présente édition ». Dans notre analyse, nous avons essayé de rendre compte de toutes les phases de l’existence du texte. Nous sommes donc remonté jusqu’à l’époque des faits que Pradon mit en scène, pour présenter la figure historique de Régulus, le protagoniste de la tragédie, et suivre la transfiguration de son histoire dans la tradition littéraire. Le passage suivant a consisté dans l’observation du travail mené par Pradon sur ses sources, qui a permis de mettre en évidence à la fois ce qui le texte doit à la tradition et la structure et les principes derrière sa composition. Pour faire émerger ces derniers, nous avons choisi de grouper nos observations autour de certains unités thématiques. Nous espérons ainsi d’avoir évité le danger d’une présentation schématique, qui envisagerait séparément la construction de chaque personnage ou épisode. En conclusion de cette introduction, nous voudrions exhorter le lecteur à ne pas passer à côté de la biographie de Pradon, pour pauvre et lacunaire qu’elle puisse être, car la vie du poète, les rythmes de sa production artistique, les milieux qu’il fréquenta sont autant de repères qui permettent une meilleure compréhension de sa poétique.
Pour un poète qui fut entre les plus prolifiques de la deuxième moitié du XVIIe siècle, on possède étonnamment peu d’éléments biographiques. Comme le souligne Jal dans son Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, « nous n’avons pas une lettre, un billet, une signature de lui. »Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Plon, 1872 (Genève, Slatkine Reprints, 1970), v. 2, p. 998.Notice sur le poète Pradon, Rouen, Imprimerie Cagniard, 1899.Notice, p. 21) que Marguerite Delastre mourut en 1709 à l’âge de 83 ans, ce qui donne comme date de naissance 1626. Cela voudrait dire que la mère de Pradon était âgée de 9 ans lors de son mariage avec Jacques Pradon le père, en 1635, et de 13 ans lors de la mort du premier enfant du couple, Claude, en 1639. Il nous semble plus vraisemblable qu’il y ait une erreur, soit dans le texte de Beaurepaire, soit dans les sources consultées par ce dernier, et que la naissance de Marguerite Delastre soit à colloquer antérieurement à 1626.
Beaurepaire ne donne pas de renseignements sur les études de Pradon. En revanche, il affirme que les Pradons, père et fils, « appartenaient à la congrégation de la Sainte Vierge, fondée aux Jésuites de Rouen »Notice, p. 18.
La date de l’arrivée de Pradon à Paris n’est pas connue. Niceron se limite à dire qu’il « y vint d’assez bonne heure »Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres, Paris, Briasson, 1727-1745, vol. 43, p. 372 (Genève, Slatkine Reprints, 1971, vol. 6, p. 751).A rival of Racine, op. cit.Pirame et Thisbé (créée en 1674 à l’Hôtel de Bourgogne), adressée au duc de Montausier. Ce dernier, en qualité de gouverneur de Normandie (1663-1668), avait régulièrement honoré de sa présence les Palinods de Rouen, où il put assister en 1664 au succès de Pradon. En 1668, il fut appelé à Paris pour assumer la fonction de gouverneur du Grand Dauphin. Il est probable, selon Bussom, que Pradon ait composé pour cette occasion des vers inclus par la suite dans ladite épitre dédicatoire, dans laquelle il affirme aussi qu’il avait composé la pièce en Normandie. Le poète arriva donc à Paris quelque part entre 1668 et 1674, avec sa première pièce déjà prête, confiant dans la protection du duc. Ce fut grâce à Montausier, jadis un habitué de l’Hôtel de Rambouillet, qu’il parvint à se faire connaître dans les cercles mondains.
La création de Pyrame et Thisbé (entre décembre 1673 et janvier 1674) à l’Hôtel de Bourgogne fut saluée par un succès discret. Malgré des recettes médiocres, elle suffit à donner de la notoriété à son auteur. Elle fut remise en scène de nombreuses fois au cours du siècle et les compilateurs du XVIIIe et XIXe siècles, généralement très sévères à l’encontre de Pradon, la rangeaient habituellement parmi les meilleures tragédies du poète.
Le débutant rouennais ne tarda pas à mettre une nouvelle pièce sur les tréteaux. En 1675, Tamerlan, où la mort de Bajazet fut créée à l’Hôtel de Bourgogne, mais elle tomba après seulement quatre représentations. Dans la Préface de Tamerlan, Pradon se plaignit
[…] de la malice et du chagrin de quelques Particuliers: Ceux-cy ont fait tout leur possible, ou par eux, ou par leurs organes, pour la décrier et pour la perdre. A la vérité je ne croyois pas estre encor digne d’un si grand déchaînement, mais l’envie m’a trop fait d’honneur, et m’a traité en plus grand Auteur que je ne suis. Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan, et qu’on ne l’eût pas étoufé (comme on a fait) dans le plus fort de son succez.
Jacques Pradon, Tamerlan, ou la mort de Bajzet, tragédie, éd. Marine Souchier, Mémoire de Master soutenu en 2008 à l’université Paris-Sorbonne, disponible en ligne à l’URL http://www.crht.huma-num.fr/matrice/wp-content/uploads/2008/08/tamerlan-ou-la-mort-de-bajazet.pdf, p. 188.
L’identité des « particuliers » n’était pas explicitée dans la Préface. Néanmoins elle est facile à deviner, puisqu’en 1675 la « cabale » par antonomase était la « cabale sublime » : Despréaux et Racine, doncJean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 520-522.Bajazet pour profiter de l’intérêt suscité par cette dernière pièce. Bien qu’il s’agissait de deux personnages historiques différents, la manœuvre de Pradon ne pouvait pas passer inaperçue, car elle équivalait à « […] mettre ses pas dans ceux de Racine. Grave erreur. »Ibid., p. 536.Tamerlan. Il apparaît du moins peu vraisemblable que l’insuccès de Tamerlan, qui était l’unique tragédie de la saison, soit à imputer uniquement aux machinations d’une cabale. Il est au contraire probable que le milieu fréquenté par Pradon, le même qui le poussa par la suite à chercher la confrontation directe avec Racine, ait fait naître dans le poète, dont le Tamerlan avait du faire l’objet de quelque critique de la part de Racine et Boileau, la malheureuse idée de poser en rival de la « cabale sublime » dans sa Préface. Mais ce n’était que l’amorce d’une confrontation que prit de tons bien plus âpres lors de la bataille des Phèdres.
Le 3 janvier 1677 la troisième pièce de Pradon, Phèdre et Hippolyte, fut créé à l’Hôtel Guénégaud. Seulement deux jours auparavant, la Phèdre de Racine paraissait pour la première fois sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne. Longtemps, et en large mesure encore de nos jours, le nom de Pradon a été associé uniquement à cette malheureuse tragédie. Les circonstances et les différents épisodes de la querelle littéraire qui vit s’opposer partisans de Racine et partisans de Pradon autour des respectives Phèdres sont le seul aspect de la carrière de Pradon qui ait été indagué à fond par la critique. Il ne nous semble pas nécessaire, par conséquence, d’aborder cette célèbre histoire dans le détail, ni de relater tous les sonnets et les piques qui furent échangés en cette occasionop. cit., p. 26-30, 53-67, 118-125, et à Forestier, Jean Racine, op. cit., p. 549-563.Phèdre, Pradon accusa explicitement Racine d’avoir essayé d’empêcher la création de sa pièce, ainsi que d’avoir obtenu que les meilleures actrices (la Molière et la Du Brie) de la troupe de l’Hôtel Guénégaud en refusassent le premier rôle. La critique, prévenue en faveur de Racine, ne vit longtemps en ces accusations que la plainte mesquine d’un auteur méprisable. Aujourd’hui les jugements sont plus nuancés. Le renoncement des comédiennes ne fut peut-être pas le fait de la « cabale sublime », en revanche
Ce qui demeure certain, c’est que Racine est effectivement intervenu en haut lieu pour s’éviter la concurrence directe d’un auteur qui trois ans plus tôt avait commencé sa carrière par un succès honorable et avait ainsi prouvé qu’il connaissait bien les recettes de la tragédie galante
George Forestier, .Jean Racine, op. cit., p. 552.
Il faut d’ailleurs rectifier l’image, aussi fausse que tenace, d’un Pradon triomphant lors du début de la confrontation dans les salles, à laquelle fait pendant celle de Racine au désespoir. Ce dernier serait arrivé au point de renoncer au théâtre, dégouté de ce public qui avait osé balancer entre lui et Pradon. Cette légende, née au XVIIIe siècleA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century. Part IV. The Period of Racine, New York, Gordian press, 1966, v.1, p. 118-119.e siècle, elle fut reprise lors des célébrations de l’anniversaire de la naissance de Racine. La Phèdre de Pradon était envoyée sur le théâtre par son auteur oublié pour porter ses excuses à la Phèdre de Racine. À la première est imputé le « silence » de Racine dans les années suivantesLa Phèdre de Pradon, op. cit., p. 13.
Deux Poëtes, dont l’un est Racine, qui vous est bien connu, et l’autre Pradon, qui avoit fait ci-devant jouer Pyrame et Thisbé à l’hôtel de Bourgogne et qui eut beaucoup d’approbation pour une première : ces deux poëtes, dis-je, ont travaillé sur le même sujet, qui est Phoedre et Hippolyte, mais le derniere [sic] l’emporte sur Racine, quoique celui-ci fasse representer sa pièce à l’hôtel où sont les meilleurs acteurs, et celle de Pradon se jouë à l’hôtel de Guenegaud, et même les meilleurs acteurs de la troupe ne paroissent point sur le théatre
Gottfried Wilhelm Leibniz, .Erste Reihe. Zweiter Band, Berlin, Akademie-Verlag, 1986, p. 244.
Mais ce succès éphémère se borna au fait de tenir bon pendant quelque temps face à un adversaire nettement supérieur. Une lutte inégale, dans laquelle le dernier arrivé arrachant un succès momentané pouvait sembler, par un effet de perspective, menacer l’écrivain affirmé. Cet accomplissement dut beaucoup au feu de la polémique, qui attira aux deux spectacles les spectateurs voulant juger de la querelle. En revanche, il ne faut pas faire confiance au témoignage partisan de Louis Racine, qui faisait du tête-à-tête initial le simple résultat de l’action de la cabale de Pradon. La confrontation ne resta pas enfermée dans les salles des théâtres, mais se prolongea à l’extérieur par un échange de sonnets malveillants. Le dernier visait le Duc de Nevers, qui y recevait parmi d’autres qualifications celles d’athée et d’incestueux. Attribué au couple Racine – Boileau, il faillit leur coûter cher. Seule l’entremise du Grand Condé évita aux deux écrivains de subir la vengeance du duc. Le dernier acte de la polémique fut la composition par Pradon d’une pièce en un acte, Le jugement d’Apollon sur la Phèdre des anciens, où il parodiait la Phèdre de Racine. Cette pièce ne fut pas jouée, « par politique » dit-il dans les Nouvelles Remarques sur tous les Ouvrages du Sieur D***Nouvelles Remarques sur tous les Ouvrages du Sieur D***, La Haye, Jean Strik, 1685, p. 77. Le lieu d’édition et le nom du libraire sont fictifs, dit Lancaster, op. cit., p. 30, le véritable lieu d’édition étant Paris.
Le retour de Pradon à la scène après la querelle, le 17 décembre 1677 à l’Hôtel de Bourgogne avec Electre, fut un four et la pièce ne fut pas imprimée. La Troade, créé au même théâtre le 17 janvier 1679 fit un peu mieux, attirant l’attention de la presse ainsi que des nombreuses critiques. Nous ne disposons d’aucune information sur la réception de la pièce suivante, Statira, représentée en décembre 1679 à l’Hôtel de Bourgogne, si ce n’est qu’elle a été épargnée par la satire des ennemis de Pradon. Un Tarquin, créée à l’Hôtel Guénégaud le 9 janvier 1682, eut seulement quatre représentations et ne fut jamais imprimé. À partir de 1683, les feuilles d’assemblée des Comédiens du Roi attestent l’existence d’une nouvelle pièce de Pradon, Antigone. À la date du 18 janvier, on lit sur lesdites feuilles :
La Compagnie ne reffuse pas la piece de Mr Pradon intitulée Antigone on le prie de rectiffier beaucoup de vers negliges apres quoy on en fera une lecture et on luy donnera satisfaction pour la representation en luy donnant un temps pour cela.
Mais Antigone dut attendre longtemps avant de paraître sur scène. En 1683, les Comédiens se brouillèrent avec PradonBérénice de Racine. Le froid avec les Comédiens atteint le comble lorsque la parodie fut jouée, le 11 octobre 1683, dans la pièce Arlequin Protée. À cette date, les feuilles d’assemblée reportent la décision des Comédiens français « [...] de deffendre la porte sans payer a Monsr Pradon s’il veut voir la comedie il payera comme un inconnu parce qu’il a desobligé la compagnie. ». Suite à ce différend, il ne fut plus question d’Antigone, du moins pour quelque temps. L’année suivante vit paraître, à Lyon, un petit ouvrage de Pradon, Le triomphe de Pradon sur les Satires du Sieur D***, dont le titre n’est pas une gage de modestie. Le livre s’attachait à décerner tous les défauts présents dans les œuvres de son ennemi Boileau. Il fut suivi par un deuxième ouvrage ayant le même but, les Nouvelles remarques sur tous les Ouvrages du Sieur D***, dont la publication, s’il faut en croire Pradon, fut empêchée pendant une année entière avant qu’il soit finalement imprimé en 1685 avec une fausse adresse hollandaise. Les deux ont attiré, à juste titre, les invectives de la critique. Quelque observation fondée se perd au milieu de remarques mesquines et insignifiantes. En 1685 le nom de Pradon réapparait sur le registre de la Comédie Française. Le 17 décembre 1685, ce dernier mentionne 4 francs et 10 sous donnés « a Lapierre [le copiste] pour la piéce de mr Pradon »Registre journalier de la Comédie Française, consultable à la Bibliothèque du Musée de la Comédie Française.op. cit., p. 47-48 et Forestier, dans Jean Racine, Œuvres complètes. Théâtre – poésie, éd. Georges Forestier , Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p.1234-1235. Antigone lui était attribué aussi par le quatrain du Père Ducerceau que nous reportons ici :
Sur le manteau de Regulus On eut épargné sa personne, Mais le pauvre homme n’avoit plus Que le juste-au-corps d’Antigone.- Cité par Bussom, ibid.
La même image se retrouve sous la forme de bon mot dans un anecdote sur le poète. À front du cadre que nous avons rapidement esquissé, il nous semble permis d’affirmer avec certitude que Pradon écrivit réellement une Antigone. Quant à sa représentation, notre hypothèse est que Pradon ait confié son Antigone, que les Comédiens n’avaient pas créée en 1683, à Pader D’Assézan et/ou à Boyer (nous n’entrons pas ici dans la question des rapports entre ces deux personnages, puisqu’elle nous éloignerait de notre sujet), qui la remanie et la présente à la troupe en décembre 1685. Les Comédiens, ayant reconnu l’œuvre de Pradon, décident de la créer tout de même. Ils la désignent quand même sur leurs feuilles d’assemblée comme étant de Pradon, quand, en février 1686, ils décident de l’annoncer officiellement. Pradon et Boyer appartenant au même milieu galant, il ne semble pas invraisemblable qu’ils aient collaboré.
Nous n’en savons pas beaucoup sur la façon dont Pradon se procurait de quoi vivre. Ses tragédies ne lui rapportèrent pas beaucoup, exception faite pour Phèdre et, surtout, pour Régulus, dont le succès fut colossal aussi du point de vue économique. En tout cas, aucun dramaturge du XVIIe siècle ne vivait des seuls revenus de son activité d’écrivain. Pradon rechercha la protection de plusieurs personnages du premier rang, comme en témoignent ses dédicaces, et il dut au moins en partie l’obtenir. Il « […] se fit même quelques protecteurs d’un rang distingué. », écrit NiceronMémoires, op. cit., p. 372.Journal du marquis de Dangeau, éd. Soulié, Dussieux, De Chennevière, Montz, De Montaiglon, Paris, Firmin Didot frères, 1854, v. 1, p. 44. Régulus à cette dernière. Un autre document, auquel Bussom ne doit pas avoir eu accès, nous permet toutefois de corriger son hypothèse et d’identifier cette Madame Pradon. Il s’agit d’un petit poème que Tallemant des Réaux reporte dans le Manuscrit 673 comme « Parodie par Madame des Houlieres sur Pradon qui n’avoit pu avoir un employ aus Farines du Roy »Le manuscrit 673, éd. Vincenette Maigne, Paris, Klincksieck, 1994, p. 573.
Si l’on ne m’employe pas Parghé je ne m’en soucy pas Je ne crains point la misère J’ay bouche a cour chez ma mere Et quand je ne l’aurois pas Parghé je ne m’en soucy pas N’ay-je pas des piècé a faire ? Bonné ou non il n’importe pas Parghé je n’e m’en soucy gueres Pargué je ne m’en soucy pas Ibid. .
Des Réaux nous donne trois informations essentielles, si son identification de l’auteur et du référent du texte est digne de confiance. La première concerne les rapports entre Pradon et Madame Deshoulières, qui devaient s’être sensiblement détériorés dans les années postérieures à la querelle des Phèdres pour qu’elle écrive un poème aussi vénéneux sur son ancien protégé. Deuxièmement, le texte fournit un exemple du type de charge que Pradon brigua, dans le cas en question sans succès, pour pourvoir à ses besoins matériels. Enfin, il affirme que Pradon avait « bouche a cour » (expression que Mme Maigne glose par « avoir table ouverte chez le Roi. ») chez sa mère. Nous pouvons donc conclure que la madame Pradon mentionnée par Dangeau n’était pas la femme, mais la mère du poète. Cette dernière aurait donc rempli à Cour l’emploi de sous-gouvernante des filles d’honneur de la Dauphine, du moins jusqu’en août 1684, et le Journal témoigne de la satisfaction du Roi pour son service. La présence de sa mère à Cour, dit le poème, garantissait Pradon de la misère. Elle dut également l’aider considérablement à obtenir l’appui de la Dauphine pour son Régulus.
À ces maigres informations sur la vie de Pradon en dehors des salles de théâtre, nous pouvons ajouter que, selon Franco PivaLe commerce galant, ou lettres tendres et galantes de la jeune Iris, et de Timandre., éd. Franco Piva, Fasano di Brindisi, Schena et Paris, Nizet, 1998. Voir en particulier les p. 30-39.Frédéric de Sicile en 1680 et Le commerce galant en 1681, cette dernière étant une correspondance épistolaire galante dont Pradon, sous le nom de Timandre, serait un des protagonistes.
La première mention de cette dernière pièce date de septembre 1687. Les feuilles d’assemblée des comédiens apportent, au 22 de ce mois-là, la décision suivante : « Mercredi 24 septembre on fera lecture de la pièce de Mr Pradon à dix heures sur peyne d’amande ». Pradon dut donc travailler à la composition en 1687, l’année après le relatif échec de l’Antigone qu’il avait confié à Boyer. Un tout autre destin attendait Régulus. La nouvelle tragédie de Pradon fut créée par les Comédiens du Roi le 4 janvier 1688, avec Baron (Régulus), Champmeslé (Métellus), La Tuillerie (Mannius), Dauvilliers (Priscus), Duperrier (Lépide), le petit Baron (Attilius), Mlle Champmeslé (Fulvie), Mlle Desbrosses (Faustine), Mlle Deshayes (Marcelle)Régulus fut joué à Versailles. La pièce tint la scène pour trois mois, avec 37 représentations en 1688 et un total de 101 représentations à la Comédie française. Les recettes furent extraordinaires : LancasterA History, op. cit., p. 159.Régulus la deuxième place (après Alcibiade) sur le podium des tragédies les plus rémunératoires pour leurs auteurs dans le dernier quart du XVIIe siècle. Régulus rapporta à son auteur 2696 francs et un sous. Elle fut imprimée quand elle était encore à l’affiche. La réception du public fut largement positive et Régulus semble même avoir échappé initialement à la satyre de Boileau, ce que Pradon ne manqua pas de souligner avec orgueil dans sa Préface, en affirmant que sa pièce « […] a trompé les Satyriques […] » (Préface, P. XIII). Nous présenterons la réception de la pièce dans le détail par la suite. Pour mesurer le succès foudroyant de Régulus, il suffit de remarquer que Madame la Dauphine, alors chargée de la direction de la politique royale au sujet des spectacles, en accepta la dédicace.
Régulus représenta l’acmé de la carrière de Pradon. Les dernières années de sa vie le virent essayer de renouveler l’exploit de 1688 en puisant encore ses sujets dans l’histoire romaine. La création d’un Germanicus, le 22 décembre 1694, fut un échec et la tragédie, retirée de l’affiche après six représentations, ne fut pas imprimée. En revanche elle devint la cible d’une épigramme de Racine, dont l’hostilité était loin de s’éteindre. En cette même année 1694, Pradon revint à la charge contre BoileauLe Satirique français expirant (1689) a été parfois attribué à Pradon. Bussom cependant (op. cit., p. 40) a rejeté cette attribution.La Réponse à la Satire X du Sieur D*** la défense du beau sexe attaqué par le satirique. Scipion l’Africain, dernière tragédie de Pradon, fut créée le 22 février 1697, après plusieurs remaniements exigés par les Comédiens. Elle arriva à seize représentations.
Le 14 janvier 1698, à Paris, Pradon mourut, « les cartes à la main »Dictionnaire critique, op. cit., p. 998.Mercure Galant de janvier 1698 en donna la notice, publiant le nécrologe suivant : « Il estoit de Rouën, & nous a donné plusieurs Piéces de Theatre, & entr’autres Pyrame et Thisbé & Régulus, qui ont paru avec beaucoup de succez. »Le Mercure Galant, Paris, Michel Brunet, 1698 (janvier), p. 268.
Lancaster, en présentant Régulus, formulait l’hypothèse que la composition de cette pièce dut remonter à 1685, presque trois ans avant sa création en janvier 1688 : « [Régulus] may have been composed as early as 1685, for on Dec. 17 of that year the actors paid their copyist 4 ½ francs for a "piece de Pradon". »Régulus] ait été composé déjà en 1685, car le 17 décembre de cette année les comédiens payèrent à leur copiste 4 ½ pour une "pièce de Pradon". », Lancaster, A history, op. cit., vol. I, p. 225, note 9.d’Antigone, dont nous avons déjà eu occasion de parlerPhèdres à Régulus », dans la biographie de Pradon.Régulus se trouve donc invalidée. Néanmoins, un problème de datation subsiste, quoiqu’il semble limité à la seule épître dédicatoire en vers. Aux vers 9-24, Pradon tisse l’éloge de l’aîné de Madame, Louis de France, le petit-fils de Louis XIV. L’éloge, qui reprend la topique de l’enfant montrant dès le plus bas âge sa propension aux occupations guerrières, est assez conventionnel. Un problème interprétatif apparaît toutefois aux vers 15-16, où Pradon écrit : « Ce merveilleux enfant qui n’a qu’un demy lustre, // Ne marque déja rien que de grand, que d’illustre ; ». Un demi-lustre, c’est-à-dire deux ans et demi. L’achevé d’imprimer de Régulus est daté du 3 mars 1688. À cette date l’aîné des trois enfants de la Dauphine, Louis duc de Bourgogne, était âgé de cinq ans et demi ! Son frère Philippe duc d’Anjou avait quatre ans et deux mois, et le dernier né, Charles duc de Berry, seulement un an et demi. Une possible désignation d’un enfant du couple autre que l’aîné est donc à exclure. Aucun des trois ne pouvait correspondre à l’enfant décrit par le poète. Dès lors, deux interprétations du phénomène sont possibles. La première consiste dans la dissociation des moments de la composition de l’épître et de celle de la pièce. Pradon, comme le montre le cas de Pyrame et Thisbé, avait déjà utilisé en guise de liminaires des poèmes de circonstance composés antérieurement. Il se pourrait que le même se soit produit lors de la publication de Régulus, et que le poète se soit ensuite limité à ajouter les quelques vers qui concernent la nouvelle pièce. Louis de France était âgé d’un demi lustre en février 1685 et certains éléments de l’épître trouvent pleinement leur sens dès qu’ils sont situés dans l’horizon culturel de 1685. Aux vers 61-62, Pradon fait référence au rôle de premier plan que la Dauphine jouait dans la politique royale concernant le théâtre, rôle que lui avait été confié par le roi en 1684Régulus. La deuxième témoignerait d’une grande négligence de la part de Pradon dans le choix des mots. « Lustre » désigne rigidement une durée de cinq ans, comme l’atteste la définition qu’en donne la première édition du dictionnaire de l’Académie : « Lustre, est encore un espace de cinq ans, & en ce sens il n’est guere usité qu’en poësie. On dit, Aprés trois lustres, pour dire, Aprés quinze ans. ». Bien que rare, une utilisation du pluriel « lustres » pour indiquer une durée indéfinie est possible, mais ce n’est pas le cas pour le singulier. Un cas aussi frappant de mauvais emploi de la langue, émanant de Pradon, pourrait ne pas se faire remarquer parmi les nombreuses imprécisions et chevilles auxquels sa plume était accoutumée. Mais il est tout de même surprenant de le retrouver à un endroit si délicat. La qualité du personnage à qui l’épître était
adressée aurait fait attendre une écriture plus soignée. Suivant la lex parsimoniae, la dernière hypothèse nous semble préférable. Elle a l’avantage d’éviter d’inutiles contorsions dans la datation de cette pièce liminaire. Quant aux éléments du contexte culturel que nous avons mentionnés, il n’est pas absurde, étant donné l’importance de ces événements, qu’un poète écrivant en 1687-1688 soit amené à les rappeler.
La première édition de Régulus fut publiée par Thomas Guillain peu de mois après la fin des représentations, l’achevé d’imprimer datant du 3 mars 1688. Les œuvres dramatiques de Pradon avaient paru jusqu’alors chez Jean Ribou, mais ce libraire, qui était frappé d’interdiction à l’époque de la création de Régulus (sentence du Châtelet du 12 mars 1683) fut embastillé en décembre 1688 pour n’être libéré qu’en mars 1689. Thomas Guillain, qui exerçait à la même adresse que Ribou, et parfois en association avec luiRépertoire d’imprimeurs/libraires XVII e-XVIIIe siècle. État en 1995 (4000 notices)., Bibliothèque nationale de France, Paris, 1997, p. 472-473.
Aux éditions en langue française, il faut ajouter les traductions. Regulus fut traduit une fois en italienL'Attilio Regolo, tragedia dal franzese rappresentata in Roma nel teatro domestico dell’illustrissimo principe di Cerveteri nel carnevale del 1711, trad. Girolamo Gigli, Sienne, F. Quinza, s.d.. La traduction donna lieu à une autre publication à Rome : Jacques Pradon, Attilio regolo tragedia ridotta dal franzese dal sig. Girolamo Gigli rappresentata nel teatro del Seminario romano nel carnevale del MDCCXI, Roma, Zenobj, s.d.Regulus, treurspel. Uit het Fransch van de Heer Pradon., Amsterdam, chez les héritiers de J. Lescailje, 1699.
Les recettes particulièrement riches (que nous avons déjà évoquées dans la biographie de Pradon) que la pièce fit entrer dans les caisses de la Comédie française donnent une première idée de l’accueil réservé à Régulus lors de sa création. Le Mercure Galant de janvier ne fut pas avare de louanges, tout en mentionnant les grands changements que Pradon avait appliqués à l’histoire :
On represente depuis un mois avec beaucoup de succés une Tragedie intitulée
Regulus. Les plus grands hommes avoient tasté ce sujet, & quoy que l’action de ce Romain, qui retourna à Cartage, asseuré de la mort qui luy étoit preparée, leur eust paru fort touchante, ils avoient trouvé des obstacles qui leur sembloient invincibles à la reduire au Theatre. Monsieur Pradon a eu moins de scrupules, ou peut-estre plus de lumieres, & pour faire mieux briller une si belle action, il a presté à l’Histoire des choses qu’elle ne luy fournissoit pas, & il l’a méme changée dans les circonstances de l’action principale. Ce que fit Regulus est si éclatant & part d’une si grande ame, qu’on ne peut l’entendre sans l’admirer. Vous pouvez juger par là qu’il doit y avoir de grandes beautez dans cette piece. Mercure galant, Lyon, Thomas Amaulry, 1688 (janvier), p. 248-249.
Mais le témoignage le plus éclatant du succès de Régulus est sans doute le fait qu’il ait été relativement épargné par la satire. Pour une pièce de Pradon ne pas encourir dans les moqueries cruelles de ses adversaires revenait implicitement à une promotion de la part de ces derniers. Le plus farouche des censeurs du poète, Boileau, se limita à suggérer que les pièces de Pradon qui était tenues pour être ses meilleures, Pyrame et Thisbé et Régulus, restaient invendues chez les libraires : « Vous irés à la fin honteusement exclus // Trouver au magazin Pyrâme, et Regulus, »Nouvelles epistres du Sieur D***, Paris, Denys Thierry, 1698, épître X.Régulus recueillit généralement des opinions favorables, mais, une génération plus tard, un critique du calibre de Voltaire n’hésita pas à nier tout rapport entre succès de public et qualité dramatique et littéraire de la pièce, attribuant tout le mérite au jeu des comédiens :
D’un acteur quelquefois la séduisante adresse D’un vers dur et sans grâce adoucit la rudesse ; Des défauts embellis ne vous révoltent plus : C’est Baron qu’on aimait, ce n’est pas Régulus Voltaire, .Œuvres complètes. Théâtre, éd- Beuchot, Paris, Garnier frères, 1877, v.1, p. 457 (les vers se trouvent dans le « Discours prononcé avant la représentation d’Éryphile»).
Affirmation critiquable, puisque d’autres pièces de Pradon, jouées par les mêmes acteurs, avaient échoué. Cependant il est vrai que la performance de certains d’entre eux, et notamment de Baron, dut être particulièrement frappante. En témoigne le fait que le rôle de Régulus fut choisi par ce dernier pour son retour au théâtre, en 1722. En cette occasion, le Mercure, présentant la tragédie, la qualifia comme étant « […] la meilleure de celles de Pradon »Mercure, Paris, Guillaume Cavelier, Guillaume Cavelier fils, André Cailleau, Noel Pissot, 1722 (juin), p. 111.Régulus au XVIIIe siècle. D’abord, en 1740, le mélodrame de Métastase que nous avons déjà eu occasion de mentionner. Quoique nous ne disposions pas d’informations certes en ce sens, il est possible que Métastase ait lu la tragédie de Pradon, à laquelle il avait aussi accès par les deux traductions italiennes du début du siècle, avant d’écrire son libretto. Il est certain, en revanche, que le Régulus de 1688 a été lu par Dorat, qui écrivit à son tour deux versions de Régulus (en 1765 et en 1773). Très critique à l’égard de la pièce de son prédécesseur, Dorat la commenta de la façon suivante :
Pradon a fait une tragédie de
Régulus; elle est même restée au théâtre pendant quelques temps ; on la joue encor en provinceDans la deuxième moitié du XVII . Je ne peux attribuer ce succès passager qu’à la force du sujet qui a ébloui sur la faiblesse de l’exécution. Il y a quelque esprit dans la conduite ; mais d’ailleurs nul développement, nulle noblesse, nul pathétique. On nous y peint Régulus froidement amoureux, ayant toujours sa maîtresse à ses côtés ; Régulus amoureux ! une femme dans le camp de Régulus ! ce sont là des absurdités qu’on n’imagine pas, et qui prouvent bien l’indulgence des spectateurs de ce temps-là. Pour le style, tu sais comme Pradon écrit ; et la postérité ne s’avisera point sans doute de lever le sceau de réprobation que Racine a imprimé sur cet insipide écrivainesiècle, à cent ans presque de sa création,Régulusest encore joué. Et Dorat l’appelle un « succès passager » !Claude-Joseph Dorat, .Les deuxRégulusde Dorat, éd. Jean-Noël Pascal, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1996, p. 50.
Malgré ces quelques avis contraires, les biographes et compilateurs qui ont perpétué l’image caricaturale de Pradon dans les siècles suivants ont souvent ressenti l’obligation d’exclure Régulus (parfois en couple avec Pyrame et Thisbé) de la condamnation sans appel qui frappait l’ensemble de l’œuvre du poète. Niceron, qui d’ailleurs est très modéré dans son jugement sur Pradon, la nomme « […] une des meilleures Piéces de Pradon »Mémoires, op. cit., p. 389.Biographie universelle, doit reconnaître la valeur de Régulus malgré sa virulente condamnation du poète. Nous citons quelques lignes de cet article, car elles sont bien représentatives de l’attitude du XIXe siècle à l’égard de notre auteur :
Il n’est point d’auteur tragique dont la lecture soit plus insipide que celle de Pradon. […] si quelquefois il réveille l’attention fatiguée, ce n’est guère que par l’excès du mauvais goût et de la platitude. Ses moments d’inspirations sont si rares, et si peu soutenus par l’expression, qu’il serait difficile de découvrir chez lui un morceau irréprochable. Nous exceptons Régulus, dans lequel il s’est vraiment surpassé
. Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris, L. G. Michaud, 1823, v. 36, p. 5.
Tout en reprochant à Pradon d’avoir voulu à tout pris mettre de l’amour dans le sujet, et une diction qu’il trouve faible, il reconnaît à cette dernière une certaine pureté et même de la noblesseIbid., p. 4.Régulus par la Nouvelle biographie générale :
La diction de Pradon, faible, incolore et sans accent, tombe à chaque pas dans la platitude ; il s’est néanmoins élevé quelquefois, par exemple dans
Régulus, jusqu’à une sorte d’élégance et de noblesse. Nouvelle biographie générale, sous la dir. de Hoefer, Paris, Firmin Didot frères, 1862, v. 39, p. 969.
Scène 1 : Les Romains ont débarqué victorieusement en Afrique et assiègent Carthage. Métellus accueille dans le camp romain Priscus, envoyé par le Sénat, et l’instruit du déroulement de la campagne d’Afrique et des exploits guerriers de Régulus, mentionnant aussi la couardise du tribun Mannius, que Régulus a dû forcer à s’embarquer. Priscus demande des nouvelles de la fille de Métellus, Fulvie, laissant entendre que Rome connaît l’amour de Régulus pour elle. Métellus lui avoue alors que Régulus et Fulvie doivent se marier une fois Carthage conquise, ajoutant qu’il peut se tenir honoré de cette union, puisque la première femme de Régulus, qui est décédée, était la fille du consul Scipion. De ce premier mariage, Régulus a eu un fils, Attilius, qui, malgré son très jeune âge, a suivi son père dans la campagne et maintenant se trouve aussi dans le camp. Scène 2 : Régulus aussi vient accueillir Priscus, et il annonce son dessein de déclencher l’attaque finale à Carthage ce même jour. Parlant de son fils, Régulus le désigne comme futur adversaire d’Hannibal. Enfin, il envoie Priscus se reposer avant l’attaque. Scène 3 : Une fois Priscus sorti, Régulus et Métellus évoquent le danger que courent dans le camp Fulvie et Attilius, et décident de les éloigner. Métellus met Régulus en garde contre Mannius, dont, à son avis, il faut se méfier. Régulus rejette cet avertissement et, ayant aperçu ce même Mannius, demande à Métellus de convaincre son fils de partir, tandis qu’il fera de même avec Fulvie. Métellus sort. Scène 4 : Mannius informe Régulus de ce qu’un endroit de l’enceinte de Carthage vient de tomber tout seul : il est temps d’attaquer. Régulus lui répond qu’il faut d’abord qu’ils aillent, ensemble, en reconnaissance. Après avoir affirmé au tribun qu’il ne nourrit plus de soupçons à son égard, il le laisse seul. Scène 5 : Mannius, monologuant, se dit d’intelligence avec le chef carthaginois Xantipus et prêt à trahir Régulus. Il étale aussi les raison de cette trahison, à savoir son amour désespéré pour Fulvie et l’humiliation que Régulus lui a infligée lors de l’embarquement.
Scène 1 : Fulvie est avec les femmes de sa suite, Faustine et Marcelle. Elle confesse à Faustine son amour pour Régulus, qui doit être bientôt couronné par le mariage, et lui retrace ses origines : elle l’aima depuis qu’elle le vit célébrer le triomphe à Rome. Tout en vantant les hauts faits de son amant, Fulvie se plaint des périls auxquels il s’expose constamment. Scène 2 : Sur ces mots entre Régulus, qui prie Fulvie de partir du camp pour trouver refuge au fort de Clypea. Après lui avoir déclaré ses craintes, Fulvie manifeste sa volonté de rester et assure à Régulus qu’elle ne cédera plus à l’appréhension. Scène 3 : Régulus demande à Métellus, qui vient d’arriver avec Lépide, gouverneur d’Attilius, d’user de son autorité pour convaincre Fulvie, mais Métellus l’interrompt pour avouer n’avoir pas réussi à persuader Attilius non plus. Régulus se dit content que son fils ait montré du courage et, avant de sortir, conjure encore une fois Métellus de faire partir Fulvie. Lépide sort également. Scène 4 : Métellus ordonne à sa fille d’obéir. Elle doit partir escortée du tribun Mannius, qui s’est offert de l’accompagner et que Métellus veut éloigner du camp. Fulvie proteste contre cet ordre et donne voix à ses inquiétudes au sujet du tribun. Finalement Métellus, frappé par le courage montré par sa fille, lui accorde de rester et sort. Marcelle aussi quitte la scène. Scène 5 : Fulvie s’interroge sur la conduite de Mannius, dont elle devine les raisons. Scène 6 : Mannius vient la chercher pour l’amener à Clypea, Fulvie l’interrompt et répond que son père lui a accordé le permis de rester. Avant de sortir avec Faustine, elle insinue que c’est pour fuir la bataille que le tribun s’est offert de l’escorter. Scène 7 : Mannius, déçu, promet de se venger et s’apprête à trahir Régulus.
Scène 1 : Priscus annonce à Métellus que Régulus, qui était allé inspecter les murs de Carthage avec Mannius, est tombé dans un piège de Xantipus et a été fait prisonnier. Les efforts faits par les soldats romains pour sauver leur commandant ont été vains, seul le tribun est parvenu à s’échapper des mains des ennemis. Priscus et Métellus s’accordent pour ne rien dire à Fulvie. Scène 2 : Fulvie entre en scène avec Faustine, et demande des nouvelles du combat, mais Métellus refuse de parler, refus qui augmente la crainte de sa fille. Scène 3 : Restée seule, Fulvie, inquiète, commence à s’interroger sur le sort de Régulus quand elle aperçoit Mannius. Scène 4 : Le tribun apprend à Fulvie le malheur de son promis et il l’invite à porter ailleurs ses vœux, puisque Régulus n’est pas le seul a en être digne. À Fulvie qui demande qui sont ces Romains dignes de son amour, le tribun répond en se désignant lui-même. Outrée, Fulvie l’accuse d’être un lâche et lui représente que le nom que l’on porte ne vaut rien sans la valeur militaire. Mannius quitte la scène en colère. Scène 5 : Fulvie réaffirme son mépris pour Mannius et sa fidélité à Régulus. Scène 6 : Lépide entre en scène et fait part à Fulvie de l’arrivée d’un messager de la part des Carthaginois. Scène 7 : Métellus, accompagné de Priscus le rejoint et annonce le retour imminent de Régulus, renvoyé dans le camp sur sa parole. Il envoie sa fille porter la nouvelle à Attilius et demande à Lépide de le laisser seul avec Priscus. Scène 8 : Métellus discute avec Priscus les enjeux du retour de Régulus : il prévoit les conditions inacceptables que les Carthaginois vont imposer pour obtenir la paix et sauver la vie au commandant. Priscus répond que rendre tout ce que les Romains avaient conquis en Afrique ne serait pas un prix trop cher pour la vie de Régulus. Métellus le reprend en lui rappelant que Régulus, tout héros qu’il est, reste un Romain comme les autres et que l’on ne peut pas lui sacrifier la gloire de Rome. Priscus voudrait alors attaquer les Carthaginois pour essayer de le libérer par les armes, mais Métellus est forcé par la trêve qu’il a conclue de s’opposer au projet. Scène 9 : Lépide avertit Métellus que Régulus est sorti des murs de Carthage et qu’il sera bientôt dans le camp.
Scène 1 : Mannius s’étonne du retour de Régulus et craint que l’on découvre sa trahison. Scène 2 : Lépide demande au tribun pourquoi il ne participe pas à l’allégresse générale. Mannius se défend en argumentant que la paix dont la vie de Régulus va être payée coûte trop à Rome, et Lépide répond que toute l’armée souhaite cette paix. Les deux sont interrompus par l’arrivé de Métellus, Régulus et Priscus. Scène 3 : Régulus accuse le sort de son malheur et transmet les conditions de paix des Carthaginois, à savoir la restitution de toutes les conquêtes romaines en Afrique. Il demande aux Romains de ne pas accepter cette paix honteuse, même s’il devait lui en coûter la vie. Métellus le loue pour sa fermeté, mais il essaie, avec Lépide, de convaincre Régulus à ne pas retourner chez les ennemis. Régulus refuse, car il s’est engagé, et incite encore une fois ses compatriotes à attaquer Carthage. Ensuite il s’adresse à Mannius pour savoir comment il a fait pour échapper au piège. Il ne croit pas à la version des faits du tribun et lui fait comprendre qu’il le considère comme un traître, puis ordonne qu’on le laisse seul avec Métellus. Scène 4 : Régulus s’ouvre à Métellus et lui confie la douleur qu’il éprouve de devoir abandonner Fulvie et Attilius. Encore une fois, Métellus et Régulus décident de ne leur rien dire pour ne pas les inquiéter. Régulus sort. Scène 5 : Fulvie arrive avec Faustine, heureuse du retour de Régulus, et demande à le voir. Elle s’aperçoit toutefois que Métellus est troublé et l’interroge pour en connaître la raison. Métellus répond évasivement que Régulus est occupé par un projet glorieux et invite sa fille à ne plus enquêter sur son sort. Il sort.
Scène 1 : Régulus s’emporte contre les soldats qui l’empêchent de garder sa parole. Lépide lui confesse qu’il est le responsable du soulèvement. Il se justifie disant de l’avoir fait pour qu’Attilius ne reste pas orphelin. Régulus condamne son comportement comme indigne de celui qui doit élever son fils dans la vertu romaine. Scène 2 : Priscus annonce que Fulvie, en proie au désespoir, cherche Régulus. Ce dernier voudrait la fuir mais ne le fait pas à temps. Lépide sort. Scène 3 : Fulvie entre en scène accompagné de Faustine. Elle n’essaie pas de détourner Régulus de son dessein, mais lui annonce sa décision de le suivre dans la mort. Régulus veut la dissuader, mais elle est ferme et lui reproche de l’abandonner. Régulus oppose à ce reproche l’intérêt de Rome et de sa gloire et avoue toutefois que les pleurs de sa promise le touchent et le font chanceler. Il voudrait partir, mais il entrevoit Lépide qui amène Attilius. Scène 4 : Attilius aussi se plaint de ce que Régulus va l’abandonner, et l’implore de ne pas quitter le camp ou du moins de le saluer pour la dernière fois. Régulus demande que l’on éloigne son fils, mais il est ému. Scène 5 : Métellus annonce à Régulus que le stratagème qu’ils avaient conçu est réussi et qu’il peut finalement regagner Carthage. Régulus le remercie et dit adieu à ses proches. Il recommande à Fulvie de se montrer constante et confie l’éducation de son fils à Métellus, après avoir incité l’enfant à la fermeté. Fulvie et Attilius sont désespérés, Métellus se prépare à attaquer les Carthaginois pour sauver Régulus. Régulus, Priscus et Métellus sortent. Scène 6 : Attilius exige qu’on le laisse combattre avec Métellus. Lépide le lui accorde et ils sortent. Scène 7 : Faustine essaie de redonner de l’espoir à Fulvie, sans y réussir. Scène 8 : Marcelle apprend à Fulvie la fin de Mannius : il voulait fuir à Carthage mais, ayant été découvert par les soldats, a fini pour confesser sa trahison et a été dépecé sur-le-champ. Scène dernière : Priscus entre en scène et relate le sort de Régulus. Ce dernier, dit-il, était parvenu à sortir du camp en disant à ses soldats qu’il avait été empoisonné par les Carthaginois. Une fois arrivé aux murs de la ville ennemie, il a donné aux soldats le signal de l’attaque. Quand l’armée romaine semblait proche de la victoire, les Carthaginois ont montré le corps de Régulus mourant et ce spectacle a arrêté un moment le combat. Une fois Régulus mort, les Romains se sont jetés encore une fois à l’attaque, et Xantipus a été tué par Métellus. Les ennemis sont presque défaits, conclut Priscus et il invite Fulvie à assister à la fin du combat. Fulvie annonce qu’elle va chercher la mort sous les murs de Carthage.
La date de naissance de Marcus Atilius RegulusHistoires, livre I, éd. et trad. Paul Pédech, Paris, Les belles Lettre, 1989, p. 52-67 et sur William Smith (éd.), Dictionary of greek and roman Biography and Mythology, 3 vol., Boston, Little, Brown, and company, 1867, v. 3, p. 405 et 643-645. Nous avons également consulté l’article « Attilius Regulus » dans Louis Moréri, Le grand dictionnaire historique, où le mélange curieux de l’histoire sacrée et prophane, 2 vol., Lyon, Jean Girin, Barthelemy Riviere, 16812, v. 1, p. 428.gens Atilia était une famille illustre, comptant à la fois des branches plébéiennes et patriciennes. Elle donna un nombre considérable de consuls à la République, notamment pendant les guerres puniques, et quelques-uns à l’Empire. Marcus Atilius Regulus, fut élu consul une première fois en 267 av. J.-C., avec Lucius Julius Libo. Il conduit alors une campagne contre les Salentins, population qui habitait la péninsule du Salento, aujourd’hui faisant partie de la région des Pouilles. Les Salentins étaient coupables d’avoir soutenu Pyrrhus, roi d’Épire, lors de sa guerre contre la République romaine. L’expédition de Régulus culmina dans la prise de Brundisium (aujourd’hui, Brindisi), l’un des principaux ports de la Magna Græcia, et assura à Rome le contrôle du sud de la péninsule italienne. Eutrope (II, 17) et les Fasti Triumphales affirment que Regulus obtint avec son collègue l’honneur du triomphe pour cette victoire, célébré le 23 janvier 266 av. J.-C.
Régulus fut consul une deuxième fois en 256 av. J.-C., avec Lucius Manlius Vulso, durant la première guerre punique (264-241 av. J.-C.). Consul suffectus pour l’année, Régulus avait remplacé à sa mort Quintus Caedicius. Les Romains, après une série de victoires en Sicile, avaient décidé de porter la guerre sur le sol africain. Ainsi les deux consuls, à la tête d’une énorme flotte (Polybe parle de 330 bateaux de guerre), affrontèrent le 10 mars 256 av. J.-C. au cap Ecnome, sur la côte sud-ouest de la Sicile, une flotte carthaginoise forte de 350 bateaux aux ordres des généraux Hamilcar et Hannon. La bataille, qui, pour le nombre de navires et de soldats impliqués demeure l’une des plus grandes batailles navales de tous les temps, se termina avec une écrasante victoire romaine. L’armée romaine fut ainsi libre de débarquer près de la ville de ClypeaHistoires constituent la source la plus fiable sur la matière, cesse de s’intéresser à lui. La reconstruction des dernières phases de la vie de Régulus est de ce fait très incertaine et elle est régulièrement mise en cause par les historiens. La captivité de Régulus fut assez longue. La guerre entre Rome et Carthage continua en Sicile, avec des hauts et des bas pour les deux côtés. Cinq ans après la tragique conclusion de l’expédition de Régulus, les forces carthaginoises furent vaincues par le consul Metellus lors de la bataille de Panormus (aujourd’hui Palerme). Encore une fois, Carthage fut obligée à demander la paix, ou du moins un échange de prisonnier. Elle envoya une ambassade à Rome, à laquelle participa aussi Régulus, sous condition de revenir à Carthage en cas d’insuccès. Les gestes et les discours que fit Régulus à Rome varient selon les sources, mais tous concordent pour affirmer qu’il mit les Romains en garde contre la proposition carthaginoise et déconseilla l’échange de prisonniers. Une fois l’ambassade conclue, il retourna à Carthage comme il avait promis, et là il fut mis à mort.
On ne sait pas beaucoup sur la vie privée de Régulus. Il eut au moins deux enfants, Marcus Atilius Regulus et Caius qui furent à leur tour consuls. Le premier participa à la deuxième guerre punique (Polybe affirme, à tort, qu’il mourut dans la bataille de Cannes), le deuxième mourut en combattant contre les Gaulois.
L’histoire de Régulus fit très rapidement l’objet d’un processus de mythologisationMarcus Atilius Regulus : Exemplum Historicum, La Haye et Paris, Mouton, 1970.e siècle, la véridicité de l’histoire léguée par la tradition. Quoi qu’il en soit, Tuditanus, un historien du IIe siècle av. J.-C. cité par Aulu-GelleLes nuits attiques, éd. et trad. René Marache, 4 vol., Paris, Les Belles lettres, 1978, v. 2, p. 87-88.fides romana, incarnée par Régulus et la perfidia punica. Les versions de la mort de Régulus foisonnaient : Tuditanus, et successivement Silius Italicus et Augustin, voulaient qu’il mourut en étant privé de sommeil, Tubéron, historien du Ie siècle également cité par Aulu-GelleFaits et dits mémorables, 2 vol., éd. et trad. Robert Combès, Paris, Les Belles lettres, 1997, v. 2, p. 36-37.
Cette panoplie d’attributs héroïques dont Régulus se chargea progressivement occupait la plupart des récits qui le concernaient. Néanmoins, certains historiens faisaient état de traditions moins flatteuses pour les Romains. Une lignée d’historiens qui comprend entre autres Philinus, auteur philo-carthaginois, Tuditanus et Diodore de SicileBibliothèque historique, éd. et trad. Paul Goukowsky, Paris, Les Belles lettres, 2006, p . 133-134.
Malgré ces quelques critiques, l’exemplum de Régulus avait généralement une valeur extrêmement positive, au point que Cicéron, en traitant la question dans le De Officiis, pouvait affirmer : « Quare ex multis mirabilibus exemplis haud facile quis dixerit hoc exemplo aut laudabilius aut praestantius. »Les devoirs, éd. et trad. Maurice Testard, Paris, Les Belles lettres, 1970, v. 2, p. 130-131.The classical world, The classical Association of the atlantic States, vol. 58, n. 6 (février 1965), p. 159).exemplum en offrait tous les traits : une fermeté adamantine face aux revers de la Fortune, une constance inégalée dans le service à la Patrie, le désintérêt pour la souffrance du corps ainsi que pour les biens matériaux. Sénèque reprit l’histoire de Régulus dans plusieurs de ses ouvrages. Dans le De providentia, il appelait le général « [...] documentum fidei, documentum patientiae [...] »Dialogues, éd. et trad. René Waltz, Paris, Les Belles lettres, 1970, v. 4, p. 17-18. exemplum des auteurs païens aux Pères de l’Église et à la culture chrétienne en général. Chez Sénèque étaient déjà visibles les éléments qu’auraient ensuite permis la récupération de Régulus. Toujours dans le De providentia, nous trouvons un passage que pourrait s’appliquer sans modifications à un martyr chrétien : « […] quanto plus tormenti, tanto plus erit gloriæ. »ibid.)
Vis-à-vis de Régulus, le travail des Pères de l’Église, occupés à fixer la doctrine chrétienne, consista à mettre son exemplum en regard de celui des martyrs chrétiens. La confrontation entre le héros païen et les modèles héroïques de la Chrétienté avait le but de faire ressortir les points par lesquels le nouveau système de valeurs qu’ils soutenaient se démarquait de l’ancien. L’exercice était possible du fait des similarités que l’histoire de la mort de Régulus consignée par la tradition présentait avec les martyrologes chrétiens. La modalité de sa mort, une torture infamante, pouvait s’apparenter de celle du Christ et des martyrs. Régulus choisit de mourir, plutôt que de sauver sa vie en reniant ses serments, et supporta avec courage les tourments. Il aspirait à une vie de frugalité marquée par le travail dans les camps. La reproche que lui adressaient les auteurs chrétiens des premiers siècles de notre ère tenait aux motivations de son geste. Accusé par Tertulliane d’avoir recherché seulement l’approbation des hommes et par Lactance d’avoir voulu simplement se soustraire à une longue vie de prisonnier, Régulus ne trouva pas de faveur auprès d’eux, car il lui manquait la foi dans le vrai Dieu, qui seule rendait glorieuse la mort des martyrs.
Contrairement aux réflexions épisodiques des autres Pères sur l’histoire de Régulus, Augustin revint sur le sujet à plusieurs reprises, et dans des contextes variés. MixMarcus Atilius Regulus, op. cit., p. 46.doctor Gratiae à un exemplum tiré des guerres puniques. Augustin reconnaît à Régulus un haut degré de vertu. Si les auteurs chrétiens rabaissèrent les gestes de Régulus, ils donnèrent du relief à certains éléments de la tradition que les païens ne prisaient pas. Ainsi Augustin ajoute à la liste des traits héroïques qui caractérisaient le consul le respect pour sa propre vie, manifesté par le fait de n’avoir pas eu recours au suicide. Régulus figure souvent, par la suite, dans les listes d’exempla. Il est mentionné soit pour en blâmer la hybris, soit comme exemple de vertu citoyenne et patriotique.
En France, avant Régulus, le héros romain était présenté de façon admirative par Montaigne, qui en fait un modèle de frugalité (I, 52). Au théâtre, l’histoire de Régulus avait été abordée par Jean de Beaubrueil en 1582 dans une tragédie titrée RegulusRegulus, éd. Jole Morgante, dans La tragédie à l’époque d’Henri III : (1579-1582). Deuxième série, vol. 2, Florence, L.S. Olschki et Paris, PUF, 2000.Regulus, ou le Vray généreuxRegulus, ou le Vray généreux, poème héroïque, Paris, L. Rondet, 1671.Régulus fut joué en 1681, mais nous ne possédons pas d’informations sur le contenu de la pièce.
La Préface de Régulus instruit le lecteur de la façon dont Pradon avait travaillé sur ses sources. Il y reconnaît volontiers que sa pièce devait une partie notable de son succès aux « […] beautez que le sujet m’a fournies […]. » (Préface, p. X). Peu d’éléments de la pièce relèvent de l’invention pure du dramaturge, personnages et épisodes lui ayant été pour la plupart suggérés par les différents auteurs antiques sur lesquels il s’était fondé, avec quelques exceptions sur lesquelles nous nous réservons de revenir par la suite. La réutilisation du matériel antique entraînait nécessairement un effort important de redistribution de ce matériel. Pradon déconstruit les données spatio-temporelles de ses sources pour isoler des épisodes qu’il déplace ensuite selon ses nécessités dramaturgiques. Nous analyserons en détail ce procédé dans les rubriques suivants. Ici, nous nous contenterons de faire remarquer que la motivation principale de ces remaniements, que Pradon choisit d’afficher dès la Préface était la fidélité aux unités de temps et de lieu.
Si le poète emprunte le tòpos de la modestie de l’auteur et avoue sa dette envers ses sources pour ce qui concerne le sujet de sa pièce, il revendique avec orgueil la paternité de l’intrigue et de la versification de Régulus : « Je n’ay rien imité ny emprunté de personne dans un sujet tout neuf, que les anciens & les modernes ont également respecté. » (Préface, p. XI). Notons en passant que l’affirmation de Pradon n’est pas correcte, puisque Jean de Beaubrueil avait déjà mis un Régulus sur les planches en 1582. Toutefois, le poète rouennais n’avait probablement pas lu cette tragédie, et les deux pièces sont profondément différentes. Considérons maintenant quelles sont les sources antiques utilisées par Pradon.
Pradon évoque explicitement deux sources dans son Régulus : Florus et Horace. À la première, l’historiographe Florus, le poète affirme avoir « […] pris mon sujet […]. » (Préface, p. XII). Il s’agit donc du texte de départ sur lequel Pradon intervient ensuite par soustractions, ajouts et autres remaniements. Lucius Annaeus Florus est un historiographe romain connu pour une Epitome de Tito Livio en deux livres, écrite dans la première moitié du IIe siècle. Comme indiqué dans le titre, il s’agit d’un compendium des Histoires de Tite Live, narrant les guerres externes et internes de Rome depuis sa fondation et jusqu’à l’âge d’Auguste. Du moment que l’endroit où Tite Live traitait la campagne africaine menée par Régulus se trouvait dans une partie de son ouvrage (livres 17 et 18) qui n’a survécu à l’Antiquité que sous la forme de Periochae, le passage chez les auteurs d’épitomés était obligé pour Pradon. Ce dernier puise donc le sujet de sa pièce dans le livre I, paragraphe 18 de l’Epitome. La fiabilité de Florus en tant qu’historien était déjà mise en question par les contemporains de Pradon. Tanneguy Le Fèvre, professeur de grec à l’Académie protestante de Saumur, s’exprime ainsi dans son édition de l’œuvre de Florus :
His addas & hoc licebit, quod huius elegantissimi & acutissimi scriptoris opus, non quasi Historicum legi debet, sed ut Declamatorium & Panegyricum, seu ut Laudatio Populi Romani : id quod & cogitandi & scribendi ratio facile probarit ; & si, quod sciam, id, ante me, monuit nemo« Ajoutons à cela, et que ce soit une loi, que l’ouvrage de cet écrivain si élégant et pénétrant ne doit pas être lu comme un ouvrage d’histoire, mais plutôt comme une déclamation et un panégyrique, ou bien comme un éloge du peuple romain : ce qui sera aisément prouvé par la méthode de réfléchir et d’écrire ; quoique, à ce que je sache, personne ne l’ait fait remarquer avant moi », dans Lucius Annaeus Florus, .L. Iulius Florus, éd. Tanneguy Le Fèvre, Saumur, René Péan, 1672.
Florus reporte, en plus du tronc principale de l’histoire de Régulus (débarquement en Afrique, série de succès militaires, défaite et capture, ambassade à Rome et mort), l’épisode mythique du serpent géant tué près de la rivière Bagrada. Il est le seul à mentionner une opposition au projet d’invasion de l’Afrique, qui se matérialise par une révolte des soldats guidés par le tribun Nautius lors de l’embarquement. En revanche, il ne fait pas état de la vengeance exercée par les Atilii sur les prisonniers carthaginois et ne donne pas de détail sur l’ambassade de Régulus à Rome, en dehors de l’opposition de ce dernier à l’échange de prisonniers et à la paix. Nous donnons en appendice le texte de Florus en latin et en français, tiré de deux éditions auxquels Pradon pouvait vraisemblablement avoir accès, celle déjà citée de Tanneguy Le Fèvre pour le texte latin, celle du Père CoeffeteauHistoire romaine, Rouen, Antoine Maurry, 1680. Nous avons utilisé la dernière édition parue de l’oeuvre du P. Coeffeteau avant la composition de Régulus.
La place occupée par Horace, qui ne nécessite pas de présentation, dans la composition de Régulus est moins importante quantitativement mais assez relevante pour que Pradon cite le poète latin dans la Préface. Le texte cité provient des Odes (III, 5). L’histoire de Régulus est évoquée par Horace pour prendre position face à ceux qui auraient voulu payer la rançon pour les soldats de Crassus qui étaient tombés aux mains de Parthes, comme exemple de la nécessité pour un Romain de mourir héroïquement plutôt que de conserver la vie au prix de l’honneur. Chez Horace Pradon put trouver développé le thème de la résignation et de la fermeté stoïques montré par Régulus en se séparant de sa famille. C’est cette ode que le dramaturge allègue comme auctoritas pour justifier la présence sur scène du fils de Régulus. De façon plus générale, Pradon utilisa Horace pour donner au Régulus de Florus, montré seulement en chef de guerre et magistrat de la République, un intérêt lié à ses affections privées.
Florus et Horace sont les seules sources dont Pradon fait état, et les seules que nous pouvons tenir pour telles avec certitudes, car la pénurie d’informations sur notre auteur ne nous permet pas d’identifier les autres lectures qu’il put faire pour composer sa pièce. Néanmoins, il ne nous semble pas nous hasarder trop en présentant comme probable une autre source, les Punica de Silius Italicus, en considération des affinités non négligeables qu’ils présentent avec Régulus. Écrits au premier siècle de notre ère, les Punica sont un poème épique en dix-sept livres dont le sujet est la deuxième guerre punique. Au sixième livre le fils de Régulus, Serranus, blessé à la bataille du lac Trasimène, rencontre un ancien soldat de son père, Marsus, qui lui fait un long récit où il parcourt toute l’histoire de Régulus, depuis le débarquement en Afrique jusqu’à sa mort, avec des fortes accents pathétiques. Silius donne un nom, Marcia, à la femme de Régulus, et précise que ce dernier a deux enfants et qu’il mourut privé de sommeil. Mais l’ajout le plus important, de notre point de vue, est dans le récit de la capture de Régulus. À notre connaissance, Silius Italicus est le seul auteur à attribuer la défaite de Régulus à une ruse de Xantipus. Régulus, resté isolé de ses troupes lors de la bataille de Tunis à cause de son ardeur guerrière se retrouve entouré d’ennemis qui s’étaient tenus cachés. En dehors de cela, ce qui nous fait pencher pour ranger les Punica parmi les sources de Régulus est le fait que le texte de Pradon rappelle celui de Silius Italicus en plusieurs autres endroits. Le premier est la narration du combat contre le serpent, mais la ressemblance se limite ici à quelque détail (le javelot lancé par Régulus, la façon dont le monstre se tord avant de mourir) que Pradon pourrait avoir également inséré dans son texte en s’inspirant du récit de Théramène chez Racine. Les ressemblances dans les autres cas sont beaucoup plus marquées. Serranus, dans les Punica, se plaint, tout comme Attilius dans la scène 4 du dernier acte de ce que Régulus ne soit pas plus tendre dans ses adieux et, surtout, regrette de ne pas avoir obtenu de son père qu’il le serre une dernière fois dans ses bras : « Leviora forent haec uulnera quantum, // si ferre ad manes infixos mente daretur // amplexus, venerande, tuos. »La guerre punique, éd. et trad. Pierre Miniconi, Georges Devallet et Josée Volpilhac (livre V), Paris, Les belles lettres, 1981, vol. 2, p. 48-49.La guerre punique, op. cit., p. 52.
Le travail du dramaturge sur son sujet procède dans la direction inverse à celle de la lecture, partant de la fin (le dénouement) pour arriver au début (l’exposition). Pour reconstruire la genèse de l’intrigue de Régulus, il faut donc se placer dans la même perspectiveEssai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, 2004 (1re éd. Paris, Klincksieck, 1996).
Le matériel sur lequel il fallait travailler posait plusieurs problèmes à Pradon. Ayant fait le choix de se maintenir fidèle aux règles classique, le poète se trouvait confronté à l’impossibilité de mettre en scène l’histoire telle qu’elle lui était consignée par ses sources et par la tradition en général. La première impasse était évidemment liée à la contrainte des unités de lieu et de temps.
Régulus, fait prisonnier lors de la campagne d’Afrique, resta à Carthage pendant cinq années. Cette durée n’avait pas de place dans la dramaturgie classique. La première intervention du poète sur le texte devait donc le porter à opérer une manipulation de la chronologie, dans le but de condenser les événements historiques. Ainsi Pradon gomme les cinq années de captivité, et le général romain ne reste que quelques heures aux mains de ses ennemis. Ce n’était pas toutefois la seule solution qui lui était offerte par le sujet. En 1740, Métastase reprit la tragédie de Pradon pour la réécrire en mélodrame. Dans cet Attilio Regolo en trois actes, la scène est à Rome, où le général romain revient pour son ambassade. Cela permettait au librettiste d’exploiter le motif touchant de la longue absence de Régulus, tout en esquivant le problème chronologique. On peut alors se demander pourquoi cette solution n’ait pas été envisagée par Pradon. Le dramaturge aurait pu choisir de placer son action à Rome, mais où dans cette ville ? Quelques décennies plus tard, cette question ne se posait pas pour Métastase, à qui le genre du mélodrame permettait de faire changer plusieurs fois le lieu de l’action au cours de la pièce. Pradon, qui n’avait pas la même possibilité, se serait trouvé confronté à un choix binaire. Il lui aurait fallu placer la scène soit au Sénat, soit ailleurs dans la ville. La première option aurait permis de représenter le moment où la vertu du héros éclate plus splendidement. Le lieu du triomphe, pour Régulus, est le Sénat. Mais cette option aurait entraîné le sacrifice du moment le plus pathétique de la pièce, la scène des adieux de Régulus à sa famille. Il était impensable qu’une femme et des enfants puissent se trouver dans le Sénat lors d’une délibération politique majeure. Placer la scène en dehors du Sénat présentait le problème opposé. Pradon aurait pu mettre en scène les incitations de Régulus à continuer la guerre sous forme de discours rapporté, les confiant à un autre personnage, mais cela aurait affaibli considérablement le rôle du protagoniste. L’impossibilité de donner aux principaux épisodes de son sujet tout leur relief du fait de la préservation de l’unité de lieu était un argument très fort contre le choix de Rome. Mais ce n’était pas le seul.
La fidélité aux préceptes d’Aristote ne se bornait pas, chez Pradon, au respect des trois unités. Outre les contraintes liées au temps et à l’espace, un autre principe aristotélicien empêchait Pradon de faire dérouler sa tragédie à Rome, à savoir la nécessité que l’action tragique ait un commencement, un milieu et une fin. Le voyage à Rome et le discours devant le Sénat constituent pour Régulus le point d’arrivée d’un calvaire qui avait commencé cinq ans plus tôt avec sa défaite africaine. Cette défaite marque le début de la parabole descendante du général romain, fait prisonnier d’abord, cruellement exécuté ensuite. Pour le dramaturge, qui doit montrer la chute du héros du bonheur dans le malheur, il est hors de question d’introduire sur scène un Régulus déjà prisonnier, déjà malheureux. Il ne peut pas non plus être question d’escompter ce passage crucial par une simple scène d’exposition. L’attachement de Pradon aux règles se manifeste ainsi par le souci de faire à tel point sienne cette nécessité qu’il ne se limite pas à la garder à l’esprit durant la phase de composition, mais l’inscrit au sein même de l’œuvre, dans son texte. Ainsi, le changement de fortune de Régulus est expressément évoqué dans la pièce. Au premier acte, c’est le protagoniste en personne qui fait part du succès de ses armes
Jusqu’icy la fortune à nos armes fidele Prés de nous en esclave a paru s’atacher, (I, 2, vv. 124-125).
Au quatrième, il revient dans le camp et annonce :
La fortune, Romains, vient de changer de face, (IV, 3, v. 933).
Rome étant ainsi exclue des lieux où l’action pouvait se dérouler, les possibilités de Pradon se réduisaient à deux : soit poser la scène dans un contexte spatio-temporel entièrement de son invention, ce qui l’aurait exposé à toute sorte de critiques fâcheuses, soit choisir l’Afrique. Cette dernière l’emporta, et pour des bonnes raisons. Faire dérouler l’action dans le camp des Romains signifie, au niveau théorique, saisir le tout dernier instant de bonheur de Régulus, quand il est si près de son objectif qu’il est certain de pouvoir l’atteindre dans la journée. D’un point de vue pragmatique, l’auteur bénéficie de ce choix par une plus grande liberté artistique. Dans un camp militaire on peut imaginer que les tentes des commandants se trouvent dans le même endroit, qu’ils soient obligés de se rendre toujours à l’endroit où l’on tient conseil, sans que l’auteur doive en justifier sans cesse les déplacements. La démarche de Pradon par rapport à ses sources consiste essentiellement à faire le choix d’un point, dans le continuum spatio-temporel de l’histoire, qui puisse s’accorder avec les règles de composition auxquels il est soumis. Ce point, une fois qu’il a été repéré, structure autour de lui tous les autres épisodes présents dans les sources. Le phénomène est en tout semblable au comportement d’un corps céleste à la masse très lourde, qui déforme l’espace et le temps autour de soi et attire dans son orbite les corps plus petits. Ainsi Pradon raccourcit les distances présentes dans les sources en créant une petite Rome à deux pas de Carthage. De même, des événements très éloignés dans le temps, ou se référant à d’autres personnages, entrent dans la sphère d’activité des personnages de la pièce. Le naufrage évoqué par Fulvie et Faustine au début de l’acte II, par exemple, était présenté par Florus après la campagne d’Afrique de Régulus, quand ce dernier était déjà prisonnier des Carthaginois. Ou encor, le triomphe de Régulus, qui datait de sa guerre contre les Salentins, se rapproche des événements d’Afrique pour fusionner avec l’envoi d’une partie du butin à Rome et former le tableau de la première rencontre entre Fulvie et le héros romain.
Le retour de Régulus dans Carthage, sacrifice de la vie à l’honneur de la part d’un héros généreux, constitue l’action de la pièce de Pradon. Le protagoniste est un héros « aux mains pures »Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 215-220.e siècle. Il suffit de penser à ce que Corneille fait dire à Chimène dans le Cid (« Mourir pour le pays n’est pas un triste sort », IV, 5, V. 1377) et au vieil Horace dans la tragédie homonyme (« Mourir pour le pays est un si digne sort, // qu’on briguerait en foule une si belle mort. », II, 3, V. 441-442), Jean Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, v. 1, respectivement p. 761 et p. 859.Punica. L’unité d’espace, comme nous venons de le voir, oblige l’auteur à déplacer l’action en Afrique, ce qui le met dans l’impossibilité de suivre fidèlement ses sources. La présence dans ces dernières d’une femme et d’un enfant à la fois offre au poète des trop belles occasions de mettre de varier et moduler les effets de pathos pour qu’il se prive de l’un des deux personnages. Pradon doit donc inventer une raison vraisemblable pour qu’un enfant et une femme se trouvent dans un camp. Pour ce qui concerne l’enfant, la tâche est assez facile. Il apparaît raisonnable, au XVIIe siècle, que l’enfant de Régulus fasse l’apprentissage des armes dès son plus jeune âge. La seule intervention du poète sur ce point consiste à réduire le nombre d’enfants de Régulus. Horace affirmait que ce dernier en avait plusieurs à l’époque de son ambassade à Rome. Les ramener au seul Attilius répondait à la nécessité de contenir le nombre de personnages. Nous reviendrons par la suite sur la présence de cet enfant sur scène, qui ne manqua pas de frapper le public comme une nouveauté. Quant à la femme, la raison que Pradon lui donne pour se trouver dans le camp des Romains est qu’elle y est venue pour prendre soin de son père blessé, le consul Métellus. Mais pourquoi Pradon modifie ses sources et ne mets pas en scène la femme de Régulus (à qui Silius Italicus donnait le nom de MarciaRégulus de Dorat, voir la rubrique « La réception de Régulus ».Studies in French-Classical Tragedy, Nashville, Vanderbilt University Press, 1958, p. 418.ibid., note 6.
Pradon ne fit jamais mystère de son admiration pour Corneille, qui dut naître avant même la venue de Jacques à Paris. Protégé du duc de Montausier, Pradon eu l’occasion de fréquenter tout le milieu qui tournait autour du grand dramaturge. Il est improbable que Corneille se soit jamais déclaré ouvertement favorable à son jeune admirateur, qui n’aurait manqué d’en faire état dans ses préfaces. Suivant l’hypothèse de Franco Piva, que nous avons déjà mentionnée dans la Biographie, Pradon aurait entretenu longtemps une relation sentimentale avec la nièce de Corneille, Mlle Bernard, relation qui touchait aussi à la production artistique de cette dernière, puisque Pradon prit un privilège pour deux œuvres de cette demoiselle. On voit bien par là quel dut être le cercle dans lequel le poète forgea son style. Les témoignages les plus explicites de l’adhésion de Pradon au modèle cornélien ne viennent pas de ses œuvres, où, tout en restant généralement fidèle à son parti pris poétique, il fait de larges concessions au style de Racine, mais de ses pièces liminaires, où elle est revendiquée avec fierté. Dans l’Épître dédicatoire de Régulus, Pradon fait appel à Corneille, qui était mort en 1684, comme à celui qui avait été « […] seul le maistre de la Scène » (Épître, V. 64). Quelques vers plus loin, l’auteur explicite au moins un des principes de composition impliqués par ce modèle, à savoir de s’écarter « du chemin de ces fades tendresses » (Épître, V. 95). Contre la « tendresse » supposée de Racine, il fallait donc construire un modèle antinomique où l’intérêt d’amour serait du moins excentré. Pradon revient sur ce point dans la Préface :
J’avoüe qu’il y a peu d’amour, mais je n’y en pouvois mettre davantage avec bienséance : Et j’ay fait cette reflection dans les representations de Regulus, que la grandeur d’ame frappe plus que la tendresse, & que le spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enleve, que par un fade amour qui languit, & qui fatigue & l’Auditeur & l’Acteur. » (Préface, P. XI).
L’aveu est, bien entendu, une prise de position. Pradon s’excuse de ne pas avoir donné assez de place à l’amour pour mieux faire remarquer cette carence dont il est fier. Bussom souligne l’importance pour la réussite de la pièce de la subordination de ce « fade amour » à l’action principale : « L’épisode amoureux est ici entièrement subordonné à l’histoire de Régulus accomplissant son devoir jusqu’au bout. […] L’amour de Régulus pour Fulvie, bien qu’il ne soit qu’une fiction comme c’est habituellement le cas chez Pradon, est acceptable parce qu’il est secondaire. »A rival of Racine, op, cit., p. 163.Régulus, où il apparaîtrait de façon plus transparente que dans les autres tragédies de Pradon. Cette influence se manifeste très nettement dans la construction du personnage principal : « This [Régulus] is Corneille’s hero. »ibid., p. 164.Régulus à la leçon cornélienne, mais cette adhérence tient, selon lui, à l’imitation d’une pièce spécifique du corpus de Corneille, à savoir Horace. Il rapproche le couple Régulus – Métellus de celui constitué par Horace père et Horace fils, ainsi que le personnage de Sabine de celui de Fulvie, ou encore Priscus de Curiace et Mannius de Camille. Cette conviction a été critiquée par LockertStudies in French-Classical Tragedy, op. cit., p. 422.Horace de Corneille, Lockert concorde avec Lancaster sur l’inspiration de Régulus, qui est pour lui un exemple d’une tradition cornélienne encore vivante, quoique en déclinIbid., p. 415.
Les commentateurs que nous avons cités se sont penchés sur la construction du héros pour affirmer la nature profondément cornélienne de cette pièce. Les rapports entre la poétique cornélienne et la dramaturgie de Pradon apparaissent cependant beaucoup moins limpides dès que l’analyse se concentre sur l’intrigue amoureux. Tout d’abord, la question s’impose de savoir à quel modèle cornélien Pradon s’abreuverait, puisqu’il est difficile de trouver une règle dans la façon dont le « Maître de la Scène » traite les intrigues amoureuses tout au long de sa carrière. L’épisode amoureux de Régulus est élaboré sur le thème de l’abandon de la femme aimé par un héros, au nom d’un intérêt politique supérieur. À partir de cette considération, prend forme un axe sur lequel Pradon devait situer sa nouvelle composition, ayant pour extrêmes la Bérénice de Racine d’un côté et Suréna de Corneille de l’autre. Le paramètre qui oriente cet axe est le différent approche à la dramatisation de l’élégieEssai de génétique théatrale, op. cit., p. 54-56.Ibid., p. 54.Œuvres, éd. cit., p. 495.
La tendresse n’est point de l’amour d’un Héros, Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots, Et parmi la douceur des plus illustres flammes, Un peu de dureté sied bien aux grands âmes. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., p. 1301.
Sur l’axe tracé entre ces deux points, la position de l’auteur de Régulus ne recoupe aucun des deux extrêmes. Pradon se tient dans une zone intermédiaire entre Racine et celui qu’il affichait pourtant comme son seul point de repère. Dans Régulus, à l’exception de Mannius près, tout le monde pleure. Métellus pleure, Fulvie est présentée systématiquement ou presque en pleurs ou sur le point de s’y abandonner, Attilius pleure, Priscus fait le même, une armée romaine toute entière pleure abondamment. Pour s’en tenir au simple décompte des occurrences, « pleurs » /« pleurer » revient dix-huit fois dans la pièce et « larmes » onze fois. Quant au personnage principal, il fait preuve d’une fermeté que Titus ne possède pas, ce qui tient en partie au fait que ce dernier doit se priver de Bérénice au moment même où il touche au pouvoir suprême, alors que Régulus abandonne Fulvie en étant prisonnier des Carthaginois, mais il n’est pas complètement immun aux larmes. S’il n’en verse pas sur scène, il affirme vouloir en donner à son fils (V. 1076), veut fuir celles des autres (V. 1106) et ne supporte pas les pleurs de Fulvie, qui, dit-il, « ébranlent ma conscience » (V. 1293). En même temps, il qualifie d’« indignes allarmes » (V. 1334) les pleurs de son fils. Cette attitude ambiguë est encore plus évidente chez Fulvie. Proche du modèle d’élégie de l’abandon incarné par Bérénice et, avant cette dernière, par les protagonistes des Heroïdes d’Ovide, elle est l’image même de l’héroïne éplorée. La scène 3 de l’acte IV la voit pourtant commencer son discours d’un ton ferme : « Ne croyez pas, Seigneur, que pour vous attendrir, // Je pousse devant vous quelque indigne soupir ; » (V. 1255-1256). Une résolution qu’elle démentit dans l’espace de quatre répliques. Ce que ces exemples nous montrent, c’est qu’il y a bien un refus de la tendresse et des larmes, mais que ce refus verbal n’est pas accompagné, ou du moins pas toujours, par un comportement cohérent. À notre avis, cette distance entre le modèle cornélien et la pratique de Pradon, qui se trouve finalement être plus proche de celle de Racine que ne l’aurait souhaité l’auteur, se configure moins comme un écart entre modèle théorique de référence et pratique dramaturgique que comme l’adaptation au modèle cornélien d’une sensibilité aux larmes désormais paradigmatique. « Si Corneille », écrit Carine Barbafieri, « les [les larmes] fait couler avec une extrême parcimonie dans son théâtre sérieux, c’est […] parce qu’elle renvoient selon lui inévitablement à une galanterie de comportement, qu’il trouve excessive et dont il ne veut pas pourvoir ses héros. »Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 171.Régulus, même ceux de Fulvie, tiennent plus à l’action principale, donc à la mort de Régulus, qu’à l’intrigue amoureux. Ils recouvrent aussi la fonction fondamentale de manifester le tragique dans une pièce qui, comme nous verrons par la suite, procède très souvent sur le registre épique. La méfiance cornélienne à l’égard de larmes survit en partie dans le souci de Pradon de tenir son « principal acteur » un peu à l’écart de cette véritable inondation, le présentant à la fois comme sensible aux larmes des autres (quoi qu’en puisse dire Fulvie au V. 1258) mais dépourvu quant à lui de cette faiblesse. Il faut enfin rappeler que les concessions que Pradon fait aux larmes et à la galanterie dans Régulus sont beaucoup moins importantes si cette pièce est mise en regard de sa production précédente, où l’auteur malgré sa profession de foi cornélienne allait jusqu’à ravaler l’éthos de personnages comme Ulysse et Pyrrhus (dans la Troade), ou encor Tamerlan (dans la pièce homonyme) pour en faire des conteurs de fades galanteries. Reprenant l’axe tracé plus haut entre modèle cornélien et pratique racinienne, on peut conclure que, tout en ne pouvant pas se réclamer intégralement du premier, Régulus représente un avancement dans ce sens par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Pradon.
La doctrine aristotélicienne ne voulait pas d’un héros qui soit parfait, exempt de défauts, tout comme, au contraire, elle proscrit les protagonistes vicieux ou méchants. Il doit y avoir une faute de la part du héros, mais une faute qui relève d’une erreur excusable. Il doit être un homme, selon les mots d’Aristote, « […] qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchancété, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur […]. »La Poétique, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980 p. 77.Régulus se démarque de ce paradigme théorique, sur les traces de Corneille. Ce dernier, persuadé que l’attachement du public pour le premier acteur devait être sans défaillances, avait expérimenté avec un nouveau type de héros, absolument innocent d’un point de vue éthique subjectif, mais coupable objectivement vis-à-vis du pouvoir politique. Le précepte d’Aristote était formellement maintenu, mais il était réinterprété dans ses fondements. Pradon suivit son auteur de référence sur ce point, mais allant bien plus loin que ce dernier, car dans l’éthos du personnage de Régulus il n’y a aucun défaut. Pradon n’a d’ailleurs pas cherché d’en introduire un. Quels comportements de Régulus pourraient être considérés comme fautifs ? L’amour que Pradon lui a prêté ne le pousse à aucune lâcheté. À aucun moment il ne lui fait envisager de conserver sa vie au prix de son honneur. Il s’agit d’un amour légitime, approuvé par l’autorité familiale, dans la personne de Métellus, père de Fulvie, et par l’autorité politique suprême, le Sénat, qui a l’avantage de donner une mère à l’orphelin Attilius. Régulus n’est pas pressé de célébrer le mariage et le remet volontiers à la conclusion de la campagne militaire. L’amour pour Fulvie ne constitue donc pas une faute pour lui, quoique ce soit, selon beaucoup de commentateurs, un élément de faiblesse de la pièce. Il est possible de voir une faute dans l’imprudence montrée par Régulus en voulant reconnaître seul les positions ennemies, ce qui pourrait en faire un téméraire :
Hé quoy ? dés qu’au combat on vous voit attacher Des murs des ennemis il faut vous arracher ; Seigneur dans nostre Camp je n’ay souffert Fulvie Que pour charger ses yeux du soin de vostre vie, Pour moderer l’ardeur qui vous mene trop loin (I, 3, v. 205-209)
Le passage que nous venons de citer semble toutefois relever plus de l’admiration du proconsul pour la bravoure de Régulus, à peine voilée par son inquiétude pour le sort de ce dernier, que d’un reproche réel. De même dans le reste du texte aucune fois Régulus n’est blâmé comme téméraire, ce qui n’aurait pas manqué de se produire si ce trait devait devenir la justification, dans son éthos, de la chute tragique. L’excès d’assurance de Régulus est repris par Pradon comme trop grande confiance dans la vertu de son concitoyen romain Mannius:
Sur vousd’aucun soupçon je n’ay plus l’ame atteinte,D’ailleurs la défiance est l’effet de la crainte, Je ne puis un moment douter de vôtre foy Et crois que tout Romain est Romain comme moy. (I, 4, v. 271-274)
L’image du commandant se refusant de croire à la lâcheté de celui qui va le trahir, quoique elle puisse donner un peu dans l’ingénuité, renforce la magnanimité du personnage. Pradon ne se borna pas toutefois à ne pas inventer des défauts à son protagoniste. Il intervint aussi sur le personnage que lui consignaient les sources, afin de le purger d’un comportement controversé que la tradition relatait. Dans notre examen des sources antiques, nous avons montré que, outre à la célébration presque hagiographique de la figure de Régulus, mettant en avant sa fermeté, sa fidélité à la parole donné, ses vertus citoyennes, il existait un autre emploi de son histoire : ce même héros était utilisé aussi comme cas de figure des malheurs dérivants de l’arrogance et du manque de clémence vers les vaincus, puisque seules les rudes conditions de paix qu’il avait posées aux Carthaginois l’empêchèrent de signer la paix après la bataille de Adys. Sa défaite était donc considérée une juste punition pour son hybris. Ce défaut n’aurait pas été de sorte à aliéner à Régulus la sympathie des spectateurs. Pradon aurait pu le limer quelque peu pour le faire sembler, par exemple, le fruit d’un emportement excusable. S’il ne le fit pas, c’est que sa tragédie obéissait en partie à des règles différentes. Cette soustraction d’un trait présent dans les sources ne constitue pas une preuve, car chez Florus cet exemple négatif était absent et nous ignorons l’ampleur des lectures de Pradon (moindre, à en croire ses ennemis), mais un indice, oui. Si Pradon avait été ardemment en quête d’un défaut à prêter à Régulus, il n’aurait pas manqué de retrouver ce détail. L’imposition de conditions de paix insupportables est d’ailleurs attribuée par Pradon aux Carthaginois (IV, 3, v. 953-960). L’absence de défauts dans Régulus fait de lui un personnage non pas tragique, mais épique. Les contrastes sont tous extériorisés. Georges Forestier affirme, à propos du modèle de héros cornélien « aux mains pures », que « […] après Horace, le héros de la tragédie devra se rapprocher autant que possible de la perfection du héros épique.Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 220.Argument de Régulus, s.a., s.l., s.d., cote 16899 à la BNF – Arsenal.
Le choix de faire de Régulus un héros parfait ne pouvait qu’entraîner de lourdes conséquences dans la construction de son adversaire. Le statut de ce dernier est fonction de celui du protagoniste, car plus le héros semble tomber dans le malheur sans que cette chute lui soit aucunement imputable, plus celui qui l’y précipite apparaît méchant. Chez Corneille la tendance à former des caractères extrêmes, dans le bien comme dans le mal, donne le héros parfait mais aussi le criminel parfait. La perfection de ce dernier n’est pas morale, bien entendu, mais esthétiqueEssai de génétique théâtrale, op. cit., p. 221-224.
Notre auteur n’a pas su éviter le risque de la platitude en construisant Mannius. Le personnage que le poète trouvait dans Florus était peu plus qu’un nom. L’épisode de l’embarquement donnait à Pradon exactement ce qu’il lui fallait, la lâcheté. Le vice dont Régulus est le plus éloigné devait être au cœur de la nature de son adversaire. Tout en s’en défendant (V. 303-304), Mannius donne bien de preuves de ce défaut impardonnable : il évite d’affronter Régulus ouvertement, il ne réagit pas lorsque son honneur est mis en cause par ce dernier (V. 1061-1062), essayant au contraire de quitter le camp sans être vu.
Le personnage de Mannius servait aussi à cimenter l’union entre intérêt amoureux et action principale : c’est sa jalousie, connue dès la dernière scène du premier acte, qui a corrompu sa nature et permis la trahison : « Fulvie a corrompu mon cœur, mon innocence, // Par toutes les fureurs ce cœur est déchiré, » (V. 288-289). Mais Pradon n’a pas su modérer les traits. Mannius montre un tout petit moment d’hésitation, mais il ne dure que l’espace de deux vers : « Qu’entens-je Regulus en moy seul se confie, // Et je pourray trahïr mon chef & ma patrie ? » (V. 279-280). Le premier monologue de Mannius, un exemple intéressant de discours délibératif qui a comme auditoire les Dieux, laisse entrevoir que, moyennant un travail un peu plus soigné de la part de l’auteur, le matériel pour une caractérisation plus profonde du personnage était disponible. Nous avions mentionné plus haut les éléments de l’histoire de Régulus qui pouvaient donner lieu à un rapprochement de son personnage avec une figure christique. Ce rapprochement, qui n’est évidemment pas évoqué ouvertement mais qui contribue à donner le ton de certaines répliques de Régulus (lorsqu’il est question de sacrifice de soi, de pardon des ennemis qui le tuent etc.) en amène un autre, celui de Mannius avec Judas, trahissant celui dont il a la confiance et le livrant aux ennemis. L’aveu que Mannius fait de sa faute (V. 1386-1387) peut aussi évoquer (en simple écho et non pas dans ses modalités) la fin de Judas. Dommage dès lors que Pradon n’ait pas jugé nécessaire de lui donner une épaisseur qui aurait consenti à la pièce toute entière de trouver des accents réellement tragiques.
L’histoire des enfants dans la tragédie classique française est l’histoire d’une absence. Le dernier quart du XVIIe siècle et le premier du XVIIIe n’en voient pas sur les tréteaux, à quelques exceptions près. Régulus, tragédie par ailleurs très conventionnelle est dans ce sens porteuse d’un important élément de nouveauté: Attilius, le fils de Regulus, est présent sur scène. Lancaster donne bien la mesure de cette originalité : « [...] Pradon adds an element of pathos by introducing the ten-year old son of Regulus, a daring innovation, for it had been many year since a child had appeared in a secular tragedy without “machines”. »A history, op. cit., p. 227.
Je ne sçay d’où me vient cet importun soucy,
Mais souvent je voudrois qu’il ne fust point icy.
(I, 2, v. 169-170)
La formule initiale (« Je ne sçay d’où [...] ») met à jour la complexité de la caractérisation psychologique de Régulus dans sa dimension paternelle. L’aménagement dans le même personnage d’un dévouement sans hésitations à la patrie et de l’affection naturelle pour son fils, orphelin de mère, réussit de façon inégale dans la pièce. L’inquiétude qui lui ferait souhaiter l’éloignement de son fils se dissipe sans aucune vraisemblance dans l’espace de quelques scènes, de telle sorte qu’à la scène 3 de l’acte II, Régulus se félicite du refus de son fils de quitter le camp :
Il ne veut point partir, je l’avois pressenty,
Et son cœur, grace au Ciel, ne s’est point démenty,
Puisqu’il veut demeurer, Seigneur, je vous avoüe
Qu’un pareil sentiment mérite qu’on le loüe,
(II, 3, v. 503-506)
Au vers 504, Régulus sous-entend même que tel avait été son souhait dès le début, en ouverte contradiction avec tout ce qu’il avait dit et fait au premier acte. Pradon ne parvient pas à accorder le souci de la gloire et celui des affections à l’intérieur du personnage de Régulus. Le but était évidemment de présenter les deux en lutte, comme le voulait le modèle de héros cornélien. Le résultat obtenu par Pradon tombe toutefois loin de la cible, puisque le plus souvent les différents mouvements des passions chez un personnage semblent juxtaposés. C’est le cas pour Régulus dans ses rapports avec son fils, mais aussi pour Fulvie. Elle passe de la plainte désespérée à des professions d’héroïsme et d’abnégation de façon abrupte, parfois à l’intérieur d’une seule scène (p.e. en II, 2). Pradon a su bien nouer l’intérêt privé à l’intérêt public et ne mettre qu’une seule action sur scène, mais cette cohérence de l’intrigue est gâchée par les carences dans la caractérisation psychologique des personnages.
La préoccupation des commandants tient surtout du souci de sauvegarder la vie de l’enfant (Régulus : « Il n’est pas temps encor qu’il hazarde des jours // Qui nous serons dans peu d’un utile secours. », I, 3, vv. 225-226), mais ce n’est pas la seule motivation qui leur fait souhaiter l’éloignement de ce dernier. Régulus craint aussi que la présence d’Attilius ne le pousse pas à avoir trop d’égard pour sa propre vie (Régulus : « J’ay peut-estre pour eux trop de soin de ma vie, // Et Rome, Metellus, n’en est pas mieux servie. », I, 3, vv. 203-204). L’une des raisons tient donc à la tendresse paternelle de Régulus, l’autre à sa gloire. Les deux étant alliées, il ne devrait pas y avoir de conflit. Pourtant, malgré ces raisons plus que valides, une seule tentative est faite pour faire partir Attilius, tentative qui s’achève par le net refus de ce dernier. Regulus et Metellus estiment qu’il temps (l’enfant à dix ans) qu’il apprend du père l’art militaire: et en effet Attilius semble s’en tirer bien, du moins si l’on considère autrement que comme de la flatterie envers Regulus les louanges qu’on tisse de son fils. De fait, la conduite d’Attilius et celle des autres personnages à l’égard de celui-ci est justifiée et vraisemblable seulement à condition de voir dans cet enfant non pas le fils d’un consul romain du IIIe siècle av. J.-C., mais celui d’un roi français du XVIIe siècle. Ses caprices sont exaucés même quand ils risquent de lui coûter la vie, comme à la fin de la pièce, lorsqu’il force Lépide à l’amener à la bataille. L’armée même non seulement le laisse combattre, mais en fait son étendard. À moins de passer par ce transfert culturel de la France absolutiste sur la Rome républicaine, Attilius risque d’apparaître comme un personnage ridicule.
La grande nouveauté de Régulus tient à ce que Attilius ne se limite pas à faire l’objet des récits des autres personnages. À l’Acte V, Attilius est amené directement devant le public et se trouve intégré à l’action principale de la pièce. Il apparaît dans trois scènes consécutives (Acte V, scènes IV à VI), et précisément au moment où la tragédie atteint le sommet de la tension.Tout en étant un personnage passif, ayant pour seule fonction d’exciter la compassion des spectateurs, il ne se limite pas à être paradé sur scène pour fléchir son père, comme le seront quelques décennies plus tard les enfants d’Inès dans la tragédie de De La Motte qui porte ce nom. Attilius ne reste pas muet: Pradon lui fait prononcer 30 vers, étalés sur cinq répliques, et c’est là la grande nouveauté de ce rôle. Pourquoi il fallut attendre Régulus pour avoir des enfants sur le théâtre ? Et pourquoi il faudra attendre encore longtemps après la pièce de Pradon pour en revoir ? Les raisons de cette absence sont d’ordre éminemment pratique. Mettre un enfant sur scène implique tout d’abord la nécessité de trouver un acteur pour le jouer: si le rôle est muet, ou presque, la tâche reste somme toute raisonnable. S’il comporte au contraire, un nombre important de répliques, il devient nécessaire de se tourner du côté des enfants des comédiens de la troupe. Il faut donc qu’au moins un des enfants de la troupe ait un âge qui lui permette de jouer le rôle avec vraisemblance. Le rôle d’Attilius, par exemple, était d’abord tenu par le fils de BaronA History, op. cit., p. 228.e siècle n’était pas réputé pour être particulièrement policé, et l’apparition d’un enfant au milieu d’une tragédie pouvait entrainer des fâcheuses conséquences. Les plaisanteries auxquelles le garçon s’exposait (l’enfance ne jouait pas à l’époque d’une très grande considération) pouvaient avoir l’effet de tuer le pathos, donc d’obtenir exactement l’effet envers de celui que l’auteur recherchait en mettant un enfant sur la scène. Nous avons à cet égard le témoignage de La Grange-Chancel. En 1703, ce dramaturge créa Alceste. L’auteur avait initialement envisagé d’y introduire des enfants, mais finalement il ne le fit pas. Près d’un demi-siècle plus tard, lors de l’édition de 1758 de ses Œuvres, La Grange-Chancel ajouta une préface à cette Alceste, où il revenait sur les raisons de son choix, affirmant que son « [...] premier dessein étoit d’introduire sur la scene les enfans d’Alceste, comme Euripide l’a pratiqué »Oeuvres de monsieur de La Grange-Chancel. Nouvelle Edition revue & corrigée par lui-même, Paris, Les libraires associés, 1758, v. 2, p. 220.Ibid.La littérature européenne et le moyen âge latin, trad. de l’allemand par Jean Bréjoux, Paris, Pocket, 19912 (1956).
Confronté à la nécessité de distribuer sur cinq actes une matière mince, Pradon s’acquitte de la tâche de façon inégale. Il s’accommode assez bien de l’exposition. L’arrivée de Priscus, envoyé par le Sénat, rend vraisemblable que Métellus retrace l’histoire de la campagne d’Afrique pour le mettre au courant de la situation. Seul « Vous le sçavez » (V. 100) signale la présence d’informations dont les deux personnages sont déjà en possession, mais le poète justifie ce défaut par la nécessité de faire part à Priscus de la présence d’Attilius dans le camp romain. L’exposition de Régulus se trouve à répondre à presque toutes les caractéristiques que demandaient pour cette partie de la pièce les théoriciens du XVIIe siècle, à savoir d’être « entière, courte, claire, intéressante et vraisemblable »La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 2001 (1950), p. 56.Régulus présente une distribution très inégale de l’action sur les cinq actes, comme l’admet le poète dans sa Préface. En effet, les deux premiers actes ont pour ressort dramaturgique la crainte éprouvée par Régulus et Métellus pour le sort de Fulvie et Attilius, qu’ils veulent éloigner du camp. En parallèle, Mannius annonce sa trahison, mais ce thème, essentiel pour déclencher l’action principale, est développé sur peu de scènes, placées en conclusion des deux actes. L’intérêt réel de la pièce, le sort de Régulus dans sa guerre contre Carthage, a le dessus seulement dans la fin de la pièce. Pradon a concentré d’ailleurs toutes ses forces dans l’élaboration des discours des derniers actes, le reste de la pièce tombant souvent dans un badinage sans force. Il faut néanmoins exempter de ce jugement le premier monologue de Mannius, ainsi que la scène 4 de l’acte III, où se trouve une peinture réussie de la fierté de Fulvie. De même le tableau du triomphe, placé en début de l’acte II, parvient à varier l’éternel cercle espoir – crainte, donnant matière à des descriptions assez vivantes. Malgré ces exceptions, l’ensemble de la pièce est très disproportionné.
L’exemplaire de la première édition (Thomas Guilain, 1688) de Régulus qui a servi de base pour l’établissement du texte de la présente édition est consultable à la BNF – Tolbiac sous la cote Z ROTSCHILD-4136. Pour les variantes issues de la deuxième édition (Veuve Mabre-Cramoisy, 1695), l’exemplaire qui nous a servi de base est conservé sous la cote 8-YF-1329 à la BNFRégulus occupe les cahiers de S à U, l’épître en prose, celle en vers et la préface se trouvent dans le cahier de liminaires qui ouvre l’exemplaire.
Nous avons également consulté, pour la première édition, les exemplaires :
I VOL., In-12°, 47 ff. signés ã10, ẽ4, A-F12, G8 ; paginé [14], 1-77verso par 60 sans présenter par la suite d’autres erreurs.
[I] REGULUS, / TRAGEDIE. / PAR Mr PRADON. / [corbeille de fleurs] / A PARIS, / Chez THOMAS GUILLAIN, sur le Quay / des Augustins, à la descente du Pont-Neuf, / à l’image saint Loüis. / [filet] / M. DC. LXXXVIII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
[II] [blanc]
[III-V] [épître] A MADAME / LA DAUPHINE
[VI-IX] [épître en vers] A MADAME / LA DAUPHINE. / EPISTRE.
[X-XIII] PREFACE.
[XIV] ACTEURS.
1-77 [le texte de la pièce]
[XV] EXTRAIT DV PRIVILEGE / du Roy.
Nous avons fait le choix d’intervenir le moins possible sur le texte originel de la pièce, tel qu’il est donné par l’exemplaire Rothschild de la première édition. Ainsi, seuls les endroits manifestement fautifs ont été corrigés. La possibilité de manier le matériel linguistique authentique de l’époque où la pièce a été publiée nous a semblé compenser largement les quelques difficultés de lecture que cette démarche a pu engendrer.
Pour assurer une plus grande lisibilité du texte nous avons aboli la différence entre « ſ » et « s », dénasalisé les voyelles marquées par un tilde (Épître V. 27, 70 ; V. 54, 613, 720, 753, 778, 938, 1082, 1184, 1319) et distingué « ou » /« où » (V. 445, 664, 1021) et « a » /« à » (V. 241, 310, 358, 508, 911, 1066). Nous avons aussi procédé à rétablir le tiret dans les formes de l’impératif (V. 1327, 1328), correction déjà présente dans l’édition de la veuve Mabre-Cramoisy.
Ma (P. VIII) ; lepizode (P. X) ; quelle (V. 114) ; notre (V. 115) ; tde (V. 120) ; jevoudrois (V. 170) ; n’est (V. 204) ; REGULUS, (Acte I, scène 4, liste des personnages) ; riviendrez (V. 276) ; d’aigle (V. 345) ; REGULUS nommé deux fois (Acte II, scène 2, liste des personnages) ; àpartir (V. 427) ; fart (V. 994) ; rendons-les (V. 1001) ; sont la la fleur (V. 1002) ; soient (V. 1050) ; serez tou jours (V. 1051) ; de si barbare (V. 1103) ; pourqnoy (V. 1164) ; des sanglots (V. 1251) ; contant (V. 1291) ; dumoins (V. 1312) ; REUGLUS (avant la réplique du V. 1319).
Le lecteur moderne d’une tragédie imprimée à la fin du XVIIe siècle se trouve confronté à une ponctuation qui lui est largement familière. Il a pourtant la sensation que quelque chose lui échappe : il trouve des points d’interrogation où il s’attendait à des points d’exclamations, des virgules qui coupent le verbe de son sujet et ainsi de suite. Le dernières décennies du XVIIe siècle jouent en effet une fonction de césure entre deux différents conceptions du rôle de la ponctuation. La conception moderne selon laquelle la fonction de la ponctuation est de manifester au lecteur la structure syntaxique du texte est en train de s’installer, mais elle partage encore le champ avec une conception plus ancienne, pneumatique. Cette dernière fait de la ponctuation un outil pour guider la respiration et l’intonation du lecteurŒuvres complètes I, éd. cit., p. LIX-LXIV. Cf. Alain Riffaud, La ponctuation du théâtre imprimé au XVII e siècle, Genève, Droz, 2007, en particulier p. 9-21 (« Histoire d’une querelle »).
La co-présence de ces deux conceptions se traduit par les pratiques différentes des ateliers d’imprimerie, qui manifestent une plus ou moins grande propension à utiliser la ponctuation comme marqueur syntaxique. Il se peut de ce fait que deux éditions d’une œuvre, imprimées à peu d’années d’intervalle par des ateliers différents, présentent des variations significatives de la ponctuation. C’est le cas de la deuxième édition de Régulus, parue en 1695 chez la veuve Mabre-Cramoisy, qui corrige largement la ponctuation de la première édition, presque toujours dans le sens d’une cohérence syntaxique accrue. Elle emploie presque systématiquement le point d’interrogation pour signaler les questions, contrairement à ce qui se passait dans la première. Font exception les vers 230, 472, 585, 590, 765, 796 et 889, dans lesquels on retrouve la ponctuation de la première édition. Non seulement l’édition de 1695 corrige la première quand manque un point ferme en fin de réplique (V. 350, 679, 887), elle ajoute ce même point ferme lorsque surviennent des changements d’interlocuteur à l’intérieur d’une réplique
Le travail d’établissement du texte ne se trouve pas facilité de la présence dans l’usage de deux conceptions différentes. C’est d’autant plus vrai quand, et c’est le cas pour Pradon, on ne dispose pas d’informations sur le modus operandi de l’auteur. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer le rôle, s’il en a eu un, qu’il a joué dans la deuxième édition de sa pièce et, en général, dans l’impression de son œuvre. Ainsi nous n’avons pas les moyens pour déterminer si les corrections que la deuxième édition apporte relèvent de la volonté de l’auteur ou d’une diverse habitude de travail de l’atelier qui a travaillé à son impression. C’est pourquoi nous avons estimé plus prudent de nous en tenir, pour l’établissement du texte, à la première édition, sauf pour les endroits manifestement fautifs, que nous signalons plus bas. Les corrections apportées à la ponctuation par l’édition plus tardive, quelle qu’en soit la provenance, présentent toutefois un double intérêt : d’un côté, elles permettent au lecteur de mieux comprendre les lieux du texte où la ponctuation originelle se prêterait à ambiguïté, de l’autre elles représentent un témoignage précieux des pratiques de l’imprimerie du XVIIe siècle. Nous les avons donc reportées dans les notes de bas de page.
Que ton sort est heureux ? qu’il te doit estre doux ? (Épître V. 5) ;
Quelle grande victoire il remporte sur soy ? (V. 1148) ;
Mon pere & Regulus me quittent, quel effroy ? (V. 1367).
Que Rome toute entiere occupe nostre cœur ? (V. 230) ;
Envain vous vous parez de cet honneur supréme ? (V. 765) ;
Lepide, ce sont là mes plus ardans souhaits ? (V. 796).
Les définitions empruntées au dictionnaire de l’Académie, première édition (1694), seront marquées par l’abréviation « Acad. », « Acad. 9 » pour la neuvième édition, « Rich. » pour celles empruntées à Richelet (1680), « Fur. » pour Furetière (1690).
Nous faisons référence à l’exemplaire que nous a servi de base avec le nom du fonds où il se trouve à la BNF, le fond « Rothschild ». L’édition de la Veuve Mabre-Cramoisy (1695) des Œuvres de Pradon est indiquée par l’abréviation VMC.
MADAME,
Souffrez* que Regulus paroisse à vos yeux sur le papier, aprés avoir parû sur le Theatreavec assez de bon- heur. Le caractere de ce fameux Romain ne pouvoit pas manquer de fraper une ame comme la vostre, dont les sentimens sont si grands & si nobles : Mais, MADAME, sans vous repeter icy ce que toute la France admire en vostre auguste Personne, c’est à vous a qui la Tragedie doit uniquement ses beautez ; c’est par le goust exquis que vous en avez, par ces lumieres* penetrantes à quiqui […]. Cette situation d’indétermination sémantique est la situation usuelle tout au long du XVIIᵉ siècle ; elle est cependant remise en cause dès le premier quart du siècle par les grammairiens qui entendent spécifier les pronoms selon leur référence à l’humain (qui) ou au non humain (que/quoi) […] », Nathalie Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 20022 (1998), § 297. Par la suite nous ferons référence à cet ouvrage par le seul nom de l’auteur.rien n’échape, que vous animez encore ceux qui sont capables de faire de ces sortes d’Ouvrages, à en produire de nouveaux ; C’est, MADAME, ce qui va me faire redoubler mes soins*, pour me rendre un peu moins indigne de l’honneur de vos applaudisemens, & sans vous fatiguer de la lecture d’une plus longue Epistre en Prose, permettez- [V] moy d’en ajoûter une en Vers, que j’ay eu l’honneur de vous presenter, & de me dire avec le plus profond respect,
MADAME,
Vostre tres-humble & tres-obeïssant serviteur,
PRADON.
Le succés de Regulus a esté si grandRegulus ».e siècle : « [...] il est très fréquent chez tous les écrivains du XVIIe siècle, qu’une virgule sépare un sujet du groupe verbal ou encore un ensemble sujet-verbe de la proposition complétive qui le suit », Georges Forestier, « Lire Racine », dans Racine, Oeuvres Complètes, éd. cit., p. LXII.e siècle. Vaugelas (R 219) recommande d’employer cette construction seulement quand les sujets sont synonymes ou du moins si leur signifié est proche. La réalité linguistique de l’époque relevait au sujet de l’accord d’une liberté, héritée de l’ancien français, qui demeurait très ample. Voir Fournier § 21Bérénice de Racine. Voir à ce sujet l’Introduction, à la rubrique « XXXX ».Regulus avait été abordé, pour s’en tenir à la seule France, par Jean de Beaubrueil en 1582 (auteur d’un Regulus, tragedie dressée sur un faict des plus notables qu’on puisse trouver dans toute l’Histoire Romaine), Desmarets de Saint-Sorlin en 1671 (Regulus, ou le Vray généreux) et au théâtre du collège des Jésuite de Rouen, en 1681. Voir à ce sujet l’Introduction, à la rubrique « Les sources de Regulus ».
Fertur pudicæ conjugis osculumParvosque natos, ut capitis minor A se removisse, & virilem Torvus humi posuisse vultum« On dit qu’il écarta de lui, comme déchu du rang de citoyen, le baiser de sa chaste compagne et ses jeunes enfants et, farouche, attacha sur le sol son mâle regard, », Horace, .Odes et épodes, éd. F. Villeneuve, Paris, Les Belles lettres, 1990, p. 109. Pour le texte complet de l’ode voir l’appendice, à la rubrique « Les sources ». La locution « capitis minor » est empruntée par Horace à la langue juridique. La perte des droits civiques comportait la dissolution du mariage et la perte de lapatria potestassur les enfants. Si un citoyen romain était pris prisonnier en guerre, il était assimilé à un esclave des ennemis et de ce fait privé de ses droits, qu’il pouvait recouvrer en sortant de captivité. Puisque Régulus avait toutefois la ferme intention de rentrer à Carthage comme il avait promis, il ne rentrait pas dans le dernier cas et était effectivement privé de ses droits civiques. Voir sur ce sujet Gaius,Institutes, éd. Julien Reinach, Paris, Les belles lettres, 1991, p. 24 (§ 128-129) et p. 30 (§ 160) ; voir aussi Raymond-Ösmin Benech,Études sur les classiques latins appliquées au droit civile latin. I, Paris et Leipzig, A. Franck, 1853, p. 48-51.resérie. Les satiriques. Horace, Perse, Martiale, Juvénal.
Ces Vers me doivent fort justifier de cette nouveauté, qui a produit un si grand effet, & qui a fait dire des choses si touchantes à Regulus, qu’elles font toute la beauté du cinquiéme Acte. Le caractere de Mannius est fondé dans l’histoireFur.. Aristote, aussi bien que ses commentateurs du XVIIe siècle, ne perd pas d’occasion pour rappeler les préjugés que l’insertion d’épisodes inutiles apporte à l’architecture de la pièce. Voir Aristote, La Poétique, éd. cit., p. 62-63, et l’abbé d’Aubignac, La pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657, p. 119-120.
Par Grace & Privilege du Roy, donné à le jour de 1688. Signé Par le Roy en son Conseil, Du Gono. Il est permis au Sieur Pradon, de faire imprimer, vendre & debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Piece de Theatre de sa composition, intitulée Regulus, Tragedie, pendant le temps de six années, à compter du jour que ladite Piece sera achevée d’imprimer pour la premiere fois : Pendant lequel temps faisons tres-expresse inhibition* & deffense à toute personnes , de quelque qualité & condition qu’elles soient, de faire imprimer, vendre & debiter par tous les lieux de nostre obeïssance d’autre Edition que celle du Sieur Pradon, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de trois mil livres d’amende payables sans deport par chacun des contrevenans, confiscation des Exemplaires contrefaits, & autres peines plus au long contenuës dans lesdites Lettres.
Registré
sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, le 1688. suivant l’Arrest du Parlement du 8. avril 1653. celuy du Conseil Privé du Roy, du 17. Fevrier 1665. & l’Edit de la sa Majesté donné à Versailles au mois d’Aoust 1686.
I. B. COIGNARD, Syndic.
Les passages de Florus concernant l’histoire de Régulus sont ici reproduits en latin suivant l’édition de Tanneguy Le FèvreL. Iulius Florus, éd. Tanneguy Le Fèvre, op. cit.. Dans la présentation du texte, nous avons suivi les critères énoncés dans la Note sur la présente édition. En outre, nous avons rendu la « j » par « i ». Le contenu de la « Recensio » de Le Fèvre se trouve dans les notes de bas-de-page.Histoire romaine, op. cit.Œuvres, éd. et trad. Paul Jal, Paris, Les Belles Lettres, 1967, 2 vol.
Florus, I, 20Histoire romaine, t. 1, p.50.
« Sallentini Picentibus additi, caputque regionis Brundisium cum inclyto portu, Marco Atilio duce. Et in hoc certamine, victoriæ pretium templum sibi pastoria Pales ultro poposcit ».
Les Salentins suivirent aprés, & Brindes capitale de leur Province fut prise avec son beau havre, Marcus Attilius conduisant l’armée. En ce combat la Déesse des Bergers Palés, demanda instamment,
que pour salaire de la victoire on luy bâtist un Temple.
Florus, II, 2Histoire romaine, t. 1, p. 62-66.
[Lucio Cornelio Scipione <consule>] […] serpente latius bello, Sardiniam annexamque Corsicam transit : ubi & sic Caralæ urbis excidio incolas terruit, adeoque omneis terra, mari Pœnos expugnavit, ut iam victoriaæ nihil nisi Africa ipsa restaret. Marco Attilio Regolo duce iam in Africam navigabat bellum. Nec deerant, qui ipso Punici maris nomine ac terrore deficerent, augente insuper Tribuno Mannio metum ; in quem, nisi paruisset, securi districta, Imperator metu mortis navigandi fecit audaciam. Mox ventis remisque properatum est : tantusque terror hostici adventus Pœnis fuit, ut apertis pene portis Carthago caperetur. Prima belli præmio fuit civitas Clypea : prima enim à Punico littore quasi arx & specula procurrit. Et hæc, & trecenta amplus castella vastata sunt. Nec cum hominibus, sed cum monstris quoque dimicatum est ; quum quasi in vindictam Africæ nata miræ magnitudinis serpens, posita apud Bragadam castra vexaret. Sed omnium victor Regulus, quum terrorem nominis sui late circumtulisset ; quumque magnam vim iuventutis, ducesque ipsos, aut cecidisset, aut haberet in vinculis ; classemque ingenti præda onustam, & triumpho gravem in Vrbem præmisset ; iam ipsam belli caput Carthaginem urgebat obsidio, ipsisque portis inhærebat. Hic paululum circumacta fortuna est ; tantum, ut plura essent Romanæ virtutis insignia : cuius fere magnitudo calamitatibus approbatur. Nam conversis ad externa auxilia hostibus, quum Xanthippum illis ducem Lacedæmon misisset, à viro militiæ peritissimo vincimur. Tum fœda clade Romanisque usu incognita, vivus in manus hostium venit fortissimus imperator. Sed ille quidem par tantæ calamitati fuit. Nam nec Punico carcere infractus est, nec legatione suscepta. Quippe diversa, quam hostes mandaverant, censuit ; ne pax fieret, nec commutatio captivorum reciperetur. Sed nec illo voluntatio ad hostes suos reditu, nec ultimo, sive carceris, sive crucis supplicio deformata maiestas, imo his omnibus adirabilior, quid aliud quam victus de victoribus, atque etiam, quia Carthago non cesserat, de fortuna triumphavit ? Populus autem Romanus multo acrior infestiorque pro ultione Reguli, quam pro victoria fuit. Metello igitur consule spirantibus altius Poœnis, & reverso in Siciliam bello, apud Panormum sic hostes cecidit, ut nec amplius eam insulam concitarent. Argumentum ingentis victoriæ, centum circiter elephantorum captivitas : sic quoque magna præda, si gregem illum non bello, sed venatione cepisset. [...] Marco Fabio Buteone consule, classem hostium in Africo mari apud Ægimurum, iam in Italiam ultro navigantem cecidit. Quantus ô tunc triumphus tempestate intercidit, quum opulenta prædâ classis, adversis acta ventis, naufragio suo Africam & Syrtes, omnium imperia gentium, insulam littora, implevit ! Magna clades, sed non sine aliqua principis populi dignitate ; interceptam tempestate victoriam, & triumphum periisse naufragio ; & tamen quum Punicæ prædæ omnibus promontoriis insulisque frustrarentur & fluitarent, populus Romanus triumphavit.
Sous Scipion, lors que la Sicile étoit déja réduite en Province, & faite comme le fauxbourg de Rome, la guerre s’épandant plus au loi, le peuple Romain passa en Sardagne [sic], & en l’Isle de Corse qui luy est voisine, & là il jetta une extraordinaire frayeur en l’ame des habitans de ces Isles, par la desolation des villes d’Olbia & de Valeria. Il défit par mer & par terre tous les Cartaginois ; de maniére qu’il ne restoit plus pour comble de la victoire, que la conquête de l’Afrique mesme. La guerre faisoit déja voile en Afrique sous la conduite d’Attilius Regulus : toutesfois il y en avoit plusieurs, qui au seul nom de la mer d’Afrique pâlissoient & trembloient de peur, & avec cela le Tribun Mannius augmenta leur terreur : mais le Chef de l’armée tenant la hache nuë, & le menaçant de le tuer, s’il n’obéïssoit à ses commandements, fit venir à luy & aux autres la hardiesse de s’imbarquer. Incontinent aprés l’armée se hâta à force de vent & de voiles. Les Carthaginois voyant les ennemis sur leurs bras, furent tellement épouvantez, qu’il s’en fallut bien peu que Cartage ayant ouvert ses portes pour recueillir ceux qui fuyoient, ne fust prise par les Romains. Clypea fut le premier salaire de cette guerre, comme aussi est-ce la premiére ville qui se presente à l’abord sur le rivage d’Afrique, où elle est bâtie, comme pour luy servir de citadelle
& de sentinelle, afin de découvrir tout ce qui veut entrer en ses havres. Elle fut donc ruinée avec plus de trois cents autres forteresses. Cependant il ne fallut pas seulement combattre contre des hommes, mais aussi contre des monstres ; dautant [sic] qu’à Bragada il se trouva un serpent de prodigieuse grandeur, qui comme pour deffendre & venger les Africains, fit beaucoup de mal, & donna beaucoup de peine à nostre armée. Attilius Regulus pleinement victorieux, aprés avoir épandu au loin la terreur de son nom ; aprés avoir fait passer par le fil de l’épée, & réduit en captivité toute la fleur de la jeunesse des ennemis, & mesme les Chefs ; aprés avoir aussi envoyé devant à Rome une flotte de vaisseaux remplis de dépoüilles, & chargez de l’appareil d’un triomphe, commença à assieger Cartage mesme, Chef de cette guerre, & se logea dans ses portes. En cét endroit la Fortune varia un peu, & donna un revers aux Romains : mais ce ne fut seulement que pour leur fournir une occasion de laisser de plus célebres monuments de leur vertu, qui ordinairement a montré son éclat & sa force au milieu des grandes calamitez. Les Cartaginois donc contraints d’avoir recours aux Estrangers, dépescherent devers les Lacedemoniens, qui envoyerent à leurs secours Xantippus, excellent Chef de guerre, par qui nous avons été vaincus. La défaite fut honteuse, & les Romains n’avoient jamais receu un si signalé affront, vû que le vaillant Chef de leur armée tomba vif en la puissance des ennemis. Mais quant à luy, il avoit le cœur assez grand pour supporter cette infortune. Ny la prison de Cartage, ny l’Ambassade qu’on luy fit entreprendre, ne pûrent briser sa constance ; car étant arrivé à Rome, il fut d’avis tout contraire aux demandes des ennemis, empeschant qu’on n’entendist à la paix, & qu’on ne fist un échange des prisonniers. Mesme aprés son retour volontaire vers les Cartaginois, ny la prison, ny l’indignité du supplice de la Croix, ne pûrent rien ravaler de la grandeur de son courage : au contraire paroissant plus admirable parmy les tourmens, quoy que vaincu, n’a-t’il pas remporté un glorieux trophée sur les vainqueurs ? Et pour avoir failly à prendre Cartage, n’a-t’il pas triomphé de la Fortune? Cependant le Peuple Romain fust bien aspre & plus ardent à venger l’injure faite à Regulus, qu’à poursuivre la victoire.Les Cartaginois faisans de trop hauts desseins, & ayans rejetté la guerre dans la Sicile, le consul Metellus en fit un tel massacre, qu’ils ne pensérent plus à entreprendre sur cette Isle. Pour témoignage d’une si insigne victoire, les vainqueurs emmenérent prés de cent Elephans ; de sorte que par un si grand nombre de ces animaux il sembloit qu’on les eust pris plûtost à la chasse qu’à la guerre. [...] Marcus Fabius étant Consul, défit prés d’Ægimonte une flote de Cartaginois qui cingloit sur la mer d’Afrique, & s’en venoit à toutesvoiles passer en Italie. O quel grand triomphe se perdit en cette occasion-là par la violence de l’orage, lors qu’un prodigieux nombre de vaisseaux chargez d’un riche butin, agitez de la tempête & des vents contraires remplit de son naufrage l’Afrique & les sablons de la mer, les Empires de toutes les Nations, & les rivages de toutes les Isles ! Cette perte fut extrême ; mais elle contribua à l’accroissement de la dignité du Prince des Peuples, à qui ce ne fut pas une petite gloire que la victoire luy fust dérobée par la tempête, & que le triomphe qu’il devoit remporter, fust dispersé par le naufrage ; car parmy cela le bris & les dépoüilles des Africains, flottans ainsi par tous les Caps, & par toutes les Isles, le peuple Romain triomphoit en toutes les parties du monde […].
Les cases blanches indiquent que le personnage est absent de la scène, les O qu’il est présent mais qu’il n’a pas de répliques, les X qu’il est présent et parle.